Chapitre 32 - Mères
En voyant l'air troublé de Milanne, Karis regretta un instant sa question. Mais la curiosité titillait l'Ashkani. Non, c'était plus fort que de la simple curiosité : un besoin viscéral de savoir la vérité la dévorait. Elle devait récupérer ce que son père lui avait volé et emporté dans sa tombe. Mais lors de leur précédente rencontre, Milanne avait parlé de sa mère au passé. Cela ne présageait rien de bon.
— Son nom était Méranie, répondit-t-elle.
Karis attendit la suite, mais aucun son ne franchit les lèvres entrouvertes de la jeune fille. Toujours ce fichu passé. Un poids s'installa dans son estomac : sa vraie mère, si c'était bien cette Méranie, était donc morte ? Morte avant même que la jeune fille ait pu la rencontrer.
Comment poser la question pour en avoir le Cœur net ?
Tu as des frères et sœurs ?
Pas assez droit au but.
Est-ce que c'est possible que ta mère ait rencontré un Askanien, en soit tombée amoureuse et ait abandonné leur enfant ?
Trop compliqué.
Nous avons un an d'écart, et le même étrange don onirique. Tu penses que c'est possible qu'on soit sœurs ?
Voilà qui était mieux.
Toutefois, Karis ne put se résoudre à ouvrir la bouche, la gorge serrée. Un poids lui comprimait douloureusement la poitrine. Et si elle se fourvoyait ? Et si elle projetait son désir de connaître la vérité dans le peu qu'elle savait de la mère de Milanne ? Et pourtant, on l'avait abandonnée. Cela expliquerait bien pourquoi son père la forçait à prendre ces somnifères. Sans doute craignait-il qu'elle croise sa mère et découvre la vérité.
— Quel genre de personne c'était ? poursuivit-elle à la place.
— Du peu que je sais d'elle, c'était quelqu'un qui se préoccupait du sort des autres, répondit Milanne après un silence embarrassant. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Mon père ne m'a jamais dit qui était ma mère.
C'était dit. Très mal dit, mais les mots étaient sortis tout seul. La Dalrenienne écarquilla les yeux, interloquée.
— Je doute que celle qui tu cherches est ma mère, répondit Milanne en triturant ses manches. Mes parents étaient mariés tu sais ?
— Oh, fit Karis avec un rictus presque amusé, mon père aussi.
Lorsque Milanne grimaça, l'Askanienne se crispa, presque à sortir une réplique cinglante si elle lui faisait la moindre réflexion.
— Ce que je veux dire, répliqua-t-elle en secouant la tête, c'est que sans vouloir briser tes espoirs c'est absolument impossible. Ma mère n'aurait jamais fait une chose pareille.
— Mais j'ai quand même ce don ! plaida Karis. Mon père ne l'avait pas. Ça me vient forcément de ma mère !
Milanne resta pensive et lui jeta un regard compatissant. L'Ashkani se renfrogna.
— Et ton père, insista-t-elle, il en saurait quelque chose lui, non ? Le mien est six pieds sous terre, donc il ne risque pas de m'aider. Et même vivant, il était aussi muet qu'une tombe.
— Mon père est mort avec ma mère, lâcha Milanne.
Les épaules de Karis s'affaissèrent. Sa gorge se serra quand la Dalrenienne replia ses jambes contre elle.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle, je ne voulais pas...
— Tu ne pouvais pas savoir.
Le sourire compréhensif de Milanne se mua bien vite en un tremblement, puis mourut dans un sanglot. Karis se mordit la joue, le Cœur alourdi par la culpabilité. Après une hésitation, elle posa une main qui se voulait réconfortante sur l'épaule de son ennemie.
Celle-ci se tourna vers elle. Karis crut qu'elle allait lui donner un coup pour la repousser, mais deux bras se glissèrent autour de sa taille et se cramponnèrent à elle. L'Ashkani lui rendit son étreinte, heureuse qu'elle ne puisse pas voir ses yeux humides. Non elle n'était pas triste pour une ennemie, voir quelqu'un pleurer donnait simplement envie de verser quelques larmes à son tour, voilà tout.
— Pardon, pardon, hoqueta Milanne sans desserrer sa prise pour autant. D'habitude je ne parle jamais d'eux, et je ne sais pas pourquoi là c'est si...
— Douloureux ? laissa-t-elle échapper.
