Chapitre 13 - La fille de l'Orem
Milanne se réveilla en sursaut, le souffle court. Encore secouée par son rêve, elle se pinça le nez et ouvrit la bouche pour vérifier à nouveau que son visage était bien là. Rassurée, elle étira ses membres ankylosés puis frotta ses yeux collés par la poussière du sommeil.
Avec un soupir, elle jeta un coup d'œil vers la cheminée où un feu se mourrait. Non sans un grognement, la jeune fille se résigna à se lever pour lui rendre sa vitalité et s'assit sur le tapis en croisant les bras. Les flammes dansaient dans l'âtre. Il était trop tôt pour réveiller Anlin, qui ronflait paisiblement sur un matelas à côté de son lit. L'elfe sourit devant le spectacle. L'Askanienne devait être épuisée pour dormir sur ses deux oreilles.
Milanne ne tenait plus en place. Elle n'était plus seule dans l'Iracyl ! Le monde des Déesses avait ouvert ses portes à une autre mortelle. Elle ne comprenait cependant pas comment l'Askanienne pouvait partager son don. Elle n'avait rien de particulier pour une elfe. Pas de cheveux étranges ou autre anomalie physique. À moins qu'elle ne soit plus discrète.
Elle jeta un coup au miroir suspendu au-dessus de la cheminé, surprise de constater qu'il n'avait aucune trace de sa lutte avec Karis, ou de sa rencontre avec le Dymon maléfique. Même sa chemise de nuit était aussi propre qu'avant.
Un frisson l'envahit soudain. Elle qui n'avait jamais tenu un ustensile plus dangereux qu'un couteau de table, elle n'aurait pas pu lutter contre le Dymon. Milanne avait eu de la chance qu'on ait eu assez pitié d'elle pour venir à sa rescousse. Le geste de l'Askanienne restait d'ailleurs surprenant. Pourquoi fuir puis l'aider ? Même tes ennemis te trouvent trop empotée pour être capable te sauver toi-même, lui glissa sa propre voix moqueuse. La voix grinçante du Dymon résonnait encore à ses oreilles.
Elle ne pourrait pas se rendormir, mais heureusement elle se sentait aussi énergique qu'après huit heures de sommeil normal. À pas de loup, elle enjamba la silhouette massive d'Anlin puis poussa la porte de sa chambre. Il ne servait à rien de réveiller l'Askanienne. La forteresse était remplie de gardes qui ne demandaient qu'à sortir leurs épées si on osait s'en prendre à la fille de l'Orem.
Avant de quitter sa chambre, elle enfila ses chaussons et attrapa un châle bordeaux qu'elle posa sur ses épaules, les franges lui chatouillant les doigts. Dans les couloirs, elle ne croisa que des gardes qui discutaient à voix basse pour se maintenir éveillé. À son approche, ils se redressaient et adoptaient une mine si sérieuse que Milanne dut se retenir de ne pas pouffer, tant ils ressemblaient à des enfants pris en pleine bêtise.
Elle erra dans la forteresse, jusqu'à ce que ses pas la portent devant deux imposants battants en chêne, qui laissaient entrevoir une grande salle éclairée.
Le silence qui s'en dégageait l'invita à entrer. Il s'agissait d'une bibliothèque, dont les hauts rayons s'élevaient dans une harmonie parfaite. Milanne sautilla presque : elle avait tellement entendu parler de ce formidable puit de savoir, que Niel de Larq partageait avec son université. Les rangées de livres, empilées les unes sur les autres, atteignaient presque la coupole, plongée dans l'ombre malgré les flambeaux.
Une odeur divine envahit Milanne, celle du papier bien conservé. Les livres avaient toujours réussi à la distraire, même lors de ses plus grands chagrins. Quand sa grand-mère était morte à ses dix ans, Dias – qui venait tout juste de la recueillir – l'avait laissé parcourir pendant des heures sa bibliothèque personnelle. Il savait qu'il n'y avait qu'ainsi qu'elle noyait sa tristesse.
En songeant à son père, elle soupira. Il était impossible qu'elle retourne à Rohir. Si jamais elle parvenait à déjouer la surveillance de cette forteresse, on l'y reverrait sûrement dès qu'elle poserait le pied au palais de l'Orem. Mais elle ne pouvait pas non plus se résoudre à rester les bras croisés. Elle maudit in petto le Lyllun de Larq, qui la gardait ici comme une vulgaire prisonnière, avant de se rappeler qu'il ne faisait qu'exécuter les ordres de l'Orem.
Un gloussement retentit. Manquant de pousser un cri effrayé, Milanne chercha la source du son en jetant des coups d'œil aux rayons qui s'enchaînaient dans un ordre parfait. Soudain, elle aperçut la lueur d'une bougie.
Assis en tailleur dans le large encadrement d'une fenêtre, un jeune homme lisait, courbé sur un ouvrage usé. Ses cheveux mi-longs empêchaient de voir son visage, malgré la chandelle à ses côtés qui chassait la pénombre du soir. Son corps long et frêle tressauta un nouvelle fois lorsqu'il éclata de rire. C'était un rire discret, quelque peu étrange.
L'inconnu portait un uniforme austère. Sans doute faisait-il parti de l'université que Niel avait fondée. Alors que la pensée de s'éloigner traversa l'Âme de la jeune elfe, l'étudiant parut s'apercevoir qu'on l'épiait.
— Qui est là ? lança-t-il d'un ton apeuré, manquant même de tomber de son perchoir.
