Chapitre 14:

Pour toutes les personnes qui l'avaient déjà vue, la Vallée aux Milles Sortilèges était un lieu rempli de mystères et de magie, imprégné d'un sentiment inquiétant indescriptible. Réputée hantée et maudite, la gorge était désertée et rares étaient ceux qui osaient s'en approcher. Ce premier point en faisait donc la place parfaite pour y installer une armée qui se voulait discrète. De plus, l'endroit, en tant que vallée, était vaste: il fallait des jours pour la traverser. Les tentes de couleurs émeraudes et écarlates de l'armée des Draconiques et des Draconiaques n'avaient alors aucun mal à y tenir. La distance, enfin, qui la séparait de Quantamoniam, était courte. Bien plus courte que d'autres lieux qu'ils avaient envisagé. Seulement trois jours.

La Vallée aux Milles Sortilèges... Paysage magnifique aux secrets énigmatiques qui se taisaient parmi les flancs de la vallée, l'herbe qui dansait avec le vent, l'ilot qui flottait délicatement dans les airs, un ancien temple trônant sur la roche, en laissant tranquillement l'eau se déverser en un flot dévastateur, en cette cascade qui chantait et qui coulait dans une crevasse au fond sans limite... La magie était à l'œuvre ici. L'eau qui coulait de l'îlot prenait sa source dans ses roches, et personne ne savait réellement d'où elle arrivait. Certains pensaient qu'elle venait de la crevasse, qu'un sort était à l'œuvre et que le liquide si mystérieux, une fois tombé dans ses profondeurs insondables, réapparaissait dans les entrailles de l'ilot. Et le cycle se répétait, inlassablement. Il y avait de quoi se perdre dans ce phénomène. Et Idris le faisait avec calme et dévotion. Assis en tailleur sur l'ilot, les yeux plongés dans les flots de la cascade, le néant de la crevasse juste en dessous de lui, il songeait que s'il se laissait chuter, il risquait lui aussi de s'égarer dans ce cycle. C'était apaisant, presque abyssal, de se baigner dans cette contemplation, de laisser les heures dériver et d'en sortir pour voir que le soir était tombé, qu'il était temps de retourner au travail. La guerre ne se préparait pas toute seule après tout...

Le patriarche soupira et s'étira un long moment. Ses muscles, courbaturés après être restés dans une même position pendant trop longtemps, se détendirent, lui apportant un soulagement bienvenu. La perspective de se plonger de nouveau dans ses plans de bataille fit voler en éclat ce réconfort. Idris lâcha un lourd soupir et se rendit à l'évidence : la longue pause qu'il s'était accordée était terminée, et la paperasse l'attendait tranquillement sur son bureau. Elle ne partirait nulle part tant qu'il ne l'aurait pas terminé. Et il l'avait laissé de côté trop longtemps. Elle se permettrait d'ailleurs de le lui faire remarquer en le tenant éveillé pendant toute la nuit. Il ramassa la veste qu'il avait laissée au sol pour profiter des rares rayons du soleil, maintenant disparus, et s'engouffra à l'intérieur du temple en ruine.

Ce temple, autrefois édifié à la gloire des Dieux, n'était plus à la hauteur de sa splendeur passée. Les statues représentant les divinités gisaient au sol, en morceaux éparses et tous les riches ornements qui avaient décoré le bâtiment religieux avaient disparu. Il fallait croire que la réputation sinistre de la vallée n'avait pas suffi à écarter les voleurs... et qu'ils n'avaient eu aucun scrupule à piller un ancien lieu de culte, délaissé par les Six. Là non plus, personne ne pouvait expliquer ce qui s'était passé pour que les Dieux quittent ce temple. Les spéculations allaient bon train. Sacrilège ? Attaque ? Trahison ? Personne ne le savait. Et cela participait à agrandir l'influence du lieu, à garder éloignés leurs ennemis. Il n'allait donc pas s'en plaindre, lui qui pourtant, était obsédé par la question.

