Chapitre 29 - Dans les ténèbres
Quelle étrange sensation de se perdre au cœur de soi-même.
Il lui semblait flotter dans les nuages, qui obstruaient ses pensées à la faveur d'une seule : celle de se dissoudre doucement dans le vide. Sentir ses pensées s'étioler jusqu'à ne plus rien éprouver, jusqu'à devenir rien du tout. Le néant.
Une phrase retentit soudain et se mit à tourner en boucle, tel un murmure :
— Tu as beau le nier, tu n'as jamais fait le deuil de ton père, n'est-ce pas ?
Souvenirs, pensées et émotions se mélangeaient, pêle-mêle, ne formaient plus qu'un ensemble sans queue ni tête. Des images défilaient et se fondaient ensemble, des odeurs d'iode, de cannelle et de sang se superposaient. La frontière entre délire et réalité semblait avoir été balayée, comme un mur de sable face à une tempête.
Un éclair de frustration la traversa. Elle tenta de repousser ces voix envahissantes qui la sortait de la torpeur bienheureuse où elle s'était plongée. En vain, leur intensité ne fit qu'augmenter jusqu'à lui faire vriller les tympans. Pourquoi ne pouvait-on pas la laisser en paix, dormir dans cet océan de bien-être cotonneux qui l'inhibait toute entière.
Tout était flou, indistinct dans l'inconscient. Il fallut une éternité pour que Karis se rappelle de son propre nom.
— Assez ! hurla-t-elle enfin pour couvrir le bruit.
Le silence revint. La jeune fille ouvrit les yeux. Enfin, « ouvrir les yeux » était un bien grand mot. La seule chose qu'elle voyait, c'était des couleurs mouvantes, celles de son inconscient.
Sa discussion avec Limbe lui revint subitement en mémoire. Elle grogna, essayant de chasser ces souvenirs, comme si elle tapait sur la queue d'un serpent qui cherchait à planter ses crocs dans sa chair.
Par réflexe, elle porta la main à son ventre et le frotta doucement, comme si cela pouvait les effacer. Un goût imaginaire d'hémoglobine envahit soudain sa bouche.
Chaque jour, elle se répétait qu'elle avait tourné la page. Mais en réalité, elle ne savait plus quoi en penser. Elle regrettait qu'il ne soit plus là. Difficile d'en vouloir aux morts, alors que les vivants, eux, étaient tellement plus faciles à blâmer. Elle voulait pouvoir l'enserrer dans ses bras, puis lui hurler dessus pour avoir osé l'amener sur cette terre. Pour lui avoir caché l'existence de son don nocturne pendant des années. Et pour quoi ? La protéger de Dymons inoffensifs, petites créatures de lumière qui lui apportaient du réconfort sans jamais poser de questions ?
À moins qu'il ne craigne qu'elle rencontre des gens comme elle, à l'instar de Milanne. Elle fronça les sourcils. Son père ne pouvait pas être au courant de l'existence de la Dalrenienne : il n'avait pas le même don, lui-même lui avait dit.
Les paroles de Milanne lui revinrent alors en mémoire. La jeune fille prétendait avoir hérité de ce don par sa mère. Et si... La peau hâlée de sa compagne de rêves ne laissait aucun doute sur ses origines dalreniennes. Et la sienne, diaphane, lassait penser que la mère de Karis venait plutôt de l'Askan.
Pourtant, pour avoir vu à Numarie quelques métisses – ou plutôt sang-mêlé comme on les nommait –, Karis n'était pas sans ignorer que ce n'était pas forcément leur couleur de peau qui les trahissaient. Et puis, ne ressemblait-elle pas à son père ?
L'Ashkani voulut aussitôt repousser l'hypothèse farfelue. Mais plus elle y pensait, plus cela faisait sens. Elle avait forcément hérité de son don nocturne de quelqu'un, tout comme elle avait hérité de ses pouvoirs d'Ashkani de ses grands-parents paternels.
Sorra savait qu'une telle chose était possible. Cela voulait dire qu'il avait forcément connu quelqu'un qui lui en avait parlé, voire un peu plus que simplement connu.
Elle soupira, frustrée que tant de secrets aient été emporté avec lui dans sa tombe. Il n'avait jamais lâché un seul mot sur sa mère, et elle n'avait jamais eu l'audace de lui demander frontalement.
— Ne te suffis-je pas ? répondait-il simplement quand elle tentait d'y faire allusion.
