Chapitre 26 - Seul
Seul.
Limbe était désespérément seul.
En une seconde, la représentation mentale de Karis avait explosé en un millier de fragments qui avaient aussitôt fondu dans la glace, comme s'ils avaient été aspirés par cette dernière. Transi de froid, les mains plaquées contre la surface du lac, Limbe jetait des coups d'œil affolés dans tous les sens. Nulle trace de sa meilleure amie.
Envahi par la panique, il hurla son nom à plusieurs reprises. Mais seul le vent lui répondait en battant de plus belle contre son dos. Il sentit le rythme du cœur de Karis – ou le sien plutôt à présent – accélérer d'un coup. Qu'avait-il fait ?
Il marcha un peu, dans l'espoir d'apercevoir sa silhouette quelque part. N'importe où. Mais la seule chose qui tranchait dans ce paysage désolé était la présence d'un petit tas de terre, là où il s'était assis, couvert de fleurs bleu-violet.
L'intrusion animique de Limbe se limitait au Cœur. Autrement dit, même s'il pouvait sans doute utiliser sans encombre ses pouvoirs, ils ne lui serviraient strictement à rien. Il retint un grognement de frustration. Il fallait qu'il trouve de l'aide. Et vite. L'apparition de ces charmantes petites plantes ne pouvait signifier qu'une chose : son Esprit et son Cœur commençait à s'approprier le Corps de Karis. Et bien qu'il ne sache pas exactement de quoi il en retournait, il n'y lisait pas un bon augure. Il était terrifié à l'idée qu'il soit la cause de la disparition définitive de l'Apprentie.
Seul maître aux manettes de ce Corps, il tenta de se lever. Parler était une chose, mais trouver l'équilibre propre à l'Ashkani sans sa présence pour se maintenir debout en était une autre. Surtout qu'il pouvait sentir à quel point il était déshydraté et affaibli.
Loin de baisser les bras, il se mit doucement à genoux. Il s'aida de planches de bois, encastrées dans un creux du mur de grès en guise d'étagères, pour se hisser progressivement. Il fit tomber au passage quelques vêtements, un peigne édenté, ainsi qu'un livre de prières qui chuta dans un bruit sourd.
Une fois qu'il s'était assuré de tenir sans le secours de la paroi, il esquissa un pas timide. Quelle sensation étrange d'être dans le Corps d'une autre ! Tout était différent. Des mèches de cheveux brun foncé lui chatouillaient les joues lorsqu'il regardait vers le bas, ses épaules étaient plus étroites que d'habitude, et il semblait bien plus petit de taille. Mais bien qu'au cours de ces dernières semaines sa connaissance de l'anatomie féminine se soit améliorée, il préférait ne pas s'attarder plus longtemps sur ce genre de comparaisons. Avec la désagréable impression collée à la peau de ne pas être à sa place, il se dirigea vers la porte, toujours appuyé contre le mur.
Au même moment le battant pivota. Malgré l'heure matinale, Garlia se tenait sur le seuil avec son uniforme, et ses izus accrochés à sa ceinture. Mais les cernes sous ses yeux gris trahissaient sa fatigue. Limbe espérait que Calizo arrive à sa suite, mais la doyenne ne semblait pas être accompagnée.
— Jil m'a raconté ce qui c'était passé, ce n'était pas franchement malin. Un objet aurait suffi pour servir de réceptacle à un Esprit et un Cœur, marmonna-t-elle. La bonne nouvelle, c'est que la Guérisseuse a plus ou moins stabilisé l'état de Limbe. Enfin, de son Corps.
Limbe afficha un air désorienté. Garlia leva les yeux au ciel.
— Il reste quels détails à régler, continua-t-elle. Mais ce n'est pas ce qui m'amène ici. Calizo m'a juré que tu étais au bord du trépas, et il faut bien avouer que tu as une de ces têtes...
Perdant le fragile équilibre qu'il avait acquis, le jeune homme se laissa choir sur le matelas. Le sol tournait à nouveau autour de lui.
— Je l'ai perdue, lâcha-t-il.
La Maîtresse arqua ses minces sourcils, puis ferma les yeux. Cependant, il eut le temps de lire un éclair de déception mêlé de dédain dans son regard. Les bras croisés, elle fit volte-face et s'en retourna dans le couloir adjacent au dortoir.
