❄ Prologue (partie 1)
Musique : Skyrim par Lindsey Stirling et Peter Hollens.
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Prologue
Un hiver bien rude
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Palais de l'Hiver, Cité des murmures, Royaume des Quatre Saisons
31 décembre 1997
Il se tenait dans la foule, simple sujet parmi tant d'autres.
Beaucoup de personnes se pressaient aux portes du palais, obstruant le chemin déjà étroit. Nombre d'entre elles n'avaient pas été conviées au bal, mais elles venaient quand même tenter leur chance. Elles se disaient sans doute qu'un garde plus magnanime que les autres les laisserait passer contre quelques pièces d'argent ou une bourse d'or bien remplie. Pourtant, le roi avait été clair : n'entreraient que les personnes inscrites sur la liste. Aucune autre. Et c'est exactement ce qu'il se passait en ce moment même. Les malheureux repartaient en file indienne, non loin de la crevasse. Ils pouvaient ainsi contempler ceux qui, comme eux, allaient devoir rentrer chez eux.
Cette fête, à laquelle tant de gens voulaient participer, était celle de la naissance d'une petite princesse. Elle avait vu le jour pendant une tempête de neige, le vingt-et-un décembre de cette année. Beaucoup disaient qu'elle aurait un grand destin. En effet, quoi de mieux pour la princesse de l'Hiver que de naître le jour de l'Hiver ? Et pourtant, cette journée où aurait dû régner la joie et le bonheur avait été bien triste. De nombreuses larmes avaient coulé, celles d'un peuple entier dans le deuil. La reine avait payé de sa vie la naissance de sa fille.
Le jeune homme ne s'était pas encore engagé sur le pont, il ne voulait pas être prisonnier de cette foule. La crevasse s'étendait non loin de lui telle une plaie béante que la neige aurait recouverte de milliers de flocons.
Il fit demi-tour. Regarder cette foule l'avait amusé au plus haut point. D'autant plus qu'au contraire de tous ces gens, il avait été convié à la fête, mais ne comptait pas s'y rendre. Contempler la princesse lui ferait trop mal, elle lui rappellerait immédiatement la défunte reine. On disait qu'elle avait les mêmes yeux que sa mère, qui les tenait elle-même de sa propre mère. D'une couleur singulière mais magnifique. Non, jamais il ne pourrait croiser les yeux de la princesse sans renoncer à sa mission. Elle lui rappellerait trop la reine Samantha. Elle lui rappellerait trop sa sœur.
Il eut un petit sourire narquois. Et dire qu'il n'avait jamais vu, ou ne serait-ce qu'entrevu, sa nièce...
Le jeune homme se haïssait profondément pour ce qu'il devait accomplir, pour ce qu'il allait accomplir, mais il avait une haine encore plus féroce pour son roi. Samantha aimait son mari de tout cœur et avait eu la chance que son mariage, qui en était un d'intérêt organisé par sa mère, se transforme en un mariage d'amour. Sa sœur et lui étaient issus de l'une des plus grandes lignées de l'Hiver, avec celle du roi Ivan, si bien qu'une union avait rapidement été conclue entre ces deux familles. C'était Sir Ivan Romanov en personne qui était venu demander la main de Samantha à Dame Wolf, encore veuve malgré ses deux épousailles, qui s'était empressée d'accepter. On ne refusait pas la main de sa fille au roi, surtout lorsque celui-ci se déclarait fou d'amour pour elle !
Peu de personnes savaient qu'il était le frère de la reine. Et pour cause : ils n'avaient pas le même nom de famille ! Samantha portait le nom de son père, emporté par la maladie un an seulement après sa naissance, et lui portait celui du sien. Pourtant, il ne considérait pas Samantha comme sa demi-sœur mais plutôt comme sa sœur à part entière. Il l'aimait plus que tout au monde. Elle était tout pour lui, à la fois son modèle et la voix de la raison qui lui avait bien souvent empêché des imprudences. Le jeune homme ne se remettrait jamais de la mort si inattendue de sa grande sœur adorée, il en était tout bonnement incapable. Rejeter la faute sur le roi et la princesse avait été la solution de facilité, il en était conscient, mais il n'était plus lui-même depuis dix jours, depuis ce malheureux vingt-et-un décembre de l'année 1997.