Karis avait l'impression d'être perdue dans un tourbillon de nuances, jusqu'à ce qu'une goutte glacée s'écrase sur son crâne. Elle leva les yeux, et découvrit une sorte de ciel aqueux, qui ondulait doucement. Les lèvres entrouvertes par l'étonnement, elle observa le décor que lui offrait l'inconscient avec un émerveillement fugace, qui chassa ses idées noires.
Soudain, un corps chuta depuis l'eau.
Sans grande surprise, elle vit un adolescent aux cheveux en bataille se relever vivement, tout comme elle suspendu au milieu des couleurs, comme s'ils marchaient sur un parterre de verre totalement transparent. Elle aurait dû se douter que Limbe allait la rejoindre. Ses sourcils formaient un pli qui ne lui seyait guère.
Il l'avisa un instant. Karis se crispa, croyant qu'il allait se mettre en colère parce qu'elle avait fui, mais le jeune homme marcha vers elle sans un mot. Ses cheveux mouillés lui collaient au front et il semblait transi de froid. L'Apprenti s'approcha doucement, puis, sans prévenir, la serra contre lui. Malgré les gouttes d'eau qui roulèrent sur sa nuque, elle ne protesta pas.
— Oh par Kya, tu es là... Tu es là. On a cru qu'on t'avait perdue.
Karis ne l'écoutait pas. L'écouter revenait à retourner sur terre. Or, elle n'en avait nullement envie. Elle préférait largement être ici, entourée de nuages colorés et, avec cette peau fraiche collée contre la sienne. Elle était fatiguée de penser au pire.
Au bout d'un moment, Limbe redressa la tête avec lourdeur. Son souffle encore chaud se perdit dans le mince interstice entre eux. La jeune fille pourrait presque l'embrasser, voler à Calizo ce privilège qu'elle lui jalousait. Oh par Kya, ne va pas faire quelque chose d'aussi stupide, se baffa-t-elle mentalement. Elle ne pouvait pas lui faire une chose pareille. Pourquoi pensait-elle à une telle futilité maintenant ! L'intéressé avait l'air à mille lieux de ce genre d'idées, les yeux humides.
— Si tu refais ça, je te tue, lança-t-il d'une voix hachée.
— Tu vas vraiment finir par me tuer si tu continues de me serrer aussi fort, répliqua-t-elle.
Mais il ne relâcha pas son emprise. Au contraire, il laissa sa tête tomber sur son épaule. Lâchant un léger soupir compatissant, Karis lui tapota le haut du dos, où la tension qui l'habitait était palpable. En même temps, son départ avait été quelque peu brutal. Sans doute aurait-elle réagi de la même manière si c'était lui qui avait subitement disparu sous ses yeux.
Après tout, cela avait failli être le cas à Numarie : sans son intervention, le poison aurait probablement gagné le cœur du jeune homme. Elle frémit, songeant à ce qui se serait passé si elle n'avait pas réussi sa Clef à double maîtrise.
— Eh, tu m'écoutes ma vieille ?
L'air perdue, elle leva les yeux vers Limbe. Il soupira, sans reproche dans ses iris blanches cerclé de gris.
— Désolée, je pensais à autre chose.
— Ne t'en fais pas, tu n'as fait que rater mes excuseslarmoyantes. Je suis un imbécile pour t'avoir laissée seule si longtemps. Unimbécile qui a manqué de tact aussi, ajouta-t-il en soupirant.
Karis croisa les bras et ramena ses jambes contre elle. Une autre goutte tomba sur son dos arrondi.
— Je ne vais pas t'en vouloir d'avoir dit la vérité. Par Kya, est-ce que ça aura une fin, ou est-ce que je suis condamnée à y penser jusqu'à la fin de mes jours ?
Limbe eut un regard peiné.
— Il faut vraiment qu'on remonte à la surface. Ton oncle se fait un sang d'encre. Je n'aurais pas été dans ton Corps, je te jure qu'il m'aurait étripé.
— Toujours aussi dramatique, s'amusa-t-elle.
Pourtant, son regard était sérieux. Elle se dégagea brusquement et fit quelques pas pour s'éloigner.
— Je ne veux pas remonter, lâcha-t-elle tout bas.
Karis n'eut pas le courage de soutenir son air interloqué. Elle se rassit sur le sol transparent. Cet endroit était déconnecté de la réalité. Rien ne s'y passait. Si seulement son ami n'était pas entré dans son Âme, peut-être pourrait-elle y passer le restant de ses jours. Les heures, jours et années pourraient s'écouler sans qu'elle ne s'en rende compte, sans qu'elle n'ait à penser à quoi que ce soit. Et puis un jour, la lumière s'éteindrait, et son Âme se briserait en deux pour en laisser disparaître une partie, et avec l'autre rejoindre le royaume des morts.
