Chapitre 24 - Contrecoup

Karis parvint enfin à ouvrir les yeux, elle était de retour à la Citadelle, dans son lit, enveloppée dans des couvertures. Une lumière artificielle lui perça la rétine si bien qu'elle plaqua aussitôt ses mains contre son visage. Le mouvement fut bien plus lent que ce qu'il aurait dû. Surprise, elle tenta de se redresser, mais son Corps bougea seulement de quelques centimètres avant que son dos ne retombe mollement contre le matelas.

— Holà, doucement, l'avertit Jil.

Karis cilla plusieurs fois avant de recouvrir une vision supportable. La lumière venait de fils bleutés qui ondulaient doucement au plafond, alimentés par la maîtrise de l'Esprit de Jil. Son oncle se tenait à son chevet, avec Lumi à sa droite qui la couvait d'un regard anxieux. Ils avaient l'air éreintés, toujours vêtus de leurs tenues de fête.

— Tu es restée inconsciente quelques heures. Ton Corps n'a pas trop apprécié d'avoir deux propriétaires, lui expliqua-t-il. Laisse-lui quelques minutes pour s'habituer.

Elle hocha péniblement la tête. Tous ses sens semblaient exacerbés – les couleurs trop vives, la couverture trop rugueuse – mais en même temps elle avait l'impression d'être nimbée dans du coton.

— Tu as soif ? Faim ? s'enquit Lumi.

— Soif, parvint-elle à articuler.

Lumi approcha un bol d'eau de ses lèvres, qu'elle avala avec avidité.

Ça fait du bien, retentit dans son Âme la voix de Limbe.

Karis manqua de pousser un glapissement de surprise. Sensation très étrange que d'être dans la réalité, mais en même temps, d'avoir ces sortes de coulisses où deux Esprits et deux Cœurs cohabitaient.

— Des nouvelles de Limbe ? Enfin, se rectifia-t-elle avec un signe vers son front, de son Corps ?

Lumi et Jil échangèrent un regard hésitant.

— Pas tellement, répondit la Maîtresse. On l'a ramené à la Guérisseuse qui s'occupe de lui. Elle nous a dit qu'elle le sortirait d'affaire, mais elle ne veut que personne ne la dérange. Il va falloir patienter un peu...

Mmm, je reconnais cet air, ça veut dire que ça sent le roussi, grommela Limbe. Oh tu sais quoi ? Je crois que je ne préfère rien savoir pour le moment. l'ignorance a parfois du bon.

Je suis sûre que la Guérisseuse va te soigner en un rien de temps. Elle trouve toujours quelque chose, le rassura Karis.

— Entre-temps, est-ce que tu... ou plutôt vous, allez tenir ? s'inquiéta Jil.

Karis hocha la tête. Ils n'avaient pas tellement le choix. Elle ne se sentait pas de refaire une Clef pour déposer l'Esprit et le Cœur de son ami dans un objet. Et si elle le perdait dans la manœuvre ?

— Est-ce que tu as mal quelque part ? l'interrogea Lumi.

Sa jambe tressautait nerveusement. Jil posa une main sur son épaule pour la calmer.

— Non, je suis juste fatiguée, la rassura Karis.

— Dans ce cas, on va te laisser te reposer, lui sourit Jil. On repasse bientôt.

Karis aurait voulu les enlacer, mais ils quittèrent la pièce avant qu'elle ne puisse se résoudre à formuler sa demande. Retenant un grognement de frustration, elle se mit sur le côté d'un mouvement enfin fluide.

Elle remarqua enfin que le dortoir était vide. Aucune trace de Léka ou de Calizo.

Bon sang ! s'étrangla soudain Limbe.

Karis arqua un sourcil d'un air perplexe. Ses doigts – ceux de son Corps – s'agitaient dans tous les sens, touchaient avec hésitation ses cheveux, ses joues. Elle mit un moment avant de réaliser que ce n'était pas elle qui était à l'origine de ces mouvements farfelus.

Arrête ça ! protesta-t-elle en ordonnant à ses mains de rester tranquilles. Ce n'est pas parce que tu es temporairement dans mon Corps que tu peux en prendre le contrôle.

Pardon, pardon, bafouilla aussitôt Limbe en levant les bras avec un signe d'excuses. Tu n'as pas idée d'à quel point c'est si perturbant d'être ici.

En faisant la moue, la représentation de Karis s'assit en tailleur sur le sol gelé de son Âme avant de poser son menton dans sa paume. Quant à Limbe, il fourra ses mains dans ses poches en lui lançant un regard visiblement embarrassé. Ses joues se coloraient d'une douce teinte rosée.

Quoi ? lâcha-t-elle au bout de quelques secondes de silence. Qu'est-ce qui te dérange tant que ça ? Tu peux me le dire, je ne serais pas vexée.

