Chapitre 35 - L'assassin court toujours
Le souvenir avait pris brutalement fin de lui-même, laissant Karis avec le souffle coupé.
Son corps avait basculé en derrière pendant sa vision : là voilà qui était à nouveau sur le dos, les jambes à moitié pliées dans une position on-ne-peut-plus inconfortable. Essayant de calmer sa respiration irrégulière, la jeune fille s'appuya sur ses coudes, les yeux débordants de larmes.
L'odeur métallique du sang lui collait à la peau et noyait ses autres sensations. Elle avait beau frotter son épiderme pour essayer de s'en débarrasser – alors même qu'elle avait parfaitement conscience de sa propreté – rien n'y faisait. Peut-être était-ce des effluves du souvenirs qui persistait dans son Esprit. Elle avait l'impression de sentir encore la poigne de l'Abandonné, et la lame de son père contre sa gorge.
La pièce était réduite à une masse colorée totalement floue, et il lui semblait qu'une voix l'appelait. Des mains la secouait doucement. Elle mit quelques instants à comprendre qu'il y avait vraiment quelqu'un avec elle.
— Lâchez-moi ! glapit-elle en proie à la terreur.
Elle ne pouvait pas rester sans défense. Pas une fois de plus. Elle se débattit comme une tigresse enragée mais on lui tenait fermement les poignets. Sentir des doigts s'agripper à elle la révulsait.
— Ne me dis pas que tu as fait ce à quoi je pense... entendit-elle.
La voix lui parvenait déformée, comme si elle se trouvait sous l'eau. Ce ne fit qu'augmenter sa panique. Tout son Corps était en alerte, craignant qu'une lame ne surgisse et la poignarde. La simple idée était presque aussi douloureuse qu'un coup réel. Elle libéra brusquement son poignet droit et griffa ce qu'elle supposait être le visage de son agresseur.
— Aïe ! Karis, bon sang !
On l'avait enfin lâchée. À reculons, elle se recroquevilla dans un coin de la pièce. Où était cette fichue sortie ?
— Ne me touchez pas, sanglota-t-elle en discernant la silhouette s'approcher.
Elle cilla plusieurs fois mais rien à faire, elle ne voyait toujours trouble.
— C'est moi. Nous sommes en sécurité, tu n'as rien à craindre.
— Qui ? balbutia-t-elle.
— Voyons jeune fille, tu ne reconnais pas ton oncle préféré ?
Jil. Karis sentit toute la tension la quitter, ce qui eut pour effet de redoubler ses pleurs, pour son plus grand dam. Elle ferma les yeux et s'enfouit dans les bras de son oncle. Regarde-toi, toute faible et pleurnicheuse. Et tu t'étonnes de n'avoir pu rien faire ce jour-là, lui glissa une voix pernicieuse.
— Je suis désolée, sanglota-t-elle, je suis désolée.
— Oh par Kya, qu'est-ce que tu as fait pour te retrouver dans cet état ? s'enquit Jil d'un ton anxieux. Tu as utilisé tes pouvoirs sur toi-même, n'est-ce pas ?
Elle frémit, le visage tailladé de picotements. Quel spectacle ridicule elle offrait. En tant qu'Ashkani, elle aurait dû être capable de se maîtriser. Et pourtant, elle avait puisé dans ses réserves d'énergie jusqu'à un niveau critique, un comportement digne d'une Novice inexpérimentée. Sans compter qu'elle s'était laissée aspirée par sa propre mémoire, au lieu de résister au passé.
Sa trachée lui semblait totalement obstruée, respirer devenait de plus en plus douloureux. Malgré la chaleur du Corps qui l'entourait, Karis avait la sensation que sa peau se muait en bloc de glace.
Lorsqu'elle réouvrit les yeux, elle poussa un cri de terreur. Derrière Jil se tenait l'Abandonné, son visage découpé par une diagonale sanglante. Il brandissait sa lame de pierre maudite, prêt à l'abattre sur le Gardien.
— Non !!! s'époumona-t-elle.
Elle poussa violemment Jil sur le côté.
— Pitié, pas lui, s'écria-t-elle d'une voix rauque. Tuez-moi à la place, mais pas lui.
Elle haletait, fixant la lame qui l'annihilerait à tout moment. Un rire s'échappa d'entre ses lèvres. Au final, les Dalreniens auraient fini ce qu'ils avaient commencé près de trente ans plus tôt.
— Mais à qui parles-tu ? demanda Jil.
Il paraissait totalement abasourdi, son regard passant de sa nièce à l'endroit où se trouvait l'Abandonné. Karis fronça les sourcils. Pourquoi restait-il ici au lieu de se sauver, pendant qu'elle pouvait encore le retenir ?
— Karis, insista-il, qui est-ce que tu vois ?
— Ne faites pas l'idiot, il est juste là ! Partez !