Sur son passage, il croisa des officiers et quelques gardes. Draconiques comme Draconiaques, tous le saluèrent. Pas seulement à cause de son rang, non. Idris savait bien que l'identité de son père jouait beaucoup sur ce respect parfois surdimensionné. Qui pouvait se vanter d'avoir comme géniteur, ou même de compter dans sa famille, le Dragon ancestral Onyx, qui était connu pour être le plus puissant de tous ? Très peu de gens. Dont Idris faisait partie. Et souvent, dans les pires jours, où il repensait à tout ce qu'il avait vécu, il se disait amèrement, de l'alcool à la main, que ce n'était peut-être pas forcément une bonne chose. C'était dans ces jours malheureux qu'il repensait le plus généralement au drame qu'avait été son existence. Au drame qui l'avait séparé de sa mère, et par la même occasion, de sa sœur jumelle, Idras, si proche et si complice auparavant. Maintenant, elle le haïssait. Avait-elle raison de le faire ? Parfois, même lui se le persuadait. Et pourtant, il n'était pas vraiment fautif dans le drame qui avait bouleversé leur famille, qui l'avait si bien brisée. Non, il n'était pas coupable de la mort de sa mère. Ni dans l'abandon de son père. Ni dans la rage et la haine que sa sœur lui vouait. C'était en tout cas ce qu'il se répétait. Savoir si c'était la vérité ou non n'était pas vraiment la question.

De nouveau, il soupira. A quoi bon ressasser ces idées noires ? Il n'en avait d'ailleurs ni le temps, ni la force. Non, pas maintenant, alors qu'il se préparait à une guerre dévastatrice, qui requérait calme et concentration. Il n'avait pas besoin qu'un conflit émotionnel s'y ajoute. Mais ce serait difficile à éviter alors que sa sœur l'aidait dans son objectif. Très difficile. Surtout lorsqu'il voyait dans son regard tout le mal qu'elle pensait qu'il avait provoqué. Longues inspirations et grandes expirations se succédèrent pour le ramener a la paix. Non, vraiment, il ne devait pas y réfléchir. Le fil de ses pensées devait prendre une autre route, moins tortueuse.

Là aussi, chose très compliquée, surtout lorsqu'il passait devant les quartiers d'Idras. Il mit de la résolution dans ses pas, bien décidé à vite passer son chemin pour rejoindre la pièce qui lui servait de chambre et de bureau. Mais ses pas se firent bien plus hésitants quand il entendit du bruit venant de la pièce de sa sœur. Et pas n'importe quel bruit : une conversation.

Et il sut au ton de sa sœur que ce n'était pas n'importe quelle conversation. Idris était encore trop loin pour pouvoir percevoir les paroles, mais il savait que le sujet était très important. Sa sœur n'avait cette intonation que lors de ces moments-là. Une intonation calme, bien trop contrôlée pour elle, qui trahissait sa situation et son agitation. Celui avec qui elle s'entretenait n'était pas n'importe qui.

Il était vraiment proche de la porte à présent. Mais le Draconique continua sa route, sans chercher à faire dans la discrétion. Pourquoi se cacher s'il n'avait rien à se reprocher ? A quoi bon s'arrêter pour écouter aux portes ? Ce que faisait sa sœur en cet instant ne le concernait pas, ne le concernait plus. Et fouiller dans ses affaires serait sûrement catastrophique dans l'état actuel des choses. Leur relation était bien trop mauvaise pour cela. C'est donc l'esprit résolu qu'il s'obligea à rejoindre sa propre chambre, où sa paperasse l'attendait. Et il n'était pas pressé de la retrouver. Loin de là. Il remarqua avec une certaine surprise qu'Idras n'avait pas baissé la voix à son approche, ce qu'elle aurait fait normalement. Preuve qu'elle était plongée dans sa discussion. Discussion qui prenait d'ailleurs le tour d'un monologue, étant donné qu'il n'entendait plus la voix de l'interlocuteur. De nouveau, Idris se recadra. Cela ne le regardait pas. Point.

Cependant, seulement quelques pas après avoir dépassé la porte de la Draconiaque, il se figea. Il avait saisi quelques paroles à la volée, d'une oreille distraite. Et c'étaient les dernières qui l'avaient tant ébranlé. La mâchoire serrée, et les lèvres pincées, il sentit un froid glacial envahir son cœur. Le goût tant amer et acide de la trahison. Un mot. Un seul mot pour provoquer cette réaction : roi. « Mon roi », pour être exact. Car il ne connaissait qu'un unique homme que sa sœur pouvait nommer de cette manière. Un unique homme pouvait se vanter d'être appelé « mon roi » par Idras. Un être perfide, machiavélique et cruel. Un Démon, et pas des moindres : Naï' Seck Abbadon, le Diable.

