Chapitre 16 - Thilste
Milanne luttait contre son envie de fermer les yeux et de s'assoupir. Chose difficile à faire dans une salle à manger aux murs savamment ornés qui accueillait au moins une trentaine de personnes. Entre les frères et sœurs, les enfants, les neveux et nièces, les oncles et tantes de Niel de Larq, elle étouffait.
Pour couronner le tout, on l'avait placée juste en face du Lyllun, c'est-à-dire à dire au centre de la longue table rectangulaire qui traversait la pièce, chauffée par un feu dans une imposante cheminée. Elle sentait les regards étonnés et jaugeurs des enfants sur elle, les airs tranquilles de façade des anciens, mais faisait de son mieux pour garder bonne figure.
La jeune fille picorait des bouts de viande d'un coup de fourchette distrait, repassant en boucle sa discussion avec Anlin. Comment pouvait-elle percer la vérité à jour ?
À son grand soulagement, Milanne n'avait pas l'occasion d'en placer une avec Niel. Elle laissait parler de tout son saoul. Contrairement à ce qu'elle s'était imaginée à partir de son apparence négligée, il était une vraie pipelette. Tout semblait l'intéresser, de la littérature aux calculs astronomiques, en passant par l'étude de la botanique. Il n'avait pas fondé une université pour rien. Et même si le Lyllun l'avait particulièrement agacé par son refus de la laisser partir, il fallait bien avouer que sa conversation n'était pas inintéressante.
Cependant, elle se sentait incapable de rivaliser d'intelligence pour répondre à ce qu'il disait. De temps à autre, elle hochait la tête ou laissait échapper un bruit d'assentiment pour montrer qu'elle ne l'ignorait pas. À côté d'eux, le brouhaha des conversations alentours allaient bon train.
Milanne embrassa d'un coup d'œil les convives qui présentaient plus ou moins de ressemblance entre eux, jusqu'à arriver à une touffe de cheveux châtain qui retint son attention. Le menton posé dans le creux de sa paume aux doigts tordus, un visage dorénavant familier, l'air hagard, fixait l'horizon qu'on apercevait à travers les carreaux colorés des fenêtres. Elle fronça les sourcils, étonnée de trouver l'étudiant ici, sans son uniforme.
— Je pensais connaître toute votre famille, fit-elle remarquer.
— Je vois que vous avez remarqué mon neveu, Thilste, s'amusa Niel en suivant son regard. C'est celui-là même qui nous a interrompu hier.
— J'ignorai qu'il était aussi étudiant dans votre université.
— À peine arrivée, vous savez déjà tout. Vous lui avez parlé ?
— Je l'ai croisé dans la bibliothèque, confirma-t-elle.
— Cela ne m'étonne pas. Je crains qu'il ne préfère la compagnie des livres à celle des vivants, grimaça Niel.
Le jeune homme semblait en effet coupé des autres convives, silencieux mais observant la salle d'un regard attentif. Son air tranquille s'effaça soudain quand il s'arrêta sur Milanne. Il a compris qui j'étais, regretta-t-elle. Elle tritura son couteau, n'osant pas en regarder plus.
— Mes enfants et mes autres neveux et nièces ont l'habitude d'organiser un tournoi certains après-midis, reprit Niel, vous pourriez les rejoindre si vous êtes en quête de distraction.
Milanne cilla, n'ayant écouté qu'à moitié son hôte. Celui-ci dut prendre son air confus pour de l'appréhension, car il ajouta en s'esclaffant :
— Rassurez-vous, avec des épées en bois.
La jeune fille mit un instant à répondre. Dias aussi essayait souvent de lui donner l'occasion de nouer des liens avec les enfants voire petits-enfants de ses amis. Jusque-là, les choses n'avaient été guère fructueuses. Bien sûr, tout le monde était cordial et sympathique avec elle, mais Milanne soupçonnait la plupart des jeunes qu'elle fréquentait d'avoir surtout été poussés par leurs parents. Après tout, il était toujours utile que la fille d'un Orem se souvienne de votre nom.
— J'ai bien peur ne même pas savoir comment tenir une épée d'entraînement, avoua-t-elle, ravie d'avoir trouvé une excuse.
— Par Liha, vraiment ? s'étonna le Lyllun les yeux ronds.