Jil l'attrapa par les bras, la détournant du Dalrenien. Le sol tanguait autour d'eux.
— Qui ?
— L'a... l'assassin... Il va...
— Tu parles de ton père ?
Karis secoua la tête, agacée. Elle tenta de s'échapper de sa poigne pour fuir loin, mais il ne céda pas. Il fallait pourtant qu'ils partent !
— Non, bien sûr que non ! répondit-elle, le souffle haché. Je parle de l'Abandonné.
Le silence s'étira.
— L'Abandonné ?
La tension dans les doigts de son oncle se desserra. Karis en profita pour se retourner vers l'assassin. Mais celui-ci s'était évanoui.
— Il... il est parti...
— Il n'y a jamais eu personne, youmila, soupira Jil. Je ne sais pas quelle Clef tu as faite, mais tu n'y es pas allée de main morte pour en arriver au point d'avoir des hallucinations.
Karis ne pouvait pas arrêter les larmes de dévaler ses joues en grosses gouttes. Son Esprit totalement embrumé était pris par la sensation de flotter au-dessus de son Corps, qui tremblait pitoyablement. Jil cala une mèche rebelle derrière son oreille avec tendresse et lui redressa le menton. Toutefois, il y avait une certaine dureté dans son expression.
— En revanche, tu vas m'expliquer tout de suite ce que c'est que cette histoire d'assassin. Enfin, on va d'abord aller dans la salle commune près du feu.
L'imbécile. L'imbécile. L'imbécile, paniqua-t-elle in petto. Mais elle n'eut pas assez de force pour lutter quand son oncle la souleva du sol. Elle s'appuya sur son bras le restant du trajet, silencieuse comme une tombe. Son Esprit, lui, s'était mis brutalement en ébullition.
Quand ils pénétrèrent dans la salle commune, vide, un soulagement bref traversa Karis. Ses joues humides seraient seulement connues de son oncle. Celui-ci lui fit signe de s'asseoir sur un des larges coussins disposés près du feu mourant. Le reste de la pièce ne contenait pas grand-chose d'autre, mais était parée de bas-reliefs représentant l'histoire des Gardiens. La jeune fille fit mine de les observer avec attention lorsque Jil s'assit en face d'elle après avoir attisé le feu.
— Tu te sens mieux ?
Elle hocha la tête d'un air penaud, détournant à regret les yeux des Gardiens de pierre en plein combat contre l'ennemi. Le vrai combat pour elle se jouait ici, entre elle et Jil. Et pour le vaincre, elle n'aurait pas besoin d'izus ou de sa maîtrise animique, mais de le convaincre.
— Je ne recommencerais pas, marmonna-t-elle. Je voulais juste m'entraîner un peu à la maîtrise de l'Esprit, vu que c'est une de mes faiblesses, mais ça a légèrement dérapé.
— Très légèrement, ironisa le Maître. Je ne m'attendais pas à ça quand Lumi m'a dit que tu avais disparu. Surtout qu'il est un peu tard pour s'entraîner.
Karis grimaça intérieurement. C'était raté pour sa sortie discrète. Son mentor avait dû se réveiller et alerter Jil de son absence. Ce qui expliquait les cheveux en bataille de son oncle, ses vêtements de nuit, et ses yeux gonflés de sommeil.
— Tu devrais faire plus attention, soupira Jil. Lancer une Clef sur autrui est loin d'être un acte anodin, alors sur soi-même...
Elle opina du chef, telle une élève attentive. Si la sensation des bras de sa mère n'avait pas de prix, elle n'était pas sûre de supporter une nouvelle vision de l'Abandonné.
— Je suis désolée de vous avoir inquiétés avec Lumi. Je cherchais juste un moyen de tuer l'ennui, parce que je n'arrivai pas à dormir.
— Lumi m'a dit qu'elle t'avait annoncé la nouvelle pour Limbe, j'imagine que ça n'aide pas à se reposer.
Karis rougit de n'y avoir même pas songé. Quelle égoïste elle faisait, à retourner vainement les tréfonds de son passé alors que dans le présent, son ami souffrait. Enfin, il dormait probablement à cette heure-ci, mais elle s'était laissée aspirée par moins urgent.
— Non, effectivement, finit-elle par poursuivre. Mais la bonne nouvelle c'est que maintenant je suis éreintée, donc finie l'insomnie. Je vais me recoucher, bonne nuit.
L'Ashkani se leva, mais Jil l'attrapa par le poignet et lui fit signe de se rasseoir. Elle n'osa pas se dérober. Elle aurait beau s'enfuir et courir à l'autre bout de la Citadelle, Jil la rattraperait. En plus, un tel comportement ne ferait que renforcer ses soupçons.
— Pas si vite, jeune fille. Tu as su détourner la conversation jusque-là, déclara-t-il, mais tu me dois toujours une explication.