Tout d'un coup, Idris sut avec certitude qu'il ne pouvait plus faire comme si de rien n'était et que sa paperasse devrait attendre. D'habitude, il ne s'en serait pas plaint. Il s'en serait même réjoui. Mais en cet instant : non. Il n'avait pas envie d'espionner Idras comme il allait le faire. Il n'avait pas envie de vérifier en l'écoutant ce qu'il savait déjà, mais avait préféré ignorer jusqu'à présent. Pourtant, il devait mettre de côté ce qu'il voulait. Ce n'était pas en frère qu'il devait agir, mais en meneur. Et puis, de toute façon, agir en frère était un privilège qu'il avait perdu. Alors, silencieusement cette fois, il recula et colla son dos près de la porte, contre le mur froid de la pierre, l'esprit neutre et vide. Il fallait absolument qu'il garde son calme. Qu'il ne se laisse pas envahir par la rage et la tristesse.

Prêt à toutes les éventualités, Idris écouta. Et la voix du Diable lui parvint en première, le faisant serrer ses dents.

« Et comment se déroulent les choses de votre côté, ma chère ? »

Trop mielleuse. Bien trop mielleuse. Il n'y avait rien de bon derrière une telle voix.

« Je crois savoir que la situation à Quantamoniam se déroule plutôt bien. Même si pour le moment, les choses avancent lentement. Mais avec une cité pareille, nous l'avions envisagé. »

Un léger rire retentit.

« Ah, tu veux plutôt dire forteresse ! A côté d'elle, celle que je vais bientôt prendre à nos amis à plumes fait bien pâle figure... Quantamoniam, voilà une cité que j'aurais plaisir à conquérir ! Un défi à ma hauteur... Les Anges deviennent de bien piètres adversaires à ce jeu-là...

-Je m'en doute, mon roi. Et je me réjouis de votre prochaine victoire. »

De nouveau, le roi des Démons éclata de rire.

« Idras, Idras, Idras... Toi et ta fausse politesse... »

Même sans la voir, Idris sut à cet instant que la matriarche s'était tendue. Et de là où il était, il pouvait parfaitement sentir l'atmosphère pesante qui régnait dans la pièce. Mais aussi vite que le changement d'ambiance avait eu lieu, il disparut, et Abbadon reprit :

-Donc, les choses avancent doucement... Rien de surprenant, en effet. Qui est sur place ?

-Achoura, Fergon, et Drakayn devraient y être.

-Devraient ? », demanda le Diable avec amusement.

Il y eut un bref silence.

« Drakayn... a préféré faire un détour.

-Un détour ? », la relança Abbadon en ricanant.

- C'est cela... Cependant, si je ne me trompe pas, il devrait être arrivé. Depuis la veille, même. Mais je n'ai pas eu de nouvelles pour me le confirmer.

-Rien d'étonnant en ce qui le concerne. », déclara le roi avec un soupçon d'affection dans le ton.

-Non, effectivement, répondit Idras avec agacement.

-Et pourquoi ce détour ? Une mission particulière ? Ou bien a-t-il encore une fois fait ce qu'il lui plaisait ? »

Idras ne lui répondit pas. Idris en ressentit presque de la reconnaissance. Car tout deux savaient parfaitement la raison d'un tel retard : Drakaïs. Avant son départ pour la forêt Originelle, Drakayn avait été clair quant à ses intentions pour la jeune Draconique. Et ce serait une mauvaise chose que Drakaïs attire sur elle l'attention d'un homme tel que le Seigneur des Enfers. Une très mauvaise chose.

« C'est vrai, c'est stupide de ma part de demander... s'amusa Abbadon. Il en a forcément fait comme à sa tête. Je me trompe ?

-Non.

-Et donc, je suppose que Fergon est en charge en attendant ? »

Idris eut du mal à retenir un soupir de soulagement. Drakaïs était sauve pour l'instant.

« C'est cela. Du côté des Draconiaques en tout cas.

-Et pour ce qui est des Draconiques ? »

Idris étouffa un juron. Ce chemin-là mènerait de nouveau le Diable sur la piste de Drakaïs. Cette jeune fille ne méritait pas cela. De ce qu'il savait, elle avait assez souffert et n'avait pas besoin qu'Abbadon s'intéresse à elle pour la seule raison d'être en présence de Drakayn.

« Akhal Saneur, fit Idras au bout d'un moment.

-Et... ?