— Vous n'avez pas à vous inquiéter, le rassura-t-elle. Je ne suis que de passage.
Il se munit de sa bougie et la tendit vers elle, les paupières plissées. À la lueur de la flammèche jaune, elle distingua la fine couche de gras sur sa chevelure châtain. Milanne était bien incapable de lui donner un âge précis. Si on en croyait ses cernes violacés et son teint blafard, il devait passer ses nuits ici, à dévorer livre sur livre.
— Désolé, bégaya-t-il. Je ne vois pas très bien de loin. J'ai cru que vous étiez un professeur.
Il avait un accent policé, que Milanne ne reconnut pas tout de suite. Pourtant, elle avait l'intime conviction de l'avoir déjà entendu quelque part.
— Que faites-vous ici au beau milieu de la nuit ? s'enquit-elle.
— Il est assez évident que je passe outre le couvre-feu, grimaça l'étudiant en montrant son livre avant de le poser sur le rebord de la fenêtre.
Sur la première de couverture un titre bien original s'étalait en lettres argentées : Contes des Montagnes éternelles. En relevant la tête, Milanne s'aperçut qu'il la fixait d'un air à la fois intrigué et suspicieux. Elle passa ses mains dans ses cheveux, espérant leur donner un air un peu plus arrangé. Elle devait avoir fière allure avec sa chemise de nuit froissée et ses paupières probablement encore bouffies par sa nuit agitée.
— Je pensais que je serais la seule à être debout à cette heure-ci. Enfin, à part les gardes bien sûr, dit-elle pour combler le silence qui s'était installé.
— C'est un miracle que nous ayons réussi à ne pas nous faire prendre, répondit l'étudiant avec un hochement de tête grave. Avec l'arrivée de Milanne de Larinu, tout le monde est remonté comme une pendule.
La jeune fille écarquilla les yeux. Se payait-il sa tête ou ignorait-il qui était en face de lui ?
— Je vois que vous n'étiez pas beaucoup plus au courant que moi il y a trois heures, soupira-t-il.
Il triturait les pages de son livre, se dandinant de droite à gauche sur la fenêtre, le regard fuyant.
— Euh, oui, hésita-t-elle.
Elle n'avait pas le Cœur de lui dire sa méprise, lui qui semblait déjà assez mal à l'aise.
— En tout cas, ça confirme les rumeurs qu'on entend depuis quelques jours.
— Quelles rumeurs ? s'inquiéta-t-elle.
Elle avait entendu son lot de rumeurs, des plus agaçantes aux plus sordides. Derrière son dos, les serviteurs du palais racontaient, entre autres, qu'elle n'était pas la vraie fille de son père de sang, lui inventaient au moins quatre frères et sœurs illégitimes, et prétendaient que Dias avait un testament secret qui désignait son cousin comme vrai héritier du Larinu.
Mais ce qu'elle s'apprêtait à entendre dépassait ses pires craintes.
— Il ne faut pas le dire trop fort, mais il parait que l'Orem est mortellement malade. Sa fille n'aurait pas supporté de le voir dépérir donc on l'a envoyé ici. Triste, hein ?
Milanne sentit comme une corde autour de sa gorge, qu'elle ne parvint pas à desserrer. Il fallait qu'elle s'enfuie, qu'elle regagne Rohir au plus vite. Il fallait qu'elle revoie Dias une dernière fois. Ses doigts s'enfoncèrent dans ses paumes. Non, il fallait qu'elle empêche sa maladie de s'aggraver. L'inéluctable lui était inacceptable.
— Moi qui pensais être la personne la moins au courant de ce qui se passe... siffla l'étudiant.
Milanne le fusilla du regard. Tout à coup, des pas effrénés claquèrent sur parquet gémissant. Anlin apparut au bout de l'allée, la main sur la garde de son épée. Sa bouche se tordit en une expression de méfiance devant le jeune homme en compagnie de Milanne, mais son bras retomba le long de son Corps.
— Ah ! s'exclama-t-elle. Ça commence à faire belle lurette que je te cherche. Tu aurais pu me prévenir avant de filer, dis donc. Je vais passer pour une incapable maintenant.
Milanne regarda ses pieds, incapable de trouver une explication. L'étudiant sauta hors de l'encadrure de la fenêtre avant de s'éloigner.
— Que dirait l'Orem, ajouta-t-elle en numarien d'un ton faussement effarouché, je manque à tous mes devoirs de chaperon !
Le visage de Milanne s'échauffa. Elle ne sut dire si c'était par gêne ou par colère. Anlin était-elle au courant de la gravité de la maladie de son père ? Sa bouche s'entrouvrit mais aucun son n'en sortit, les mots bloqués au fond de sa gorge.
Tout le monde autour d'elle, à commencer par son père, lui avait donc menti ?
Entre-temps, le jeune homme s'était sauvé, comme une souris détale pour retrouver son trou. Milanne n'y prêta guère attention, jusqu'au moment où Anlin saisit le livre de contes laissé sur la fenêtre puis lui fourra dans les mains.
— Tiens, prends ton livre et retournons dans ta chambre. Qu'est-ce qu'il te voulait, le jeune homme ? J'espère qu'il ne t'a pas fait d'avances, il n'a pas l'air très dégourdi.
Milanne ne l'entendait plus, se contentant de serrer le livre contre elle. Son Esprit était obnubilé par une seule pensée.
Il va mourir.
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Merci de votre lecture :33 J'espère que ce chapitre vous aura plu !
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