Chapitre 27 - Sous la glace
S'il y avait un moment de l'année que Limbe affectionnait particulièrement, ce n'était pas les jours sacrés. Il n'aimait pas les Solstices. Il y passait le plus clair de son temps à pouffer avec sa sœur lors des célébrations données en l'honneur de Kya, interminables, sous l'œil mi agacé mi amusé de leurs parents. Certes, il fallait dire que les petits beignets sucrés que les Askaniens avaient l'habitude de confectionner à ces occasions rendaient le tout un peu plus supportable, mais tout de même.
Non, le meilleur moment de l'année était sans aucun conteste l'hiver. La plupart du temps, l'Askan n'était qu'un désert de sable rugueux, qu'on disait maudit par un sortilège de Liha depuis des temps anciens. Mais à l'approche du froid, là où l'influence de la Déesse du jour était la plus réduite sur le monde elfique, le sortilège s'affaiblissait. Et alors, toute l'eau que le ciel retenait pendant l'été venait s'abattre sur leur pays desséché. Mais s'il n'y avait eu que de la pluie il n'y aurait rien eu d'amusant.
Ce qui rendait l'hiver si cher à ses yeux, c'était la neige.
En effet, une vague de froid s'abattait en même temps que la pluie sur tout le pays, la transformant en une fine pellicule qui flottait dans l'air pendant des semaines. Et lors des temps d'accalmie, Limbe sortait toujours pour voir l'immense manteau immaculé.
Ce jour-là ne ferait pas exception à la règle.
Limbe avait troqué son uniforme habituel contre un manteau épais, dont la capuche lui tombait sur les yeux. Agacé, il souffla tout en dégageant le tissu et ajusta une dernière fois les lacets de ses bottes. Ses doigts étaient engourdis par le froid, mais cela en valait bien la peine.
À ses pieds s'étendait un paysage qui semblait figé dans le temps. Les dunes immaculées se succédaient. Seules des empreintes de pas venaient troubler la tranquillité du paysage, trois lignes qui ondulaient en fonction des irrégularités du terrain et qui remontait jusqu'en haut de la dune où se trouvait Limbe, Calizo et Karis.
Dès que leurs parents leur avait permis de sortir, les trois amis s'étaient précipités dehors. Ils avaient traîné derrière eux leur plus précieuse possession : une luge rudimentaire, qu'ils avaient fabriqué ensemble. Elle serait sûrement en miette avant la fin de la saison : certains clous commençaient déjà à partir.
De toute les manières, ce serait la dernière année où ils pouvaient passer autant de temps dehors. Les trois Novices auraient beaucoup moins de temps l'année prochaine : ils deviendraient enfin Apprentis, le lendemain de leur douzième anniversaire. La luge ne serait alors d'aucune utilité.
Ils prient chacun place. Sur la neige se reflétait la lumière d'un faible soleil. Devant eux, une longue pente s'étendait, promesse de secousses et de vitesse. Les bras de Karis s'agrippèrent à la taille de Limbe, en tête. Il replia ses jambes et se cramponna.
— Allez, on y va ! s'exclama Calizo à l'arrière.
Limbe ne se fit pas prier plus longtemps : il pencha son corps en avant, imitée par ses amies. Emportée par le poids des enfants, la luge ne tarda pas à glisser. Malgré le vent qui fouettait leur visage, le trio se laissa griser par la rapidité de la descente. Leurs éclats de rire brisèrent le silence.
— Attention, bosse ! s'écria Limbe.
Trop tard. La luge dévia de sa trajectoire. Ils tombèrent à la renverse. La tête la première, le Novice vit le monde passer soudainement de blanc à noir.
Un peu secoué par le choc, il éclata de rire. Il se redressa, épousseta ses vêtements et courut aussitôt là où les filles étaient tombées, quelques mètres plus bas. Karis, déjà debout, avait le nez rougi par le froid et des flocons saupoudraient de blanc ses cheveux bruns. Quant à Calizo, elle pestait et tirait sur son écharpe pour déloger la neige qui s'était glissé dans son cou. Limbe pouffa devant son air agacé, souligné par ses joues rosies. Il retira ses gants, les fourra dans ses poches pour ne pas les tremper, puis s'accroupit pour tasser de la neige entre ses doigts.