-Ce n'est pas important, votre Majesté. Le reste vous est inconnu, j'en suis sûre. »

Un silence écrasant prit place. Idris était tendu, attendant l'issue de cette réplique. Idras avait joué finement, certes, mais Abbadon n'était pas une personne à qui l'on disait « non », et cela, qu'elle qu'en soit la façon.

« Akhal Saneur, donc... soupira le Diable, allégeant considérablement l'atmosphère par la même occasion. Saneur, Saneur, Saneur... Ce nom me dit quelque chose... Son père n'est-il pas à la solde de l'Empire ? Quelle surprise... Un Draconique dans les rangs du Cercle ! Je n'aurais jamais cru la chose possible ! Très futé de la part de ton frangin, ma chère... Avoir un agent double chez l'ennemi est toujours un avantage clé... Tu es la mieux placée pour le savoir, n'est-ce pas ? »

La voix du Démon s'était faite enjôleuse sur la fin, et Idris avait parfaitement saisi le sous-entendu. Depuis l'instant où Idras était venue le voir pour lui proposer son aide, Idris avait flairé le mauvais coup, ou du moins, l'odeur puante de la manipulation et du piège. Idris n'était pas stupide. Il était de notoriété que les Démons étaient à l'origine du meurtre de l'Empereur précédent. Et même si Abbadon avait nié en bloc les accusations, les rejetant sur un groupe ayant agi en dehors de son influence, personne n'était réellement dupe. Mais l'Empire savait bien qu'il ne pouvait pas se permettre d'entrer en guerre contre l'Enfer. Pas alors qu'il était si affaibli. En tout cas, sachant cela, Idris n'avait pas pu accueillir l'offre d'Idras avec confiance. Cela cachait quelque chose, il l'avait compris tout de suite. Mais voir Idras, sa sœur, faire le premier pas en sa direction, en se doutant pourtant que c'était une imposture, avait réduit à néant toutes ses suspicions et ses précautions. Il avait préféré se leurrer et nier ce qu'il savait être la vérité : Idras était au service d'Abbadon et sa présence en ces lieux n'était que pour le servir. Un choix très fourbe et rusé de la part du Diable. Car ce dernier savait parfaitement l'état de la relation du frère et de la sœur. Il utilisait ainsi la situation à son avantage. Et Idris ne l'en détestait que plus pour cela. Comment le Patriarche pouvait-il rejeter Idras, même dans de pareilles circonstances, après toutes les tentatives qu'il avait faites pour la récupérer ?

« Je suppose, oui... », marmonna enfin Idras. Elle changea vite de sujet. « Le père d'Akhal nous sera en tout cas d'une grande aide dans notre lutte. Pour le moment, l'Empire n'a pas vraiment encore fait appel à lui. Et Akhal est aussi un avantage de poids dans la prise de Quantamoniam. Il a une place importante dans le cercle, non seulement à cause de son père, mais aussi grâce aux actes qu'il a accompli pour lui.

-Un choix avisé donc... acquiesça Abbadon. As-tu d'autres choses à m'apprendre ?

-Rien de plus ne me vient à l'esprit, votre Altesse.

-Préviens-moi si cela venait à changer. »

Un long silence suivit cette réplique, et Idris comprit que la communication était terminée. Il entendit un soupir fatigué, celui d'Idras. Il se doutait à quel point une entrevue avec Abbadon devait être difficile et exténuante pour les nerfs de la Draconiaque. Le son de papiers agités lui parvint, puis celui d'une chaise que l'on écartait, et enfin, ceux de pas qui se dirigeaient vers la porte. Instinctivement, Idris se transforma et s'effaça au moment où la porte en bois s'ouvrit en un grincement aiguë.

Idris vit Idras s'installer à ses côtés. L'avait-elle vu ? Il y avait des chances, oui. Mais rien dans son attitude ne le montrait. Elle avait les mains croisées derrière elle et appuyait son dos contre le mur, son regard braqué au sol et le visage fermé. Elle semblait dans ses pensées, là, à seulement un geste de lui, ses cheveux bruns habituellement ramenés en un élégant chignon ou une forte queue de cheval, lâchés à ce moment sur ses épaules, lui donnant un air perdu, presque fragile.

«Arrête de te cacher comme un voleur. Cela ne te va pas. », murmura-t-elle soudainement.