Peut-être qu'on se souviendrait alors d'elle comme la dernière des Ashkanis, celle qui aurait pu avoir le pouvoir de tout recommencer, mais qui avait baissé les bras.
Elle rit intérieurement de sa propre bêtise. Elle n'était pas la dernière des Ashkanis. Quelque part sur la planète, Unili avait elle-aussi ce pouvoir de redonner à la Citadelle l'espoir de retrouver sa gloire d'antan. Raison de plus pour en déduire elle était parfaitement inutile.
— Pourquoi tu ne veux pas remonter ? demanda Limbe, avec un ton qui lui fit réaliser qu'il avait répété plusieurs fois la même question.
Irritée, Karis tira sur ses cheveux. Une folle et inexplicable envie de tout couper la prit, comme si le simple fait de trancher les mèches pouvait la soulager de l'étau qui comprimait sa poitrine. Elle savait que cela pouvait fonctionner : cela avait été le cas pour Sorra.
Lorsqu'elle avait sept – ou huit ans, elle ne savait plus – elle avait une longue chevelure soyeuse, qui faisait sa fierté et provoquait même l'admiration de Calizo. Mais un jour, son père, pris d'un geste inexplicable, avait tout coupé malgré ses protestations. Alors qu'elle était en train de contempler les fils bruns tombés à terre avec désespoir, elle avait lu l'immense soulagement dans son regard. Soulagement auquel elle aspirait elle aussi. Elle secoua la tête : qu'est-ce qui lui prenait à avoir de telles pensées ?
— Au risque de me répéter, tu sais que tu peux tout me dire. Enfin, se reprit Limbe, ce que tu as envie. Bref, je m'y prends très mal, mais c'est juste que je voudrais faire plus pour t'aider.
— Tu ne comprendrais pas, marmonna-t-elle. Comment le pourrais-tu ?
— Explique-moi alors ! plaida-t-il en haussant le ton.
Elle le fixa d'un air désabusé avant de se radoucir. Bien qu'elle appréciât son effort, aucune parole ne sortit de sa bouche. Lui confier tout ce qu'elle avait sur le Cœur lui paraissait être une tâche impossible.
Sa propre vie lui semblait étrangère. Même lorsqu'elle tentait désespérément de marcher droit, être enfin ce qu'on attendait d'elle, sa trajectoire finissait toujours par être déviée, l'entraînant dans une spirale infernale. Elle ne serait jamais une Ashkani aussi douée que sa sœur ou les guerriers qui l'avait précédée. Elle ne serait jamais l'Apprentie que Lumi espérait sûrement qu'elle soit.
— Chaque jour je prie Kya, finit-elle par répondre d'une voix voilée. Et tu sais qu'elle est ma prière ? Ne pas être moi. Tout serait plus facile.
Elle se sentait juste mal.
Mal comme le cheveu qu'on trouve avec dégoût dans sa soupe.
Mal comme les débris éparpillés au sol d'un vase en verre.
Mal comme un poignard enfoncé en plein cœur.
Quelle aurait été sa vie si son père ne l'avait pas amenée à la Citadelle ? Peut-être aurait-elle pu connaître celle qui l'avait mis au monde, et qui lui manquait alors qu'elle ne la connaissait même pas. Peut-être était-elle morte, et c'était pour cela que Sorra l'avait prise avec lui. Et à la Citadelle, la seule mère qu'elle avait et qu'elle chérissait était celle dont elle ne méritait pas l'amour.
Et puis surtout, de quoi se plaignait-elle ? Elle ne mourrait pas de faim, avait tout de même une famille, et de surcroît, on tuerait pour avoir des pouvoirs comme les siens.
— Je doute que quelqu'un d'autre aurait pu traverser ce que tu as vécu, objecta Limbe en s'asseyant à ses côtés.
Les larmes au bord des yeux, Karis attrapa son bras et l'enserra. C'était définitivement très étrange d'étreindre son ami, de chercher du réconfort dans ce simple contact, au lieu de chercher à lui donner des coups sournoisement comme lors des entraînements.
L'autre bras de Limbe passa autour de ses épaules. Son pouce venait et allait sur son omoplate, un rythme qui calma un peu ses sanglots muets. Elle était fatiguée. Elle ne voulait plus à avoir à penser à tout cela.