Puis, sans aucune vergogne, il lança le projectile en direction de la jeune fille. La blonde poussa un cri de surprise.
— Attends un peu que je t'en mette une aussi, s'écria-t-elle sans pouvoir retenir un gloussement.
Il prit ses jambes à son cou avec un rictus malicieux. Des pas assourdis et une respiration haletante lui indiqua que son amie s'était mise à sa poursuite. La Novice le rattrapa, s'élança sur lui et le fit tomber en lui assénant un croche-patte. Hilare, il ne put lutter lorsque Calizo commença à le chatouiller. Ses mains glaciales s'enfonçaient dans la chair de sa nuque tandis qu'il se débattait pour se libérer.
— Arrête ça ! protesta-t-il.
— C'est toi qui as commencé, pouffa la jeune fille.
Elle laissa tomber une floppée de poudreuse sur sa tête pour achever sa revanche. Surpris par le froid, il pesta dans sa barbe mais finit par sourire devant le rire de la jeune fille, ravie de sa revanche. Un éclat de voix joyeux venant de Karis les interrompit.
— Regardez !
Les deux amis rejoignirent la Novice en haut de la dune où elle s'était hissée. Sous leurs yeux émerveillés s'étalait à présent une large surface scintillante, au-delà de laquelle s'étendait la forêt du Dalren.
Deux silhouettes en contre-bas glissaient sur l'eau figée par le froid. La plus grande était un jeune homme à la tignasse brune et au doux sourire, presque adulte, l'autre une elfe dont la tresse virevoltait au gré de ses mouvements sur la glace.
— Tiens, tiens, fit Karis d'un ton espiègle, quelle surprise de les trouver ensemble ces deux-là.
Avant que Limbe ou Calizo ne puisse ajouter quoique ce soit, elle dévala la pente menant à la frontière pour rejoindre la jeune femme dont le sourire s'élargit en l'apercevant. Elle l'accueillit les bras ouverts, et la Novice s'y jeta avec tant d'entrain qu'elles manquèrent toute deux de perdre l'équilibre.
— Tu es en forme aujourd'hui dis donc, s'amusa la plus âgée.
Limbe et Calizo vinrent les rejoindre. Tant elles se ressemblaient peu, des inconnus n'auraient probablement pas perçu le lien entre les deux sœurs, que huit ans d'écart séparaient. Si Karis était le portrait craché de leur père, Unili, elle, avait hérité du vert vif des prunelles de sa mère. Pourtant, pour les fréquenter tous les jours, Limbe surprenait parfois l'une à avoir les mêmes mimiques que l'autre.
— Tu n'es pas à l'entraînement ? s'étonna Karis.
Unili échangea un bref regard complice avec le jeune homme, Dirann, dont les coins de la bouche se relevèrent silencieusement.
— On sèche aujourd'hui, répond-elle.
— Techniquement, je ne sèche rien du tout, rectifia-t-il, je ne suis pas Apprenti Combattant, moi.
En effet, ses mains nues laissaient apparaître un seul losange sombre sur sa peau – insigne des Guérisseurs – au lieu de trois comme ses camarades.
— Si tu avais Garlia pour Maîtresse, tu ferais n'importer quoi pour rater ses entraînements, grimaça Unili. Et puis, ce n'est pas comme si j'avais besoin des conseils de cette vieille bique pour travailler ma maîtrise animique.
Limbe écarquilla les yeux, étonné de voir une Apprentie parler avec tant de véhémence contre son mentor. Cependant, il ne pouvait que donner raison à sa cousine : même s'il n'avait encore jamais eu l'occasion d'assister aux cours de la doyenne, ce devait être frustrant pour une Ashkani de ne pas être entraînée par quelqu'un avec les mêmes pouvoirs. Certes, il ne doutait pas que Garlia puisse être une Combattante redoutable : on disait qu'elle était capable de tuer d'un claquement de doigt avec sa maîtrise de l'Esprit. Mais cela n'avait rien à voir avec l'incroyable don de la jeune fille.