— Superbe, lança-t-elle d'un ton sec mais tranchant comme un rasoir. Je vais pouvoir annoncer à Hyridéna que son fils est mort.
— C'est l'inverse ! s'écria l'Apprenti.
Garlia s'approcha à nouveau, s'accroupit avec une étonnante souplesse pour son âge, et releva son menton avec vigueur. Il ne parvint pas à soutenir son regard de braise.
— Il va falloir être plus précise, jeune fille. As-tu perdu Limbe oui ou non ?
— Je ne suis pas Karis, rectifia Limbe d'une voix tremblante.
Une lueur d'intelligence passa sur le visage ridé de Garlia. Interdite, elle fixa un instant le vague. Le cerveau de Limbe, lui, fonctionnait à cent à l'heure. Il était inenvisageable de raconter exactement comment il avait provoqué la disparition de son amie. S'il exposait ses pensées les plus intimes à Garlia, Karis l'étriperait sûrement elle-même. Enfin, à condition qu'elle revienne...
— Je ne sais pas quoi faire pour la ramener, avoua-t-il. Elle a juste... disparu de sa conscience.
La doyenne serra les poings. Puis, sans que Limbe ait le temps de dire « ouf », sa main droite s'abattit avec force sur sa joue. Le choc le laissa étourdi, choc rendu d'autant plus douloureux par la dureté de l'alliance au doigt de Garlia. Le sol tangua à nouveau autour de lui.
— Ma présence a comme... déséquilibré son Âme, simplifia-t-il pour tenter de s'expliquer.
— Comment ça ? hurla la Maîtresse. L'Esprit et le Cœur ne disparaissent pas comme ça, à moins de l'avoir voulu !
Limbe grimaça mais décida de jouer le tout pour le tout.
— Son Corps ne supportait pas deux maîtres. Elle m'a laissé sa place, mentit-il avec aplomb.
Limbe crut que la doyenne allait s'évanouir. Mais bientôt, son visage tourna du grisâtre au cramoisi et un rictus de rage déforma ses traits.
— Tu es en train de me dire que la dernière des Ashkanis aurait été assez stupide pour faire ça ?
Limbe frémit. Garlia n'avait que faire de Karis en tant que personne. Mais si elle venait à disparaître, c'était tout l'espoir de la Citadelle qui s'éteignait avec elle. Bien sûr, les pouvoirs d'une seule Ashkani n'étaient pas grand-chose en tant que tels face à une guerre contre le Dalren. Mais perdre la dernière Ashkani, c'était perdre à jamais des dizaines de Clefs à plusieurs maîtrises.
— Elle m'a sauvé, bafouilla-t-il en guise de justification.
— Silence ! tonna-t-elle. Raconte-moi exactement ce qu'il s'est passé. Est-ce que tu as vu son Esprit et son Cœur sortir et disparaître ?
Il secoua la tête. Au contraire, ils avaient plutôt semblé s'enfoncer encore plus profondément dans son Âme. Lorsqu'il raconta cela à la doyenne, sa colère parut s'adoucir sans qu'il ne comprenne le pourquoi du comment. Mais le soulagement de Limbe fut de courte durée.
Jil apparut sur le seuil, son visage habituellement jovial remplacé par une expression de panique.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il d'un ton inquiet, les mains sur les épaules du Corps de la jeune fille. Calizo m'a dit que tu avais craché du sang.
— Merci pour les détails, le coupa Garlia en fronçant le nez. Bien que cette petite scène soit très touchante, nous avons un léger problème.
— Seulement léger ? ironisa Limbe à mi-voix.
Jil jeta un regard interrogateur et suspicieux dans la direction de la doyenne du Conseil.
— Rien de grave. Ta chère nièce a juste très peu de volonté. Son Esprit et son Cœur se sont apparemment réfugiés dans son inconscient pour supporter la pression. Rassure-toi, ajouta-t-elle à l'intention de Limbe, elle n'en mourra pas. Normalement.
Jil parut abasourdi, puis plissa les yeux. Il s'éloigna quelque peu de Limbe avec un geste d'excuse, se rendant compte de sa méprise.