— C'est sûrement très égoïste, mais je suis content que tu sois toi, hésita Limbe. Qui viendrait me sauver sinon quand je suis dans le pétrin ? Ou me dire que ce que je fais est totalement idiot ? Plus sérieusement, tu n'as rien à envier aux autres : tu es intelligente, forte, attentionnée –
— Flatteur, le coupa-t-elle sans pouvoir réprimer un rictus.
— Pour rien au monde je ne voudrais que tu sois autrement. Enfin si, la seule chose que je voudrais pouvoir changer, c'est le regard injuste que tu as sur toi-même.
Karis ne savait pas si elle devait le remercier, lui sourire, ou continuer à pleurer. Au final, elle le serra un peu plus, espérant qu'il comprendrait à quel point ses mots la touchaient. Peut-être était-il simplement trop gentil. Ou peut-être n'était-elle pas un cas si désespéré que ça.
Lorsque que le rythme cardiaque de la jeune fille se fut apaisé, que les idées noires s'étaient calmées, elle se décolla légèrement de lui sans pour autant le lâcher. Son Esprit était plus clair à présent, même si un poids inconsolable persistait dans son Cœur.
Limbe était en train de se frotter le visage, pas assez vite pour que la jeune fille ne remarque pas les sillons humides sur ses joues.
— Désolée, je crois que j'ai mis de la morve sur ton épaule, grimaça-t-elle à moitié en pleurant, à moitié en riant.
— Et moi dans tes cheveux. Mais ça n'a pas grande importance, ce n'est pas vraiment réel, sourit-il, visiblement soulagé.
Mais son rictus rassurant s'évanouit. Pendant une fraction de seconde, il parut en proie au doute, puis reprit la parole :
— Écoute, il faut vraiment que je te parle de quelque chose.
Elle haussa les épaules, essayant de paraître la plus nonchalante possible. Limbe détourna le regard, puis se gratta la nuque.
— Je suis vraiment désolée pour la discussion qu'on a eu à la fête. C'était vraiment étrange.
Toute énergie quitta à nouveau Karis, mais les mots finirent par s'aligner dans son Esprit :
— Je suis désolée moi aussi, je suis allée trop loin. Je ne voulais pas dire que vous ne devriez pas être ensemble avec Calizo. C'est juste que sur le moment, je me suis juste sentie tellement... abandonnée, j'imagine.
Un sanglot s'arracha à nouveau de sa poitrine, mais qu'elle retint de toutes ses forces. Karis se massa les tempes puis souffla. Les larmes arrêtèrent de couler.
— Ce n'est pas de votre faute, ajouta-t-elle, ignorant les yeux humides de son ami. Juste une réflexion tordue de mon Esprit qui me persuade que, comme mon père, comme Unili, vous allez finir par disparaître de ma vie vous aussi.
Elle manqua de sursauter quand son ami la prit par les épaules, un air sérieux.
— Je serai toujours à tes côtés. C'est une promesse, déclara-t-il.
Elle n'osa pas le regarder dans les yeux ou réagir. Pourtant, elle aurait voulu.
— Bon... reprit-elle, les joues chaudes. On a plus urgent à faire.
— Tu es sûre que ça va aller ? s'enquit-il, avec un tremblement dans la voix qu'il ne parvint pas à contrôler.
— Certaine. Par exemple il faut que je me débarrasse de toi et te permette de retrouver ton Corps. Tu commences à être un peu envahissant, cher ami.
— Pour sûr, moi non plus je ne tiens pas à prendre racine ici, rit-il, soulagé.
La jeune fille se releva, résolue. Limbe parut un peu plus hésitant, mais il se garda de protester.
— Allons-y, s'exclama le jeune homme. Direction la surface. Et toi aussi, fais-moi une promesse.
L'intensité de son regard la déstabilisa quelque peu. Ce n'était sûrement pas le moment, mais elle sentit une douce sensation virevoltante se répandre dans son ventre, avant de se reconcentrer sur son air devenu soucieux.
— Change de prière quotidienne, tu mérites mieux.
Décontenancée, Karis hocha doucement la tête. Il lui tendit la main, qu'elle attrapa sans hésitation.
L'eau glacée tomba soudain sur eux, les aspirant vers le haut, jusqu'à ce que l'air emplisse à nouveau leurs poumons.
En reprenant conscience, Karis fut saisie d'une certitude.
Elle ne voulait plus jamais sombrer dans les ténèbres.
✷
J'espère que le chapitre vous aura plus :3 A pluuus
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