Si lorsqu'il avait commencé à développer ses pouvoirs, il avait naïvement espéré être un Ashkani comme Unili ou Karis, il avait vite compris que mieux valait se contenter d'une seule maîtrise. C'était l'assurance de pouvoirs extraordinaires, les regards de la Citadelle braqué sur soi en moins.
— Unili, appela Limbe en tirant sur sa manche, regarde un peu ça. Tu crois que tu pourrais m'apprendre à lancer une Clef ?
Il se concentra pour faire apparaître des étincelles au bout de ses doigts. Mais elles s'évanouirent bientôt. Il fronça le nez, déçu. Il avait pourtant presque réussi à tracer une ligne propre et droite la veille.
— C'était mignon, le railla Calizo.
— La ferme ! répondit-il, piqué au vif.
Sa réaction fit rire le groupe. Karis lui tapota l'épaule avec un sourire contrit, mais il lut l'amusement dans son regard, ce qui le vexa un peu plus.
— Ne t'en fait pas Limbou, le consola Unili, je suis sûre qu'avec un peu plus d'entraînement tu arriveras à lancer des Clefs sans problème.
— Est-ce que tu peux nous montrer la triple maîtrise s'il te plaît ? demanda Calizo de sa voix d'ange. Karis a essayé l'autre jour, mais ça n'a pas été très concluant...
— Hé ! protesta l'intéressée en croisant les bras. Tu t'attendais quand même pas à ce que je réussisse du premier coup ? On n'a même pas commencé notre Apprentissage.
L'échange parut amuser Unili, qui s'éloigna de quelques mètres en glissant avec souplesse sur l'eau gelée après avoir lancé un clin d'œil à sa cadette.
— Observez par vous-mêmes.
Des filaments azurés, dorées et écarlates fusèrent de ses mains, se joignant presque immédiatement en une lumière blanche. Limbe ouvrit la bouche, béat d'admiration, tandis que l'Apprentie esquissa une pirouette où les lignes qu'elle avait tracées la suivirent en formant une arabesque.
Unili était une artiste. L'intrusion animique n'était pas qu'un moyen d'entrer dans les Âmes pour elle. Elle utilisait ses pouvoirs pour raconter des histoires fabuleuses aux enfants, au lieu de les menacer d'utiliser un Clef de mutisme – comme le faisait bon nombre d'Apprentis – lorsqu'ils parlaient trop fort au réfectoire. Et rien que pour ça, Limbe espérait tout de même lui ressembler un peu un jour, même s'il ne lui arrivait sûrement jamais à la cheville.
— Frimeuse, lança Dirann une fois que la jeune fille revint vers eux.
Pour toute réponse, elle asséna une pichenette sur son nez aquilin avec malice. Le jeune homme répliqua en l'attrapant par la taille et écarta une mèche ondulée qui s'était égarée sur son front d'un geste doux.
Semblant soudain prendre conscience de la présence des trois enfants qui échangeaient des regards narquois, Unili repoussa l'Apprenti Guérisseur avec un sourire.
— Vous êtes ensemble ? questionna Calizo, sans prendre de pincettes.
— Quelle indiscrétion ! répondit Dirann d'un ton léger.
— Est-ce que la question a vraiment besoin d'être posée ? répliqua Karis en éclatant de rire. Même Papa a remarqué.
A la mention de Sorra, Unili s'assombrit. Dirann, lui, ne laissa rien transparaître.
— Il a dit quelque chose ? s'enquit-elle.
Karis secoua la tête, et sa sœur se détendit aussitôt.
— Il serait mal placé pour faire une remarque de toutes les manières, grommela l'Apprentie.
— Pourquoi ça ? s'étonna Limbe.
Il voyait mal de toutes les manières l'homme sinistre qu'était le mari de Lumi se préoccuper des histoires de cœur de sa fille aînée. Bien qu'il ne lui aurait jamais dit en face, il plaignait Karis de l'avoir pour seul parent. Celle-ci semblait regretter d'avoir mentionné Sorra, les yeux rivés au sol.
— Prends mon âge et soustrait-le à celui de mes parents, et tu comprendras, grimaça sa cousine pour toute réponse.