Karis sentit Milanne hocher de la tête, puis lâcher de nouveaux sanglots. Les petites créatures s'approchèrent puis enserrèrent l'elfe à leur tour.
— Je ne veux pas perdre mon père, parvint-elle à articuler de manière hachée.
— Mais je croyais qu'il...
— Mon père adoptif, clarifia-t-elle. Ses jours sont comptés, tout ça à cause d'une maladie sortie de nulle part. En plus, comme une idiote, j'ai eu la merveilleuse idée de lire une histoire de remède miracle, et depuis je n'arrête pas d'avoir ce sentiment d'injustice. C'est bête, comment je pourrais jalouser des personnages de papier ?
— Tu parles du conte de la pierre des miracles ?
Milanne se décolla légèrement d'elle, croisant les bras.
— Oui. C'est vraiment bête, hein ? Comme si Karis avait vraiment parcouru tout ton pays pour trouver une fichue pierre qui comme par miracle sauve Thilste. Quelles sottises... Et je suis encore plus sotte de les envier.
L'Ashkani écarquilla les yeux.
— Détrompe-toi. S'il y a bien un élément vrai dans ce conte, c'est l'existence de cette pierre.
Karis en avait vu de ses propres yeux, un jour où sa sœur s'était gravement blessée à l'entraînement. La Guérisseuse avait utilisé un peu de poudre d'un blanc nacré pour accélérer la guérison de sa plaie. Unili n'en avait gardé qu'une fine cicatrice à la main.
— Si tu me fais marcher, ce n'est pas drôle, grinça la Dalrenienne.
— Loin de moi l'idée, protesta Karis. Il y a bien une région dans le sud de l'Askan qu'on appelle les Montagnes éternelles. Là-bas, des mineurs extraient une pierre blanche, assez rare parce qu'elle viendrait de l'Iracyl, qui effectivement accélère les processus de guérison.
— Qu'est-ce qui me prouve que tu ne me mens pas ?
— Rien du tout, gloussa-elle avant de retrouver vite un air sérieux. Je ne blaguerais pas sur ça.
Milanne resta silencieuse un instant. Karis pouvait presque voir les rouages de son Esprit s'activer derrière ses grands yeux. Elle grimaça.
— Mais ne te donne pas de faux espoirs, tu n'arriveras jamais à en obtenir. Admettons que tu parviennes à franchir la frontière, chose déjà hautement improbable avec la surveillance des Gardiens et de ton pays, jamais tu ne pourras en acheter.
— L'argent n'est pas un problème, marmonna Milanne.
— Ça ne change rien, jamais les autorités accepteront d'en vendre à une Dalrenienne, soupira-t-elle. Le commerce de la pierre est strictement régulé, et à vrai dire, son usage est plutôt réservé à l'armée. Et puis traverser l'Askan ? On t'arrêterait dès qu'on verra tes yeux rouges.
Milanne se crispa.
— Je sais que ce n'est pas facile, reprit Karis en adoucissant sa voix, mais parfois les gens peuvent être sauvés, d'autres fois non.
— Facile à dire, marmonna-t-elle. Tu ferais la même chose à ma place.
Karis baissa les yeux, restant silencieuse un instant. C'était vrai. Elle aurait tout fait si elle avait pu sauver son père. Mais elle avait été impuissante. Trop faible.
— Rien ne pouvait sauver mon père, finit-elle par répondre en secouant la tête.
Milanne entrouvrit la bouche, son air boudeur remplacé par une lueur de compassion. Karis se crispa. Si elle lui lançait qu'il était sûrement mieux au royaume des morts, baignant dans la félicité du repos éternel, elle jurait sur Kya que...
— J'essayerai quand même de sauver le mien, murmura la jeune fille, quoi qu'il m'en coûte.
— C'est de la folie ! J'espère bien que je ne t'ai pas sauvée des griffes du Thalakan pour rien.
— Oh, tu t'inquiètes pour moi maintenant ? gloussa-t-elle.
Karis roula des yeux. Simple question de survie. Mais la Dalrenienne semblait dénuée de tout instinct dans ce domaine. Voyager au sud de l'Askan, et puis quoi encore ? Elle abandonnerait l'idée au réveil devant son échec assuré.
Du moins, elle l'espérait. On ne traversait pas la frontière impunément, l'Ashkani était bien placée pour le savoir.