— C'était de la folie de lui faire faire une Clef à double maîtrise, grinça-t-il.
— Permets-moi de te rappeler que sans cette Clef, Limbe serait mort à l'heure qu'il est. En plus tu n'avais pas ton mot à dire, tu n'es pas son tuteur.
La gorge de Limbe se serra. Mort ? Dans quel pétrin s'était-il fourré à Numarie pour que même Garlia soit aussi pessimiste sur son sort ? Il secoua la tête. Une chose à la fois. Il se préoccuperait plus tard de son Corps. Cependant, il se remercia d'avoir demandé avant des nouvelles de sa sœur à Karis, sans quoi il n'aurait probablement pas pu se concentrer pleinement sur ce qui importait pour le moment.
— Donc on peut la ramener ? s'enquit-il en mettant fin aux regards de chiens de faïence qu'échangeaient les deux Gardiens.
— En théorie oui, lâcha Garlia.
Le jeune homme eut l'impression qu'un poids venait de lui être arraché de son torse. Il se tourna avec espoir vers Jil, qui avisait toujours sa tante d'un œil mauvais.
— L'inconscient se dissimule au plus profond de l'Âme, comme une porte cachée, lui expliqua le Maître. Tu dois trouver cette porte pour retrouver son Esprit, son Cœur, et les ramener tous deux à la conscience.
Malgré son assiduité en cours d'intrusion animique, Limbe n'était pas sûr d'avoir tout saisi. Il se gratta la nuque avec un air embarrassé.
— La représentation de l'Âme de Karis est un lac gelé. Ça veut dire qu'il faut que j'aille sous la glace ?
— S'il n'y a rien d'autre, oui, affirma la doyenne avant d'avoir un petit rire. Un lac gelé eh bien, son Âme est faible. Je mettrai presque ma main à couper qu'elle finira comme son père.
Limbe sentit son sang bouillir dans ses veines. Il avait entrevu les penchants mélancoliques de son amie, mais il ne la croyait pas capable de les abandonner. Non, elle ne pouvait pas. Pourtant, il revoyait encore et encore l'image de sa conscience se briser. Plus que jamais, il regretta de ne pas avoir fait plus attention à son amie ces derniers temps.
— C'est faux ! protesta-t-il avec véhémence. Vous n'avez pas de Cœur ! Vous pourriez avoir plus de compassion pour quelqu'un qui a perdu sa famille.
— Mieux vaut n'avoir pas de Cœur que pas de cervelle, répliqua Garlia. Et puis, qu'est-ce que tu y connais à la perte ? Karis n'est pas morte, mais bonne chance pour la retrouver.
Elle claqua la porte de la chambre avec violence. Consterné par son attitude, Limbe ne pipa mot. Jil affichait un regard dur.
— Que Kya l'emporte aux Enfers, marmonna-t-il en croisant les bras.
L'homme poussa un soupir, le regard voilé.
— Je sais que je peux la retrouver, ne vous en faites pas, déclara Limbe pour réconforter le Maître.
Le dire à voix haute lui donnait la force d'y croire. L'Âme était une énergie mystérieuse, imprévisible. Mais il était si rassuré de savoir que quelque part dans son inconscient, Karis vivait encore qu'il voulait balayer toute son angoisse. Il fallait qu'il la ramène, il ne pouvait en être autrement. Et puis, il lui devait bien une fière chandelle pour ce qu'elle avait fait en lui sauvant la vie.
— Je sais que tu peux, lui sourit Jil gentiment. Mais Garlia marque un point : il faut qu'elle ait envie de revenir. Il va falloir la convaincre, surtout si son Corps supporte mal vos deux présences, il faudrait aller voir où en est Horrys avec ton Corps. Je connais Karis, si elle t'a laissé sa place c'est parce qu'elle s'est inquiétée pour toi.
— Je comprends si vous m'en voulez, balbutia l'Apprenti, mais je ne vais pas baisser les bras. Je la ferai revenir.
Jil détourna la tête.
— Va la sauver maintenant, c'est tout ce que je te demande. Dis-lui qu'il faut qu'elle nous revienne. Que Lumi serait anéantie s'il lui arrivait quoi que ce soit.