Limbe haussa les épaules. Si le mariage de Sorra et Lumi faisait l'objet de discussions fréquentes chez les adultes, il n'y avait guère pris le temps de s'y intéresser. Lorsqu'il avait une fois osé demander à sa mère pourquoi elle portait aussi peu Sorra dans son cœur, elle lui avait seulement répondu que ce n'était pas des histoires pour des enfants. Il avait failli répliquer qu'il n'était plus un enfant depuis longtemps, mais il s'était tu.
Calizo avait traîné la luge derrière elle. Elle se jeta dessus après avoir pris un peu de recul : elle fut emportée quelques mètres plus loin sans faire le moindre effort, bras et jambes en étoile. Son cri ravi arracha un gloussement à Karis, qui courut pour donner une nouvelle impulsion à la luge malgré les protestations de son amie, qui partit encor plus loin. Unili et Dirann laissèrent à leur tour échapper un rire.
Limbe fit de son mieux pour rattraper ses deux amies. Il y parvint sans trop de peine : Karis, de petite taille pour son âge, peinait à garder l'équilibre lorsqu'elle prenait de la vitesse. Enfin à l'arrêt, Calizo s'extirpa de la luge.
— Ça suffit pour aujourd'hui, décréta-t-elle essoufflée.
Limbe prit alors sa place, sur le dos et les pieds trainants par terre. Fasciné par la sensation de glisse, il se laissa pousser par Karis avec un frisson d'excitation. Il recommençait à neiger, les nuages couvraient le ciel rayé de ténèbres. Les stries étaient toujours là, peu importe le temps, comme une éternelle menace suspendue au-dessus de leurs têtes. Lorsqu'il était petit, Limbe en faisait parfois des cauchemars, pris la viscéral et enfantine inquiétude que le ciel s'effondre du jour au lendemain. En effet, ces plaies célestes grossissaient d'années en années sans que personne ne sache pourquoi. Il se demandait ce que cela faisait de vivre avant, avec un ciel uni. Probablement pas grand-chose de plus.
Ciel blessé ou non, il s'amusait comme un petit fou sur cette glace qui lui donnait une sensation proche de celle d'un oiseau filant à toute vitesse dans les aires. À chaque fois qu'il ralentissait, Karis donnait un nouveau coup dans la luge, et c'était reparti pour un tour.
— Ne vous éloignez pas trop ! On n'a pas testé la glace à cet endroit ! leur hurla Dirann d'une voix inquiète. Et n'allez pas côté Dalren, bon sang !
Mais les deux Novices étaient bien trop pris par leur jeu pour prêter attention aux avertissements du Guérisseur. Ou au bruit, presque imperceptible, de la glace qui gémissait sous leur poids. Ils étaient presque au milieu de la rivière lorsque Limbe redresse légèrement la tête. Dirann, Unili et Calizo s'étaient arrêté.
— Revenez ! leur aboya l'Apprentie.
— Quelle bande de rabat-joie, soupira Limbe Cette glace est parfaitement solide, on n'a jamais eu le moindre problème.
Il se leva de la luge et donna un coup de pied par terre pour illustrer son affirmation.
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu es fou ! s'affola son amie.
— Je teste la glace. Aucun problème, tu vois ?
Un craquement le contredit presque immédiatement. Limbe sursauta. Une lueur de peur passa dans les grands yeux bleus de la Novice. Il jeta un coup d'œil aux fêlures qui s'étaient formées autour d'eux. Ses épaules se tendirent.
— D'accord, j'ai parlé un peu vite, concéda Limbe en se mordant la lèvre.
Karis avança pour revenir sur leurs pas. Craquement.
— Par Kya... jura-t-elle sans parvenir à dissimuler le tremblement de sa voix.
— Tout va bien ne t'inquiète pas, on va juste y aller doucement, tenta-t-il pour la rassurer.
Quel imbécile ! La glace s'avérait beaucoup plus fine au centre que ce qu'il avait prévu. Il se baffa mentalement de l'avoir fragilisé. Lorsqu'il déplaça son pied, une fracture en forme de toile d'araignée apparut. Son cœur tambourina plus fort contre ses tempes. Pourquoi diable avait-il fait le malin. Comme d'habitude, gros nigaud, lui souffla sa conscience.