Un éclair de panique la traversa soudain. S'ils partageaient le même Corps, pouvait-il avoir accès à ses pensées et ses émotions ? La catastrophe ! songea-t-elle. Il ne manquerait plus que Limbe apprenne qu'elle avait un faible pour lui.

Comment dire... reprit Limbe en interrompant le cours de ses élucubrations paniquées. Eh bien, tu es une fille.

Merci de l'avoir remarqué, ironisa-t-elle avant de s'interrompre net.

La chaleur lui monta au visage. Voilà qui expliquait pourquoi ses bras s'étaient légèrement décollées de son buste, que sa respiration était comme volontairement ralentie, comme si un être étranger ne s'y sentait pas à sa place.

Soulagée, Karis afficha un sourire taquin, qui dissimulait merveilleusement bien sa gêne. Au moins, les apparences étaient sauvées : leurs Esprits et Cœurs semblaient être encore bien imperméables l'un à l'autre.

Ne t'avise pas de te moquer de moi, déclara son ami. J'aimerais bien t'y voir.

Je n'oserais pas voyons, se défendit-elle, amusée. Est-ce que tu peux me refaire cette espèce de petit air gêné par contre ? C'était hilarant.

Pour toute réponse, Limbe s'assit à ses côtés, puis lui asséna un coup de coude en la foudroyant du regard.

Tu n'as aucune pitié.

C'est l'hôpital qui se fout de la charité, répliqua-t-elle vivement. Ce n'est pas moi qui suis incapable de lâcher ma petite-amie quand une autre personne entre dans la pièce.

Limbe leva les yeux au ciel, faussement contrarié, avant de s'allonger en poussant un léger soupir. Karis l'imita. Pendant un instant, elle eut l'impression que rien ne s'était passé pendant la fête. Ni l'agression, ni l'étrange échange qu'ils avaient eu près de la fontaine.

Primo, j'avais justement lâché Calizo au moment où tu es arrivée. Deuxio, tu vas m'en parler pendant combien de temps encore ? ronchonna-t-il d'un air excessivement dramatique.

Maintenant que tu m'en donnes l'idée, jusque qu'à la fin de tes jours, plaisanta-t-elle.

Tout à coup, une matière froide s'abattit sur son visage. Debout, une boule de neige à la main, Limbe l'observait d'un air espiègle.

Espèce de... commença-t-elle, avant d'être interrompue par un nouveau lancer qui l'atteignit au front.

Elle ignorait que de la neige immatérielle, qui n'était qu'un décor de son Âme, pouvait faire aussi mal.

De quoi ? la nargua-t-il.

Tu n'es pas possible, souffla-t-elle.

Il n'y avait que lui pour se lancer dans une bataille de boule de neige après être passé à deux doigts de la mort. Mais ça, il l'ignorait.

Toute l'euphorie qui l'avait envahie depuis qu'elle l'avait sauvé s'effilochait petit à petit, et laissait place à une fatigue si intense qu'elle se sentait comme clouée sur son matelas. Elle réarrangea sa couverture, avant de réaliser en posant la main sur son cœur que celui-ci battait étrangement vite.

Si au cœur de l'Âme de Karis la température était glaciale, celle de son Corps se réchauffa soudainement, comme si elle s'était approchée trop vite d'un feu ardent. Elle retint une exclamation de surprise, avant de sentir le goût amer de la bile remonter dans sa gorge.

Karis rejoua mentalement sa conversation avec Jil, mais il n'avait pas eu l'air si catastrophé que ça lorsque la jeune elfe avait absorbé le Cœur et l'Esprit de son ami. Il avait même eu l'air étrangement calme. Peut-être Karis avait-elle fait une erreur autre part. Peut-être était tout simplement parce que son Âme était faible et que son Corps ne supportait pas deux maîtres.

Une violente crampe la saisit à l'estomac, la plia en deux dans un grognement de douleur. Une vague de nausée la saisit. Sans réfléchir, la jeune fille repoussa sa couverture pour se précipiter dans la salle d'eau la plus proche de l'étage. Là-bas, elle rendit le peu qu'elle avait avalé la veille. Lorsqu'elle essayait de se relever, le sol tanguait autour d'elle, et les crampes la saisirent de plus belle.

Oh, oh. Mauvais signe, grimaça Limbe.

Sans blague.

À partir de là, Karis perdit la notion du temps : les secondes auraient être des heures, elle ne s'en serait pas rendu compte. Sa seule mesure était les spasmes de plus en plus rapprochés qui la secouait, comme si son Corps cherchait à expulser ce visiteur indésirable. Mais si elle chassait le Cœur et l'Esprit du jeune homme, elle ignorait ce qu'il se passerait. Et la vision horrifique de deux sphères d'Âme se brisant en mille morceaux la convainquirent de tenir bon. Elle ne pouvait pas laisser mourir son ami.