✷
Lorsque Karis se réveilla, ce fut avec le goût amer de la déception dans la bouche. Son espoir disparaissait avant même d'avoir totalement déployé ses ailes. Celle qui lui avait sans doute donné la vie était morte.
À peine cette pensée la traversa que la douleur la saisit. Non pas une douleur du Cœur, mais une bien réelle, qui tiraillait son mollet droit. Avec un grognement, elle replia sa jambe pour l'enserrer entre ses mains. Elle repoussa ses couvertures et conjura une étincelle. Aucune trace de morsure. Aucune trace de rien du tout. Pourtant, sa peau la cisaillait.
Karis traça une Clef de réduction de douleur, et la térébrance s'apaisa, sans disparaître totalement. Anxieuse, elle attrapa son châle et se leva. Calizo dormait, la moitié du visage enfoui dans ses couvertures. Son œil visible était gonflé. Dans le lit d'à côté, aucune trace de Léka.
Il était inenvisageable de réveiller la Guérisseuse en pleine nuit, surtout après ses efforts déployés pour sauver Limbe. Même en temps normal, la jeune fille n'aurait jamais osé en raison de son grand âge. En revanche, Lumi lui en voudrait sûrement moins d'écourter sa nuit pour ce qui serait sûrement une broutille. Une broutille qui l'inquiétait assez pour qu'elle sorte du dortoir.
L'Ashkani se dirigea vers la chambre de sa belle-mère, s'appuyant avec précaution sur sa jambe. Une voix brisée s'échappait du dessous de la porte, plus aigüe que celle de Lumi.
— Comment je vais lui dire à son retour ?
À deux doigts de frapper, Karis laissa ses doigts se replier. Elle n'aurait pas besoin de réveiller son mentor, qui n'avait probablement pas fermé l'œil de la nuit.
— Je peux le faire à ta place, si tu ne t'en sens pas capable, murmura la voix de l'intéressée.
— Non, je dois lui annoncer moi-même. Il s'agit de notre fils. Je ne l'ai pas encore dit à Léka non plus. Elle n'a pas arrêté de pleurer depuis qu'on est rentrées, et enfin elle dormait quand je suis partie pour te voir.
Karis fronça les sourcils. Pourquoi la Maîtresse avait-elle l'air si défaitiste ? La jeune fille finit par frapper. Ce fut Hyridéna qui ouvrit la porte, ses yeux rougis, les bras enveloppés d'un châle mais toujours en uniforme malgré l'heure. Elle entrouvrit les lèvres en la voyant, avant de la serrer dans ses bras. Karis retint une exclamation de surprise.
— Merci, merci mille fois.
La Maîtresse prit son visage entre ses mains.
— Sans toi, c'est un enterrement que j'aurais à préparer ce soir.
Karis fit de son mieux pour faire une grimace qui se voulait signe de remerciement. L'intensité du regard gris perle de la femme la déstabilisait. La gratitude, l'angoisse et la rage s'y mêlaient. Hyridéna l'enserra à nouveau. L'Ashkani laissa échapper un glapissement, la jambe tordue par une morsure vive.
— Qu'est-ce que tu as ? s'inquiéta Lumi tandis que sa sœur se confondait en excuses.
Elle avait bondi de son lit, plaçant ses doigts sur le front de la jeune fille pour en sonder la température.
— C'est pour ça que je viens si tard, bafouilla la jeune fille. J'ai terriblement mal au mollet droit alors que je n'ai absolument rien. C'est comme si...
— On t'avait coupé la jambe ? la coupa Lumi, les yeux écarquillés.
Hyridéna eut un regard horrifié lorsque Karis hocha la tête.
— Retourne voir Léka, Hyri, lui intima doucement Lumi.
— D... D'accord, obéit-elle.
Elle s'éclipsa nerveusement, après avoir adressé un dernier sourire de remerciement à l'Ashkani.
— Pourquoi vous lui avez dit de partir ? demanda-t-elle, interloquée.
— Parce qu'elle n'a pas besoin qu'on lui rappelle les conséquences de sa décision. Assieds-toi.
La gorge prise en étau, Karis s'exécuta sans poser de questions. Lumi dessina un Clef de réduction de douleur, aux traits beaucoup plus stables que celle de son Apprentie. Une sensation de froid nimba les nerfs de sa jambe. Elle la remercia d'un hochement de tête.
— De quelle décision vous parliez ? s'enquit-elle.
Lumi arrangea les plis de sa chemise de nuit, les yeux rivés sur ses genoux, avant de pousser un soupir.