— Ça va aller, murmura-t-il plus pour se persuader lui-même que pour son amie.
— Ce n'est pas drôle, je n'aurais pas dû te pousser aussi loin, bafouilla Karis.
— Ne bougez plus, leur indiqua Unili en se rapprochant avec précaution à une dizaine de mètres d'eux.
Craquement. L'Apprentie s'arrêta net. Dirann et Calizo, eux, s'étaient éloignés. Mais au vu du geste compatissant du Guérisseur, qui avait la main posée sur l'épaule de la Novice, la blonde n'avait pas l'air d'en mener large non plus.
— Voilà ce qu'on va faire, reprit Unili d'un ton ferme. Je vais essayer de vous ramener vers moi.
Limbe arqua un sourcil. La végétation était quasi nulle en hiver, aucun bout de bois ne pouvait leur servir de perche. Il glapit et se déplaça brusquement lorsqu'une portion de glace se brisa sous ses pieds.
Une lumière l'aveugla. Unili avait jeté un trait coloré pour attraper les deux Novices. Mais seule Karis fut happée et projetée avec violence au loin. Son cri de surprise fut noyé par un énième craquement, bien plus fort cette fois-ci. Limbe n'eut même pas le temps de crier.
Son cœur tambourina contre ses tempes.
La surface gelée se déroba sous lui.
Une eau qui lui brûla la gorge l'engloutit. Il reste un instant désorienté, perdu dans les ténèbres asphyxiantes. Ses bras et ses jambes se débattirent, gesticulèrent dans tous les sens. Même s'il savait à peu près nager, comme tous les Novices, la panique lui faisait perdre tout sens de coordination. Ses vêtements alourdis par l'eau l'emportaient inexorablement vers le fond. Il avait beau se débattre, rien à faire, la surface restait hors d'atteinte.
Le froid l'engourdissait. Quelques minutes – à moins que ce ne furent de longues secondes – passèrent. Il n'avait plus l'énergie pour lutter, surtout que l'air lui faisait défaut.
Soudain, un bruit lui parvint.
Il ouvrit les yeux. La lumière de la surface était partiellement obstruée par une forme mouvante. Une main le saisit fermement. Cette main salvatrice arrêta sa descente, puis le tira vers le haut. Limbe se laissa faire, soulagé.
L'air revint. Malgré la douleur de ses muscules et de ses poumons en feu, il fit un effort pour atteindre l'endroit où la silhouette de Dirann lui faisait signe. Le Guérisseur le saisit par les épaules, le hissa sur la glace puis le traina un peu plus loin pour être à l'abri d'un nouvel effondrement.
— Idiot, maugréa Dirann entre ses dents.
Limbe était trop choqué pour répondre. Il se laissa faire lorsque le Guérisseur lui retira son manteau trempé et le couvrit du sien à la place. Toute trace d'amusement avait disparu de ses yeux bleu-vert remplacée par un air sévère.
Une silhouette grelottante s'approcha d'eux.
— Recouvre-toi, tu vas attraper la mort, lui ordonna Dirann.
Unili, trempée de la tête au pied, sa longue tresse pendant au creux de ses reins, hocha vigoureusement la tête. Elle se saisit de son propre manteau et de son pantalon, qu'elle avait dû retirer avant de plonger pour repêcher son cousin.
— Désolée, j'ai mal visé, dit-elle.
— Non, non, c'est de ma faute. J'aurais dû t'écouter, ajouta-t-il à l'encontre de Dirann, en claquant des dents.
Karis, sèche, lui jeta un regard compatissant. Une quinte de toux secoua Limbe, qui cracha l'eau qu'il avait avalé.
— Je ne te le fais pas dire, c'était stupide, marmonna l'Apprenti d'Horrys. Bon, plus de peur que de mal. Mais il vaudrait mieux rentrer avant que vous n'entriez en hypothermie.
Le groupe n'attendit pas plus longtemps et s'éloigna du trou béant dans la glace.
✷
Leur arrivée à la Citadelle ne passa pas inaperçue. Si Dirann parvint à convaincre Calizo d'aller chercher Hyridéna, il ne put persuader Karis de quitter l'infirmerie. La Novice restait cramponnée à sa sœur, qui lui tapotait doucement la tête. Elles étaient assises sur un bloc de pierre surmonté d'un matelas, qui servait aux Guérisseurs pour ausculter leurs patients.