Karis se frotta les mains, feignant l'incompréhension.
— Une explication ?
— À propos de cette histoire d'assassin.
— Oh je vois, fit-elle en haussant les épaules. Je ne sais pas trop. Mon Esprit a dû mélanger un peu tout et n'importe quoi. Peut-être que cette hallucination était un mélange de peurs et de ce qu'il s'est passé avec Limbe et Léka.
Elle guetta avec appréhension sa réaction. Il se pencha un peu plus vers elle mais son visage resta neutre.
— Un assassin abandonné est un délire diablement précis tout de même, objecta-t-il.
Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Karis.
— Je ne suis pas né de la dernière pluie, grinça-t-il. Tu avais l'air de parfaitement savoir qui t'est apparu pendant cette hallucination. Tu n'aurais pas réagi avec une telle terreur s'il s'agissait d'une simple peur ou de je-ne-sais-quoi.
— J'ignore de qui il s'agit.
Ce n'était pas tout à fait faux. Si le visage de l'assassin était gravé dans sa mémoire, son nom, lui, n'avait jamais atteint ses oreilles.
— Ne mens pas, l'avertit-il.
— C'est la vérité !
Il plissa les yeux. Karis aurait voulu s'enterrer six pieds sous terre. Elle ne pouvait pas faire marche arrière à présent.
— Tu le jures sur Kya elle-même ?
L'Ashkani ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
— Pour l'amour du ciel... jura-t-il. Il va vraiment falloir que tu m'expliques toute cette histoire.
Le Cœur de la jeune fille se pinça devant sa frustration.
— Je... je n'ai pas vraiment envie d'en parler.
— Si tu as croisé la route d'un assassin, je ne vais pas vraiment te laisser le choix. Surtout s'il s'agit d'un Abandonné.
Karis ramena ses jambes contre elle.
— Ça a un rapport avec la mort de ton père, n'est-ce pas ?
Elle eut l'impression qu'on lui arrachait un poids du Cœur.
— Comment vous savez ? déglutit-elle.
Jil se tordit les doigts.
— J'avais mes suspicions. Quelque chose clochait dans cette histoire de suicide. Une partie de moi ne voulait pas croire qu'il avait été capable de s'en prendre à toi, avoua-t-il.
Karis baissa la tête. Selon les autres Gardiens, Sorra avait tenté de l'entraîner dans la mort avec lui. Elle rit intérieurement de la remarque de son oncle. Sorra aurait pourtant été prêt à lui trancher la gorge pour la sauver de l'annihilation de la pierre maudite.
— Mais surtout, continua Jil, les blessures qu'il avait étaient très étranges pour quelqu'un qui se les serait infligées lui-même.
Karis se renfrogna, grattant instinctivement son ventre. Il dut percevoir son trouble, car il l'attira contre lui.
— Pourquoi tu ne nous en a pas parlé avant, youmila ?
Elle cligna des yeux, les épaules courbées.
— Je ne sais pas. Quand je me suis réveillée quelques jours après sa mort, je n'ai pas eu le courage de contredire la version qu'on m'a raconté. Vous aviez l'air tous si sûrs, y compris vous. J'ai cru que j'avais rêvé.
Il hocha la tête d'un air compréhensif. Elle s'autorisa enfin à esquisser un maigre sourire. Il ne lui avait pas tourné le dos.
— Mais il reste une question : comment cet assassin a pu entrer dans la Citadelle et repartir en déjouant notre surveillance ?
— Dans la Citadelle ? s'écria-t-elle. Mais de quoi vous parlez ? On était près de la frontière quand il nous a attaqué.
Jil arqua un sourcil.
— On vous a retrouvé dans la Tour Est.
— Impossible, protesta-t-elle.
Le Maître se leva brusquement avant de se diriger vers la porte.
— Ce n'est pas le plus important.
— Qu'est-ce que vous faites ?
— Il faut prévenir le Conseil.
— Quoi ? s'exclama Karis. Non ! Vous ne pouvez pas faire ça !
Jil revint vers elle, plaçant ses mains sur ses épaules.
— S'il y a eu un assassinat, le Conseil doit le savoir. Peut-être que ça a un lieu avec l'attaque sur tes amis. Et surtout, on ne peut pas laisser un meurtrier dans la nature.
Les lèvres tremblante, Karis le laissa partir, prenant conscience de l'ampleur de ses paroles.
— Il a une cicatrice qui barre son visage, lâcha-t-elle.
Jil hocha la tête, avant de fermer la porte derrière lui. L'Ashkani sentait son rythme cardiaque s'emballer. Le Conseil allait savoir qu'elle avait menti pendant toutes ces années. Mais peut-être pourraient-ils mettre la main sur l'Abandonné.
Et alors, il payerait pour son crime.
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