La bouche de la Draconiaque avait pris un pli contrarié. Mieux valait ne pas l'agacer davantage. Idris réapparut, faisant par la même occasion disparaitre sa forme reptilienne. Il prit une pose décontractée et ficha ses yeux sur le mur opposé, trouvant dans les fissures de la pierre une fascination inédite. Tout plutôt que de voir l'expression d'Idras à cet instant. Il sentit une légère pression sur sa chemise et jeta un regard à la Draconiaque. La main de la Matriarche tenait le tissu, qu'elle palpait de son pouce, les sourcils froncés.

« Portes-tu toujours sur toi tes vêtements munis de runes d'invisibilité ? », lui demanda-t-elle avec curiosité.

Idris cacha sa surprise. Il aurait cru que la Draconiaque serait agressive envers lui. Pas qu'elle essaye de nouer la conversation. Mais en y réfléchissant, c'était plutôt lui qui aurait dû s'énerver. Or, ce n'était pas le cas. Il se sentait bizarrement stoïque. La traîtrise d'Idras ne le surprenait pas. Et pouvait-on parler de trahison lorsque l'on savait l'état dans lequel était leur relation ? Soit Idras essayait de mener la discussion loin d'un terrain qu'elle voulait éviter, soit elle souhaitait l'attendrir. Elle aussi, elle savait qu'il était bien trop sensible à elle, à toujours chercher son pardon. Une manipulatrice dans l'âme, comme tout Démon.

« C'est plus sûr de cette manière. On ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve. Autant être prévoyant, répondit-il posément.

-C'est vrai. Je devrais faire de même. », fit Idras en hochant la tête.

Un silence inconfortable s'installa.

« Ne vas-tu pas me parler de ce que tu as entendu ? », lâcha-t-elle au bout d'un moment en laissant retomber le tissu à sa place.

Ainsi, elle ne cherchait plus à éviter la confrontation.

« A quoi bon ? Ce n'est pas comme si c'était étonnant. », siffla-t-il avec une touche de tristesse dans la voix.

Tout compte fait, il n'était peut-être pas si inaffecté que cela par le déroulement des événements...

« Un verre, ça te dit ? », jeta-t-elle soudainement d'un ton bourru.

Idris prit le temps d'examiner sa sœur, de jauger ses intentions, avant de lui répondre. Une offre de paix ? Certainement pas. Cela tiendrait du miracle. Un moyen de régler les choses à l'amiable ? Plus probable. L'abrutir pour mieux se tirer de cette affaire ? Bien plus certain.

« Pourquoi pas ? », accepta-t-il en haussant les épaules.

Qu'est-ce que cela lui coûtait après tout ?

La pièce de la Draconiaque était dérangée, tout le contraire de la sienne. Au contraire d'Idras, il n'avait jamais supporté le désordre. Il la voyait encore, enfant, mettre le bordel dans ses affaires pour le rendre fou et se moquer de lui par la suite... C'était avant le drame. Quand ils étaient plus proches que tout. Le son d'une bouteille que l'on débouchait le tira de ses souvenirs. Assis sur une chaise, faisant face à une table remplie de plans et de pions, Idris se laissa couler dans son siège, son regard glissant sur les papiers étalés.

« Toujours aussi crade à ce que je vois... », marmonna-t-il en fronçant les sourcils et en replaçant un pion tombé.

Sa sœur prit place devant lui et installa deux verres sur la table, qu'elle remplit d'un geste fluide.

« Toujours aussi crade, oui. Mais mon bazar est mon bazar. Sans ça, c'est encore plus le foutoir, et je m'y perds, expliqua-t-elle en lui tendant sa part.

-Je ne sais pas comment tu fais pour t'y retrouver... maugréa-t-il en portant l'alcool à ses lèvres, le goûtant avant de prendre une véritable gorgée.

-Le secret, justement, c'est que je ne m'y retrouve pas. Et c'est pour ça que je ne m'y perds pas. », fit-elle en faisant de même.

Idris fronça les sourcils et la sonda un instant, cherchant à savoir si elle plaisantait ou non.

« Cela ne veut strictement rien dire. », s'interloqua-t-il.

Elle planta son regard, rieur, dans le sien, un léger sourire éclairant son visage.

« C'est le but. C'est incompréhensible. Tu réfléchis trop Idris. Cela finira par te perdre, un de ces jours.

-Pourquoi, ça t'inquiète ? », demanda-t-il en buvant une nouvelle gorgée, le goût amer de l'alcool lui brûlant la gorge et le faisant toussoter.