Limbe s'était placé près du feu qui diffusait une douce chaleur dans la pièce. Il se faisait le plus petit possible. Sa gorge le démangeait, chaque respiration était douloureuse. Mais avant tout, il regrettait amèrement qu'Unili ait dû se mettre en danger pour le sauver. Il osait à peine regarder sa cousine
— Par la Déesse, vous en faites tous une tête, s'exclama la Guérisseuse en entrant dans l'infirmerie.
Horrys – c'était son nom – entra d'un pas lent, flanquée de Lumi et Hyridéna. Limbe sentit aussitôt les bras de sa mère le serrer contre elle. Il grimaça mais finit par enfouir son nez dans ses cheveux bouclés, dont l'odeur l'apaisa.
— Désolé, hoqueta-t-il, c'était bête.
— Qu'est-ce que tu as encore fait ? s'écria la Maîtresse avec une pointe d'inquiétude dans sa voix. Est-ce que tout le monde va bien ?
— C'est de notre faute à tous tante Hyridéna, intervint Unili après lui avoir expliqué ce qu'il s'était passé. On aurait dû mieux vérifier la solidité de la glace avec Dirann.
D'après sa légère moue sur son visage, le jeune ne paraissait pas être tout à fait de cet avis, mais ne dit rien. Limbe lui en fut gré.
— N'importe qui aurait pu tomber, renchérit Unili.
— Mais il a fallu que ça tombe sur toi, soupira Hyridéna en jaugeant son fils d'un air suspicieux.
Limbe baissa la tête, les joues rouges d'embarras. Sa mère posa sa tête contre la sienne pour le réconforter. En face d'eux, Lumi frottait de ses mains le dos de sa fille, comme si le geste était plus efficace que le feu qui crépitait.
— L'essentiel, c'est que tout le monde aille bien, rappela-t-elle. Mais évitez le patinage la prochaine fois, on vous répète chaque année que c'est extrêmement dangereux. Vous avez eu de la chance qu'Unili et Dirann soient là. Imaginez si c'était des soldats du Dalren qui vous avaient repêchés ?
Elle se tourna vers sa fille avec une moue étonnée.
— D'ailleurs, tu n'es pas censée être à l'entraînement avec Garlia à cette heure-ci, toi ?
Unili ouvrit la bouche, mais avant qu'elle ne puisse articuler un seul son pour se justifier, la porte de l'infirmerie s'ouvrit à nouveau. Un homme apparut sur le seuil, et plissa ses yeux bleu glacier. Au vu de ses cheveux bruns hirsutes, il avait sûrement passé l'après-midi à monter la garde sur les remparts, où le vent soufflait de toutes ses forces. Il croisa les bras à la vue de tout ce petit monde rassemblé dans la pièce.
— Les nouvelles vont vite on dirait, commenta Horrys.
Le Maître hocha la tête et parut soulagé en voyant Unili, qui avait replié ses jambes, une couverture sur les épaules. L'Apprentie lui sourit faiblement. Karis se leva et enlaça Sorra, mais son père la repoussa doucement. Il garda néanmoins sa main sur sa tête en ébouriffant ses cheveux.
— A vrai dire, je ne venais pas pour ça au départ, dit-il en jetant un coup d'œil en direction d'Horrys,
La Guérisseuse parut se rappeler quelque chose et s'en alla dans la réserve.
— Mais sur le chemin, j'ai entendu dire que votre partie de jeu avait mal tourné, ajouta-t-il.
— Comme tu peux le constater, tout va bien maintenant, répondit Lumi sans le regarder.
Un silence pesant s'installa. Limbe remarqua l'air inhabituellement lugubre d'Hyridéna. La femme parut remarquer son trouble et lui envoya un sourire.
Horrys revint avec un petit pot et le donna à Sorra. Une odeur de miel s'en échappait malgré la présence d'un couvercle. Le Gardien hocha la tête puis articula un bref remerciement avant de poser la main sur la poignée de la lourde porte de bois.