Limbe hocha doucement la tête. Sa conscience se replia à nouveau dans le paysage enneigé. Il poussa un juron en découvrant que la terre et les fleurs avaient progressé sur la glace fissurée. Le temps lui était compté. Sans trop de difficultés, il écarta quelques morceaux glacés qui laissèrent apparaître une eau ténébreuse d'où se dégageait une inexplicable odeur sucrée. Sûrement l'inconscient et ses bizarreries.
— Il fallait que ce soit une eau glaciale et douteuse, hein ? lança-t-il dans le silence pesant, espérant vainement que Karis lui réponde. Bon, j'arrive, ne t'en fais pas.
Une fois que le trou fut assez large, Limbe inspira profondément. À présent, il commençait à douter de sa réussite. La surface qui clapotait lui rappelait de mauvais souvenirs. Si la métaphore de l'Âme n'était pas un processus inconscient, Limbe aurait juré que Karis avait choisi cette forme juste pour l'enquiquiner.
Mais ce n'était pas le cas, et par-dessus tout, son amie avait vraiment besoin d'aide. Il ne pouvait pas ne pas essayer parce qu'il était effrayé. Le cœur palpitant de stress, le jeune homme s'élança et plongea dans l'eau. Il fallait qu'il répare son erreur. Il ignorait comment il allait exactement s'y prendre, mais il savait ce qu'il dirait à Karis.
Tu vas voir que tu mérites de vivre.
Limbe fut aspiré par des courants agités. La fraicheur de l'eau perçait son épiderme. Lorsqu'il ouvrait ses yeux, il ne voyait absolument rien. Juste une obscurité absolue. Des sons qu'il ne parvenait pas à identifier résonnaient, mélanges de mots déformés, de bruissement de vent, de pleurs mêlés à des rires.
Lorsque ses dernières réserves d'air le quittèrent, Limbe sentit son rythme cardiaque accélérer. Il s'était enfoncé trop profondément. À vrai dire il ne distinguait plus le bas du haut. Seul le mouvement des dernières bulles qui avaient roulé sur son front lui indiquait encore la surface.
Le souffle court, les paupières plissées, il aperçut de la lumière vers les profondeurs – enfin, plusieurs sources de lumière pour être exact. Malgré l'eau glacial qui lui piquait les yeux, il voyait très nettement une multitude de sphères dorées, écarlates, et azurées. Grâce à ses cours d'intrusion animique, il savait précisément de quoi il en retournait. Ces sphères qui voyaient dans l'inconscient n'étaient autre que des parties de l'Âme elle-même.
Azurées pour l'imagination, pensées et souvenirs.
Dorées pour les mouvements du Corps.
Écarlates pour les émotions et sentiments.
Le tout se mêlait dans une ronde qui tourbillonnaient en douceur dans tous les sens. Les sphères écarlates et azurées étaient en surnombre, à cause de la présence de l'Esprit et du Cœur du jeune homme. Il redoubla d'effort pour aller plus profond. Il fallait qu'il la trouve. Limbe ne pouvait pas revenir à la surface et abandonner l'elfe.
La culpabilité qu'il éprouvait était comme un poids qui l'emportait vers les profondeurs. Quel affreux ami il faisait. Pourquoi n'avait-il pas juste tendu une main à son amie, une main qui aurait peut-être pu l'aider si elle l'avait prise ?
Sa discussion avec Karis à la fête d'Aryna tournait en boucle dans sa tête depuis qu'ils partageaient le même Corps. Son amie avait l'air plutôt contente pour lui et Calizo au départ. Qu'est-ce qui avait changé pour qu'elle le lui reproche ? Se sentait-elle délaissée ?
Le froid le brûlait. Son cœur, lui, battait la chamade et tambourinait contre ses tempes. Il luttait contre l'irrépressible envie d'inspirer à pleins poumons. Réflexe qui lui serait fatal, il le savait bien, mais réflexe qu'il ne put contrôler.
L'eau entra dans sa gorge. Il poussa un cri muet.
Aussitôt, une sphère bleue – vieille de quelques années – l'enveloppa.
✷
J'espère que vous avez appréciez ce chapitre du point de vue de Limbe :3 Rendez-vous la semaine prochaine pour découvrir le souvenir ;)
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