Milanne opina du chef avec un petit rictus contrit. De nature profondément pacifiste, la majorité des Larinu rechignait à exercer toute forme de violence. Dias abhorrait les festivités qui incluaient des combats, même factices, préférant de loin les concerts de musique ou les pièces de théâtre. On ne pouvait pas en dire autant de son neveu, Ilia, mais il constituait l'exception qui confirmait la règle.
Niel parut vouloir ajouter quelque chose, mais Thilste s'était levé et se dirigeait vers lui. Sans adresser un seul regard à la jeune fille, l'étudiant lui glissa :
— Veuillez m'excusez mon oncle, je voudrais quitter la table si vous me le permettez. Il me reste du travail pour mes cours.
— Bien sûr mon garçon, si rater le dessert ne te fait ni chaud ni froid, tu es libre de partir. Et si tu as besoin d'une petite pause avant de te remettre à travailler comme un fou, je suis sûr que tu pourrais aller avec tes cousins au tournoi, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Thilste devait être tout aussi enthousiaste que Milanne à propos des épées et des combats, au vu de l'affaissement d'épaules qui le traversa, perceptible malgré l'épaisseur de sa tunique écarlate.
— On verra, marmonna-t-il avant de s'éloigner.
Niel ne sembla pas se formaliser de sa réponse laconique, un sourire amusé aux lèvres. Il poursuivit la conversation d'un ton allègre, qui réussit peu à peu à détendre Milanne. Néanmoins, elle fut tout de même soulagée de pouvoir s'éclipser lorsque le repas toucha à sa fin.
✷
Une fois sortie de la salle à manger, Milanne déboucha sur un couloir extérieur, dont les pavés s'enfonçaient dans de l'herbe grasse. Des plantes odorantes envahissaient les murs, et de multiples parterres colorés couvraient le sol entrecoupé de sentiers. Niel lui avait conseillé de visiter ses jardins privés pour se détendre. Mais plus que de se détendre, elle avait surtout besoin d'être seule. Et visiter ces jardins lui permettait d'échapper aux combats factices des enfants de Niel, dont on entendait les échos depuis la cour au cœur de la forteresse. Ces cris guerriers semblaient être le seul vestige du passé du lieu, qui avait troqué sa fonction martiale contre celle du savoir et de l'agrément.
Milanne marcha le long d'un sentier bordé de buissons de roses écarlate et ambrées d'où se dégageaient une divine odeur. Plus loin se trouvait des rangées d'arbres, pas assez serrés pour dissimuler le mur derrière, bien plus petit que les autres dans la forteresse. Au-delà, on entendait le murmure de l'activité de la ville.
Sans doute ce mur était-il purement décoratif. Du moins, si Milanne en croyait l'épaisseur des autres murs qu'elle avait longés pour se rendre dans ces jardins, et surtout les meurtrières. La forteresse avait dû être agrandie après la guerre, et donc, plus besoin d'épais remparts pour se protéger des raids askaniens.
Elle mourrait d'envie de grimper le mur et retourner à Rohir. Cependant, elle apercevait du coin de l'œil la silhouette d'Anlin, nonchalamment adossée contre un arbre qui affectait d'observer sa dague. Mais elle savait que la femme ne la quittait pas du regard. Son expression était indéchiffrable, si bien que la jeune fille préféra s'éloigner pour aller de l'autre côté des jardins.
Perdue dans ses pensées, Milanne sursauta lorsque le bourdonnement d'une guêpe frôla son oreille. Elle s'écarta vivement, et fit de grands gestes pour chasser la bestiole. Un ricanement retentit à sa droite.
Elle se retint de jeter un regard noir au jeune homme assis en tailleur dans l'herbe. Elle se figea en réalisant qu'il s'agissait de Thilste. Il avait sur les genoux une tablette où reposait un parchemin à moitié griffonné. Des traits d'encre formaient ensemble une combinaison savante de signes mathématiques, dont le résultat était laissé en suspens. Son pot d'encre avait été placé avec soin dans l'ombre formée par une pile de livres, au milieu d'un groupe de pâquerettes.
— Ce n'est pas très gentil de rire des gens, grommela Milanne.
— On aurait dit que vous combattiez un ennemi invisible, se justifia-t-il avec son accent aux intonations épurées.