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Dirann avant d'ajouter devant l'air réprobateur du Maître : C'est pour les comptes.
— Des somnifères, répondit Horrys à sa place.
Karis roula alors des yeux et mima une expression de dégoût qui fit rire tout le monde, sauf Hyridéna.
— Pas encore, ronchonna-t-elle. Ce truc-là donne mal au ventre.
— Tu exagères, ce n'est pas si terrible, soupira Sorra.
Limbe resserra la couverture qu'on lui avait donné autour de ses épaules, parcouru d'un frisson.
— Tu devrais plus écouter ta fille, dit Hyridéna. Qu'est-ce qu'une enfant de son âge fait avec des somnifères ?
Sorra lui jeta un regard mauvais. Limbe se raidit. Si Karis faisait déjà peur lorsqu'elle le fusillait du regard – chose qui ne manquait jamais d'arriver lorsqu'il sortait une bêtise – celui de son père le glaçait jusqu'aux os. Les cernes de son visage creusé le rendaient encore plus effrayant que sa voix à la fois grave et faible.
— Occupe-toi de ce qui te regarde. Ce n'est pas mon enfant qui a failli mourir noyé, répliqua-t-il.
Limbe se retint de répliquer que sans l'intervention de sa sœur, Karis serait aussi tombée à l'eau. Mais il se tut. Il en avait assez fait aujourd'hui.
— Prends-nous pour des imbéciles, ricana sa mère, loin de se laisser démontée par le ton du Gardien.
— Calmez-vous, soupira Lumi.
— Je suis très calme, objecta sa sœur. On a le droit de se poser des questions, non ?
— Et depuis quand le sort de ma fille t'intéresse ? continua Sorra.
— Papa, s'il te plait... murmura Unili.
Ils firent la sourde oreille. Les adultes pouvaient être parfois pénibles... Limbe préférait se concentrer sur la chaleur du feu. Les flammes ondulaient dans l'âtre, comme des serpents dorés dressés en l'air. Il frissonnait rien qu'en pensant à l'eau sombre sous la glace.
— Si elle a quelque chose à me dire, qu'elle le dise, aboya Sorra.
— Vous m'excuserez, je vais me changer avant d'attraper un rhume, marmonna Unili.
Elle se dégagea brusquement de l'étreinte de Lumi. Sorra la laissa passer sans un mot. Dirann jeta un regard inquiet à la jeune femme, puis prit sa suite, marmonnant une excuse invraisemblable à propos d'une corvée qu'il avait oublié de réaliser. Si personne ne le crut, personne ne fit de commentaires. La porte de l'infirmerie se ferma.
— Pitoyable, s'exclama Hyridéna avant de se tourner vers Karis. Pourquoi est-ce que tu prends ces somnifères tous les soirs ?
La Novice jeta un regard déboussolé à son père, puis à Lumi, qui n'avait pas l'air plus avancée qu'elle, mais dont le regard s'était fermé. Limbe chercha à envoyer un signe de réconfort à son amie, mais la jeune fille l'ignora.
— Karis fait des insomnies, expliqua Horrys. Ce n'est pas nouveau, cela fait des années.
— Tu parles ! Il a plutôt quelque chose d'autre à cacher ! Quel genre de père drogue sa fille pour qu'elle dorme ?
— Qu'est-ce que tu insinue très exactement ? grogna Sorra en plissant les yeux.
— Tu sais très bien ce que je veux dire, cracha sa belle-sœur.
Silence. Limbe surprit le regard désespéré de Lumi. Ses yeux passaient de son mari à sa sœur, et elle semblait perdue, écartelée entre les deux mais murée dans son silence. Le jeune homme restait perplexe, tapotant distraitement ses cheveux encore mouillés : quel était le problème avec ces somnifères ? Sorra posa le pot sur un des étagères.
— Ce sont des accusions extrêmement graves, reprit Horrys d'un ton choqué avant de se tourner vers Sorra. Jamais je ne donnerais des somnifères si je pensais que...
— Ne me regardez pas avec vos yeux effarouchés, je ne fais que dire ce que tout le monde pense tout bas, dit Hyridéna.