Le sourire de la Draconiaque se fit malicieux.

« Doucement. C'est un cru de l'Enfer. J'en connais qui en ont perdu leur gorge en buvant excessivement et trop rapidement.

-Fais attention à toi, Idras. On pourrait croire que tu tiens encore à moi... », ricana froidement Idris en reposant son verre.

Cette saloperie était efficace. Il se sentait déjà un peu plus gai. Ou dans ces cas-là, plus malheureux. L'alcool avait cet effet sur lui. Idras ne répondit pas, se contentant de siroter sa boisson.

« Tu ne vas vraiment pas m'en parler ? », insista-t-elle, l'air confuse.

Le Patriarche rit sèchement.

« Pour te dire quoi ? Que je ne suis pas stupide et que je m'y attendais ? Que malgré tout, je suis déçu et triste ? Que le fait que le salaud qui te sert de roi soit mêlé à cette affaire me rend furieux ? Tu es loin d'être idiote de ton côté aussi, Idras. Alors épargne-moi ces paroles vaines.

-Tu ne devrais pas l'insulter, lui fit-elle remarquer en prenant un air ennuyé.

-Oh, je t'en prie ! Comme si ce n'était pas ce que tu pensais également ! Ce type est une ordure. Et ne me dit pas le contraire. Je sais ce qu'il t'a fait, Idras. Qu'il a aussi participé à notre éloignement.

-Notre séparation, tu veux dire.

-Tu sais très bien ce que je veux dire ! siffla-t-il. Pourquoi restes-tu à son service ? Après ce qu'il t'a fait, j'aurais cru_

-C'est mon roi, Idris ! l'interrompit-elle en haussant le ton. Mon roi. Je me dois de lui obéir.

-Et moi, je suis ton frère. Alors, pourquoi ne me pardonnes-tu pas, Idras ? »

Elle se redressa et abattit sa main sur la table, faisait voler des pions et des feuilles.

« Je ne lui ai pas pardonné ! cracha-t-elle. Sa voix se fit plus basse tandis qu'elle se laissait tomber piteusement dans son siège. Jamais je ne pourrai lui pardonner. Jamais. », termina-t-elle en murmurant, son verre aux portes de ses lèvres.

Elle prit une vive gorgée, en renversant sa tête, et vida d'une traite son verre. De son côté, Idris l'avait lui aussi fini et regardait le fond de sa coupe avec une profonde tristesse.

« Un autre ? », lui proposa-t-elle en secouant la bouteille, déjà prête à se resservir.

Idris lui tendit son verre.

Leur deuxième tournée se fit en silence, chacun plongé dans ses pensées. La main d'Idras qui apparut dans son champ de vision le ramena à ses esprits. Il l'observa d'un air confus pendant un moment, les doigts de sa sœur s'agitant devant lui d'un air agacé.

« Quoi ? voulut-il savoir brutalement.

-Gros nigaud, tu n'as rien écouté, hein ? Je t'ai demandé de me passer son portrait. Je sais que tu l'as toujours sur toi. Alors, donne. Je veux la voir. »

Comprenant tout de suite ce à quoi elle faisait allusion, il sortit son collier qui pendait dans son cou et l'examina un instant avant de le donner à la Démone. Elle fit sauter le couvercle de son pouce et contempla l'image de leur mère, son visage illuminé par un sourire. Pas cruel, pas ironique, pas froid. Un vrai sourire. Similaire à ceux qu'elle lui faisait chaque jour avant le drame, avant la mort de leur mère. Et même si celui-ci ne lui était pas destiné, il lui réchauffa le cœur. Il l'admira comme s'il voyait là un trésor rarement aperçu, ce qui n'était pas totalement faux.

« Elle était magnifique, n'est-ce pas ? chuchota-t-elle finalement.

-C'est certain, fit-il en trempant encore une fois ses lèvres dans sa boisson

-Mais il a fallu qu'ils la tuent. Ces foutus piafs sans cervelle... grogna-t-elle en refermant le pendentif et en le lui rendant.

-Je pense chaque jour à sa mort... Et même si père l'a vengée, je ne me sens pas apaisé. Des siècles après sa mort, je me sens toujours aussi déchiré...

-La culpabilité ? insinua-t-elle avec acidité en le foudroyant du regard.