Toutefois, il cachait mal son embarras, les joues cramoisies. Milanne eut pitié de lui. Il avait sans doute fui la table pour éviter de la croiser, et voilà qu'il se retrouvait face à elle. Cependant, il garda le silence, comme s'il ne lui avait jamais dit quelques heures plus tôt que son père était aux portes de la mort.
Thilste se replongea – ou fit mine de se replonger – dans son équation, sa plume suspendue en l'air. Au bout de quelques secondes, il redressa la tête, et parut surpris de trouver la jeune fille encore ici.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Par mégarde je crois que j'ai pris votre livre, répondit-elle en se triturant les mains. Il est dans ma chambre mais je vais le chercher tout de suite.
Une lueur de joie éclaira son visage.
— Merci ! s'exclama-t-il, sincère. Je le cherchais partout.
Milanne esquissa un bref sourire avant de tourner les talons de la manière la plus naturelle possible. Dès qu'elle se fut éloignée, Anlin se rapprocha et se plaça un peu en retrait, comme à son habitude. Elles longèrent sans un mot le couloir extérieur, bordé de colonnes torsadées, avant de rentrer à l'intérieur par une petite porte.
Le silence pesait sur les épaules de Milanne lorsqu'elles franchirent les couloirs aux murs rouges menant à sa chambre. Elle ne parvenait pas à trouver les mots pour interroger sa garde du corps sur Dias.
Parmi les tapisseries, les tableaux et les sculptures qui servaient d'ornement, la jeune fille s'arrêta brusquement au détour de l'entré d'un escalier de service. À moitié recouvert par un drap brun, une toile était pendue sur un mur. Avec un air curieux, elle le souleva avec précaution mais le lâcha aussitôt devant l'air réprobateur d'Anlin.
— Quand tu veux faire quelque chose, ne le fais pas à moitié, grommela-t-elle.
À la grande surprise de sa protégée, l'Askanienne tira d'un coup sec sur le tissu, qui tomba à leurs pieds. Milanne reconnut tout de suite la femme couronnée qui se tenait droite au milieu d'un décor terne, entourée de deux adolescents – l'un brun et l'autre blond – aux expressions vides.
— Par la Déesse... laissa-t-elle échapper.
Le front bombé, le regard déterminé, Tirina d'Arl les dévisageait de toute sa hauteur. Milanne frissonna. Les couleurs du tableau, presque délavées, accentuaient l'air sévère de l'ancienne reine du Dalren. Elle tenait dans sa droite main une épée, et sa main gauche était posée sur l'épaule du brun.
— C'est Larq je présume ? s'enquit Anlin en tapotant la surface où était peint l'autre jeune homme, un peu à l'écart.
Milanne hocha la tête. Niel ne se trouvait pas par hasard sur ce tableau. En montant sur le trône, la famille des Arl avait instauré une bien étrange tradition. On racontait qu'ils descendaient de la Déesse du jour, et qu'elle les avait placés elle-même à la tête du royaume. Mais lors de la disparition de Liha, leurs ennemis politiques avaient fait fi de leur sang divin, et avaient assassiné l'héritier du royaume. Pour qu'un tel événement ne se reproduisent jamais les Arl utilisaient depuis ce que les Dalreniens nommaient un Leurre. Un enfant du même âge, élevé de la même manière que le rejeton royal, dont l'existence servait à brouiller les pistes.
— Qu'est-ce que ça doit faire de vivre alors qu'on a pensé peut-être devenir roi ? s'interrogea Anlin à voix haute.
L'Askanienne n'avait probablement pas quand chose à faire des coutumes royales du Dalren. Sa seule allégeance allait à Dias. Elle se préoccupait encore moins de quelqu'un dont elle considérait sûrement la vie comme facile. Après tout, le Lyllun avait tiré de multiples avantages et compensations de son rôle de Leurre.
— J'imagine qu'on doit éprouver une certaine déception, répondit Milanne sans réfléchir.
Une voix retentit :
— Détrompez-vous, c'est la plus grande libération qui puisse exister.
Milanne fit volte-face, découvrant avec horreur que l'homme derrière elles n'était autre que Niel.
✷
Et c'est tout pour cette semaine :3 Merci de votre lecture !
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