Le Novice serra la main de sa mère. Il voulait qu'elle arrête, mais Hyridéna raffermit sa poigne sur ses doigts.
— Comment oses-tu affirmer une chose pareille ? hurla Sorra.
Limbe poussa un cri lorsqu'il attrapa sa mère par le bras, les yeux bouillonnants de rage. Mais il n'y avait aucune peur sur le visage de sa mère, juste un profond dégoût.
Le jeune homme pria pour que son père entre dans l'infirmerie et arrête la dispute, mais la porte resta close. Sans doute faisait-il son tour de garde, sinon il serait venu avec Horrys. Il se recroquevilla.
— Par la Déesse, calmez-vous, s'écria Lumi en les séparant avec violence. Vous n'avez pas honte de vous comporter ainsi devant des enfants ?
Ils se jaugèrent un instant avec animosité.
— Espèce de vipère, jura-t-il.
— Au moins je suis une vipère fidèle, répliqua Hyridéna d'un ton sarcastique.
Sans le regard d'avertissement de Lumi, Sorra aurait sans aucun doute déverrouiller l'izu sur lequel il avait la main posée. Il avisa sa femme un instant, reprit le pot de somnifère, puis fit volte-face pour sortir de l'infirmerie avant d'appeler sa fille sèchement. Karis sursauta et s'exécuta aussitôt non sans jeter un regard désolé à Limbe.
— Eh bah, soupira Horrys en se grattant le crâne, ça doit être amusant les dîners de famille chez vous.
— Ça irait mieux si certain ne faisait pas tout capoter, grommela Lumi en jetant un regard lourd de reproches à sa sœur. Comment peux-tu croire de pareilles rumeurs, il ne ferait jamais cela !
— Tu es aveuglée par l'amour, répliqua celle-ci. Ce n'est que son vrai visage. Et je refuse d'avoir quoi que ce soit à faire avec quelqu'un comme lui.
Lumi ne répondit pas. Heureusement qu'Unili était partie au bon moment. Peut-être sa cousine avait-elle senti que les choses tourneraient au vinaigre. Surtout que les deux adultes avaient manqué de s'étriper pour des broutilles.
— Ça va mieux mon petit ? lui demanda Horrys en lui adressant un rictus rassurant devant son air renfrogné. Viens avec moi à la cuisine, on va te faire un thé pour continuer à te réchauffer.
Limbe opina du chef, trop heureux d'échapper à l'ambiance lourde qui s'était installée entre sa mère et sa tante. Hyridéna ne le retint pas. Il suivit la vieille Guérisseuse jusque dans le couloir aux murs stériles. Des éclats de voix retentirent depuis l'infirmerie.
— Pourquoi sont-ils tous comme ça ? grinça-t-il en marchant lentement pour s'adapter à la démarche d'Horrys.
— Comment ?
— Je ne sais pas, juste... je sais que Maman s'inquiète pour Lumi, mais...
— Ce sont leurs histoires, le coupa Horrys. Tu n'as pas à t'en préoccuper, ils sont assez grands pour régler leurs différends tous seuls.
— Visiblement pas, marmonna-t-il.
Sa remarque arracha un petit rire à la Maîtresse. Mais Limbe, lui, ne souriait plus du tout.
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Comme repoussé par une force invisible, Limbe se sentit tiré vers la surface. Il fut éjecté de l'eau et roula sur la glace. Le vent glacé, qui se transforma en un rire masculin, lui hérissa les poils de la nuque. À plat ventre, il fixa avec dédain le trou par lequel il avait sauté. Pourquoi avait-il échoué ?
Un tourbillon de souvenirs, pensées et émotions l'avait assailli et arrêté sa descente vers les profondeurs de l'inconscient. Souvenirs qui le laissaient songeur, mais il n'y avait guère le luxe de s'y pencher.
Une silhouette floue l'observait depuis la glace. Le rire retentit à nouveau. D'un geste rageur, l'Apprenti se releva. Il ne pouvait abandonner, c'était absolument hors de question. Il lui devait au moins ça.
Limbe prit le temps de reprendre son souffle, puis plongea à nouveau sous la glace.
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J'espère que ce chapitre vous aura plu :3 A la semaine prochaine !
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