Ça ne va pas du tout, s'affola Limbe. On devrait aller chercher de l'aide.

Fais-moi confiance. On n'a pas le choix !

Limbe plissa les yeux, peu convaincu par son argument. Lorsqu'il tenta d'ordonner au Corps de la jeune fille de se lever, celui-ci resta rivé au sol. Des pas discrets et légers se firent alors entendre dans la pièce. Calizo se tenait dans l'encadrure de la porte. Elle l'observait avec des yeux ronds.

— Tout va bien ? s'enquit-elle d'une voix effrayée, en accourant auprès d'elle.

— Comme sur des roulettes, affirma l'Ashkani avant de vomir derechef.

Ne fais pas l'idiote ! s'insurgea Limbe. On ne peut pas rester comme ça.

Je le fais pour toi, imbécile, grinça l'Apprentie en serrant les dents.

— Karis... est-ce que c'est du sang ?

La jeune fille mit un moment à analyser la question de Calizo, puis en passant sa langue sur son palais et constata en effet la présence d'un goût visqueux. Elle haussa les épaules avant de cligner des yeux. Depuis combien de temps était-elle ici ?

— Tu es brûlante, s'inquiéta la blonde en mettant la main sur son front après l'avoir saisi par le bras. Allez viens, va t'allonger, je vais aller chercher la Guérisseuse.

Karis aurait aimé lui dire qu'elle était déjà trop occupée – pour des raisons qu'elle n'était pas prête à lui expliquer – mais ses lèvres pâteuses étaient si lourdes qu'elles restèrent closes. Néanmoins, elle se laissa entraînée par Calizo, qui la soutint sur le chemin du dortoir. Une fois à l'intérieur, la blonde entrouvrit la bouche, puis la ferma, avant de soupirer.

— Tu sais quelque chose sur ce qu'il s'est passé ? Personne ne veut rien me dire. On nous a même interdit de revenir au dortoir avec Léka.

La peur régnait dans les prunelles bleues de son amie. Karis hésita, mais Limbe la devança en prenant le contrôle de sa voix.

— Je n'en sais pas plus que toi.

Inutile de l'inquiéter, se justifia-t-il lorsque la représentation de l'Ashkani haussa un sourcil.

— Mais tu étais avec ceux qui ont porté secours à Limbe et Léka, protesta Calizo. Tu as bien dû voir quelque chose !

Une odeur du sang envahit subitement les narines de Karis, lui donnant à nouveau la nausée.

— Fiche-moi la paix, glapit-elle.

Avec un geste agacé et pataud, elle s'emmitoufla dans sa couverture.

— Désolée... murmura Calizo. Je reviens.

Le bruit de la porte lui indiqua bientôt qu'elle était partie.

Ça ne sert à rien, ça va passer, rouspéta-t-elle.

Tu plaisantes, j'espère ? dit Limbe, le teint blême.

La fièvre diminua soudainement dans son Corps, de même que la nausée. Bien qu'elle soit encore un peu étourdie, la sensation de tournis s'était elle aussi évanouie.

Tu vois ? fit Karis avec un air triomphant. Je t'avais dit que tout allait bien.

Limbe marmonna un vague assentiment, mais la jeune fille perçu son soulagement. Elle allait se lever pour aller se rincer la bouche, mais poussa un cri d'effroi en levant les yeux et se laissa retomber sur son lit.

Debout près de la porte se tenait une silhouette plongée dans l'obscurité de la chambre. Ses larges épaules indiquaient qu'il s'agissait sans doute d'un homme, de taille moyenne. Mais aussitôt, l'ombre vacilla et disparut. Karis se frotta les yeux, une, deux, trois fois. Persuadée de ne pas avoir rêvé, elle alluma la chandelle qu'elle laissait à côté de son lit.

Malgré la pénombre encore présente, Karis distinguant des yeux perçants, qui l'observaient avec douceur. Elle poussa un soupir de soulagement.

— Oncle Jil, vous m'avez fait peur ! Déjà de retour ? s'exclama-t-elle.

Il s'approcha un peu plus d'elle, le visage à moitié éclairé par la flamme. Si l'homme portait le même uniforme que son oncle, sa chevelure était brune, non pas dorée, et ses traits plus larges que ceux du Maître. La jeune fille fut saisie de tremblements, muette de stupeur, lorsqu'il s'assit sur le rebord de son matelas.

— Tu m'as oublié ? demanda une voix grave.

Oh bon sang de bonsoir, jura Limbe, ne me dis pas que...

En reconnaissant la silhouette, le sang de Karis ne fit qu'un tour.



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