— Ce n'est pas une très bonne nouvelle. Mais ça pourrait expliquer cette douleur soudaine que tu as eu.
— Je ne l'aurais pas deviné, ironisa son Apprentie. Ça concerne Limbe, n'est-ce pas ?
— Tu l'as sauvé, sans toi il ne serait plus de ce monde, ça ne fait aucun doute.
— Mais ?
— Mais pendant qu'il était dans ton Corps, reprit-elle avec un air sombre, Horrys a éprouvé des difficultés à retirer totalement le poison. La zone autour sa blessure était trop infectée pour qu'elle puisse faire quoi que ce soit. Et si on laissait les choses telles qu'elles, le poison se serait étendu à nouveau dès qu'Horrys aurait arrêté d'utiliser ses pouvoirs.
— Oh par Kya, je ne suis pas sûre de vouloir savoir où vous allez en venir... Enfin maintenant j'ai ma petite idée, mais je prie vraiment pour que ce ne soit pas une amputation.
Pourtant, la Maîtresse confirma d'un triste hochement de tête. Les épaules de l'Ashkani s'affaissèrent. C'était la pire chose qui pouvait arriver à un Combattant. Elle imagina le visage dévasté de son ami en apprenant la nouvelle, une vision qui aspira le sang de ses joues. Au moins il n'avait pas souffert pendant l'opération – son Esprit et son Cœur à l'abri dans son Corps à elle – mais qu'en était-il de maintenant ?
— Je ne vois pas toujours pas quel est le rappo...
Karis se figea, les doigts soudain glacés. Elle les porta à sa jambe, inspectant une nouvelle fois la peau de son mollet parfaitement intacte. Si la douleur ne venait pas de sa propre chair, alors elle venait de...
— C'est impossible ! s'écria-t-elle.
— Pas tant que ça, la contredit Lumi avec une moue désolée. Vous avez partagé le même Corps, ça a tendance à laisser des traces. En tout cas, si j'en crois les rares rapports que j'ai consulté à la Bibliothèque qui relatent des situations similaires. Ce n'est pas surprenant qu'un lien se soit tissé au point que tu puisses ressentir sa douleur. Mais rassure-toi, d'après ces rapports, ce devrait être temporaire.
— J'espère que ce n'est pas encore pire pour lui, expira-t-elle.
— Horrys s'en est assuré.
Lumi glissa son bras sur ses épaules avec une expression désolée. Karis se raidit, et se leva presque en bondissant pour échapper à l'étreinte. Elle feignit un toussotement.
— Je ne vais pas vous dérange plus longtemps, je vais retourner me coucher.
Mensonge évidemment, elle irait au mieux se distraire avec un livre à la Bibliothèque, au pire errer dans les couloirs jusqu'à ce que l'aube se lève.
— Tu ne me déranges pas, protesta la Maîtresse. Et puis, avec cette histoire, je serais plus tranquille si tu restais ici. Qui sait si tu ne pourrais pas avoir une autre crise à cause de cette fusion ?
Lumi lui indiqua l'espace à côté d'elle sur sa paillasse. L'Ashkani secoua vivement la tête. Jamais elle ne s'allongerait ici, pas alors que c'était là son père dormait. Elle avait peur de s'approcher de ce vide, comme si les couvertures portaient encore son odeur. Habituellement, elle n'aimait pas non plus entrer dans la pièce même. Elle ne faisait que lui rappeler qu'elle n'aurait jamais dû exister.
— Non vraiment, finit-elle par articuler, je vous assure que...
Lumi lui jeta un regard qui ne tolérerait pas de refus. Elle arqua un sourcil devant l'absence de mouvement de son Apprentie, avant de se décaler sur le côté pour prendre la place de son défunt mari. Les joues brûlantes de honte, Karis capitula et se glissa sous les couvertures.
— Réveille-moi à la moindre douleur, lui ordonna-t-elle.
Les douleurs du Cœur, ça compte ? pleurnicha une petite voix en elle. Celles du genre, ta vraie mère est probablement morte, et la vie de ton meilleur ami est brisée en mille morceaux. Karis tourna le dos à Lumi, dans une tentative de lutter contre l'envie irrépressible de se lover contre elle. Elle ne le supporterait pas si la femme la repoussait, même si elle en avait tous les droits.
— D'accord, laissa-t-elle échapper. Bonne nuit.
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