-Je ne l'ai pas tuée ! s'énerva-t-il. Quand vas-tu cesser de me reprocher sa mort ?

-Tu ne l'as peut-être pas tuée de tes mains, mais c'est tout comme, en les menant à elle comme tu l'as fait ! cria-t-elle en se penchant vers lui.

-J'avais dix ans, Idras ! A quoi t'attendais-tu ? Que je réalise ce qu'ils étaient ? Tu ne les as pas vus comme moi, avant qu'ils ne laissent tomber leur masque et qu'ils fondent sur elle, sur nous ! J'étais un enfant ! Un enfant !

-Tu les as menés à nous, Idris ! C'est tout ce qui compte. Enfant ou pas. Tu as brisé nos vies, ma vie. Et même si maman n'est pas morte de ta main, tu ne peux pas dire que ton acte, innocent ou non, n'a pas joué un rôle fondamental dans son meurtre. »

Idris eut un rire sans joie. Même après tant d'années, l'opinion de sa sœur n'avait pas changé d'un pouce.

« C'est affreux et stupide, ce que tu dis. Tu t'en rends compte, j'espère ? Tu agis comme une gamine. Non seulement tu me fais souffrir, mais toi aussi.

-Je ne vois pas de quoi tu parles ! crâcha-t-elle.

-Ah oui ? Et peux-tu me dire pourquoi tu pleures dans ces cas-là ? Une poussière dans l'œil, peut-être ? », demanda-t-il avec sarcasme.

Idras porta vivement sa main à ses yeux, qui s'écarquillèrent en réalisant que les larmes coulaient sur ses joues.

« Cela n'a rien à voir ! », siffla-t-elle en les essuyant brutalement.

Encore une fois, le torse d'Idris se secoua sèchement.

« Je ne sais même pas pourquoi je m'obstine avec toi. Tu veux que je te dise ce que je pense, Idras ? Je crois que tu es une lâche. Une lâche qui ne veut pas admettre la vérité. Qui ne veux pas admettre qu'elle n'est pas si différente de la petite fille perdue d'il y a des siècles, à la mort de sa mère. Qui ne veut pas admettre qu'elle est trop triste pour réfléchir, pour s'en remettre et qu'elle a trouvé le coupable parfait en son frère. Je suis convaincu que si tu avais père sous la main, il pâtirait tout autant que moi.

-C'est faux ! hurla-t-elle en se levant.

-En es-tu si sûre, ma sœur ? Ou bien es-tu devenue si pathétique que tu en es venue à croire sincèrement à ce mensonge ? l'interrogea Idris en se levant à son tour et en faisant le tour de la table pour la rejoindre.

-Ne m'appelle pas comme ça ! Je te l'interdis ! Et n'essaye pas non plus de me faire culpabiliser ! Ça ne prend pas ! le prévint-t-elle en reculant d'un pas.

-Si tu culpabilises, c'est qu'il y a une raison. Admet-le. Tu sais que tout cela ne rime à rien, Idras. Pourquoi t'épuiser à me haïr quand nous pourrions nous aimer, être frère et sœur comme nous l'étions auparavant ? », s'étrangla-t-il, la voix nouée par les lamentations qu'il retenait.

Idras secoua la tête. Il avait l'impression de faire face à un animal sauvage, acculé dans une impasse alors que lui, méchant prédateur, s'approchait de la vérité.

« L'admettre, c'est une chose. Le réaliser en est une autre, Idris. », déclara-t-elle, ses épaules se secouant sous les sanglots qu'elle étouffait.

En quelques pas, il fut à ses côtés et il la prit pas les épaules, la forçant à le regarder.

« Je peux t'aider, Idras. Tout n'est pas perdu. Tu es ma sœur. Et je t'aime. Je veux te retrouver comme lorsque nous étions enfants... Te serrer de nouveau dans mes bras comme lorsque nous étions enfants... Partager des mots tendres, comme lorsque nous étions enfants... Idras, ma sœur, reviens-moi... Il n'est pas trop tard... »

La voix du patriarche s'était brisée sur ces derniers mots, ses larmes longtemps refoulées dévastant son visage. Il eut l'impression qu'une dague lui poignardait le cœur quand Idras le repoussa fermement, la tête détournée, comme un rejet, un déni de son amour fraternel. A croire que les choses ne changeraient jamais, quoi qu'il fasse et qu'il dise.

« C'est là que tu te trompes. Dès le moment où tu les as amené chez nous, c'était trop tard. Et tes belles paroles n'y changeront rien. »

Le Draconique laissa retomber ses bras à ses côtés en un abandon silencieux. Idras le contourna et le dépassa. Il n'eut pas la force de la retenir. « Trop tard ». Elle n'avait pas tort. Combien de fois avait-il souhaité pouvoir retourner en arrière pour changer le cours événements ? Beaucoup trop. Mais en se torturant avec les « Et si... », il avait fini pas comprendre une chose : rien n'aurait changé. S'il n'avait pas mené les Anges ce jour-là, ils l'auraient tué lui en premier, puis se seraient débrouillés pour faire la même chose avec sa mère. S'il s'était rendu compte de ce qu'ils étaient, la même chose serait sans doute parvenue. Dans tout les cas, si rien de tout cela n'était arrivé ce fameux jour, cela aurait fini par se dérouler un autre. C'était inévitable.

« Maintenant, sors. », lui ordonna-t-elle en vidant son verre.

Idris lui lança un dernier regard, rempli de désespoir. Il se força pourtant à détourner les yeux et à reprendre un minimum son calme. Finalement, il n'aurait sûrement pas dû prendre ce verre avec elle. Une erreur dont il se souviendrait. Et tandis qu'il enclenchait la poignée, il se rendit compte d'une chose.

« Merci, lâcha-t-il d'une voix blanche, sans se retourner

-Merci pour quoi ? lâcha d'une voix rauque Idras en fronçant les sourcils.

- Pour le verre. Pour Drakaïs, aussi. »

Les traits de la Draconiaque se détendirent et elle haussa les épaules.

« Je ne l'ai pas fait pour toi, mais pour elle. Tant qu'à ce qu'elle tombe entre les mains de ce monstre, car en attirant l'attention de Drakayn et la nôtre, cela arrivera, autant que ce soit le plus tard possible, fit-elle en reniflant.

-Merci quand même. », conclut Idris en ignorant la douleur qui empoignait son cœur.

Et il quitta la pièce, le pas chancelant et les mains dans ses poches. Une sale nuit qu'il venait de passer. Il lui tardait de retrouver son lit pour pouvoir s'écouler sans ses couettes et oublier momentanément la catastrophe qu'avait été sa soirée.

« Et merde ! », jeta-t-il en réalisant un point qu'il avait oublié jusqu'à présent.

Il avait toujours de la paperasse à faire.

Note: Salut la compagnie :D ! Je ne sais pas pour vous, mais j'ai un super week-end ! Il fait beau, il fait bon, les oiseaux chantent et...je suis en week end depuis mercredi matin :) ! Je sais bien qu'on est plusieurs à être dans ce cas-là, donc, je me permets de me vanter, niark, niark *sourire diabolique* !

Sinon, par rapport à ce chapitre, il faut savoir qu'il n'existait pas avant hier '_' ! Disons que le chapitre 14 était un autre chapitre, et j'ai décidé de rajouter celui-ci. Parce que bon, j'aime beaucoup Idris et Idras, mais je me suis rendue compte que je ne les avait pas vraiment développé, ou que leur relation, ou même leurs enjeux, n'étaient pas forcément clair là où j'en suis... Et comme je suis en pleine écriture du chap' 28, vous comprenez le problème x) ! Bref ! Donc, si il y a plus de fautes que d'habitudes, ne me tuez pas ( ayez pitié !*se met à genoux*), c'est parce qu'il a moins de relecture que les autres :) ( whitevador, je compte sur toi :D ! Attention, il y a beaucoup de pression sur tes épaules ;)!)!

Un chapitre donc, que je voulais court. Ben, finalement, il s'est écrit tout seul, jusqu'à faire 9 pages ! J'y suis restée jusqu'à minuit... J'avais les yeux lourds sur la fin. Un chapitre plutôt triste, je trouve... J'espère en tout cas qu'il vous aura aidé à mieux comprendre la relation entre Idris et Idras, quelques enjeux et à découvrir ces personnages sous un jour plus... humain :D ! Aussi, je ne vous dit pas à quel point j'ai galéré pour éviter les répétitions sur "voix" et "verre" ! *étouffe un cri de frustration dans un coussin* Je ne vous souhaite de ne jamais en passer par là !

Sur ce, à la prochaine :D !

Ps: Bon, bon... La longueur des notes reste stable... Bien !

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