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Il se glissa alors en direction d'une ruelle, ombre parmi les ombres. Une épaisse couche de neige vierge couvrait le sol aux alentours de la crevasse. Personne ne s'y risquait par peur de tomber et les rares êtres vivants qui s'approchaient étaient les oiseaux qui nichaient dans les parois du gouffre. Dans les rues, la neige se mélangeait à la boue et formait une masse répugnante sur les pavés. Cependant, dès que l'on sortait des allées commerçantes, les toits extrêmement rapprochés des masures avaient permis au sol de la sente de rester plus ou moins dégagé en retenant la neige. Celle-ci formait maintenant comme un pont au-dessus de la tête des très rares passants qui se hasardaient dans ces endroits à la nuit tombée. Une scène identique se répétait dans une bonne partie de la ville, composée essentiellement de ruelles exiguës qui serpentaient entre les maisons, les commerces et les tavernes.
Une fois hors de vue, à l'abri d'une de ces ruelles rendue glauque par l'absence de lumière, le jeune homme se dépêcha de rabattre son ample capuche plus largement sur son visage, tout en continuant de marcher rapidement. Il remonta son col jusqu'au-dessus de son nez, camouflant ainsi sa mâchoire anguleuse recouverte d'une légère barbe mal entretenue. Il s'occuperait de son aspect plus tard, lorsqu'il serait dans l'ouest. Plus personne ne pouvait distinguer ses traits et il n'y avait que cela qui comptait pour le moment. Le mystérieux jeune homme ferma le bouton de sa mitaine en cuir, qui s'était défait, avant d'entamer une course rapide.
Le côté très pratique de ces ruelles sinueuses était que, lorsque le soir tombait, elles se vidaient en très peu de temps. Il était donc facile de se déplacer dans la ville en secret.
Après quelques détours dans le labyrinthe de couloirs qu'il connaissait mieux que personne à force d'y avoir erré comme une âme en peine, l'homme s'arrêta entre deux maisons. Devant lui se trouvait un bosquet de sapins, collé au mur du château. Il se faufila entre les arbres, appréciant le contact de la terre contre ses bottes et le parfum piquant de la résine. Une odeur boisée régnait autour de lui et il ferma les yeux en inspirant longuement. Pour peu, il se serait cru dans l'une des nombreuses balades en forêt qu'il faisait avec sa sœur, il y avait longtemps, quand ils habitaient encore à la lisière de la contrée de l'Automne et qu'il n'avait qu'une dizaine d'années. Sauf qu'ils avaient déménagé dans la Vallée de Glace, à la Cité des murmures, et que sa sœur était morte. Pour toujours. Cette pensée lui fit brusquement ouvrir les yeux. Il s'était fait la promesse que le roi payerait pour lui avoir volé Samantha, et ce jour était enfin arrivé.
Le jeune homme s'enfonça entre les arbres jusqu'à atteindre le mur de pierres. Il posa sa main dessus, puis la retira aussitôt. C'était ici. Le bout de ses doigts était frigorifié, pourtant il enleva quand même ses mitaines pour plaquer ses deux paumes contre la paroi.
— En tant que fils de l'Hiver, je demande à ouvrir cette porte, chuchota-t-il doucement en brisant le silence qui s'était installé dans le petit bosquet de conifères.
Un nuage givré sortit de sa bouche lorsqu'il prononça ces paroles, preuve que l'atmosphère s'était encore rafraîchie. La nuit commençait à tomber, enveloppant le monde d'une couverture de velours noir piquetée d'étoiles scintillantes.
Des arabesques givrées jaillirent de ses mains nues et ondulèrent le long du mur en recouvrant la pierre d'une fine pellicule de glace. Bientôt, les yeux vifs du jeune homme purent distinguer les contours d'une porte, incrustée dans les blocs. Il appuya fermement dessus comme pour l'ouvrir. Rien ne bougea. Le personnage encapuchonné réitéra l'opération, se disant que le mécanisme devait être un peu rouillé après les longues années d'inutilisation. Toujours aucun mouvement. Il s'arc-bouta contre la paroi, puisant dans ses ressources. Rien n'y fit. La porte était fermée.
Il jura entre ses dents dans l'un des trop nombreux langages des humains, visiblement de l'anglais.
— Cela dit, c'était à prévoir... admit-il à voix basse et en pestant ensuite contre ce problème technique.
Le jeune homme se massa les tempes en réfléchissant. Tout avait été pensé jusque dans les plus petits détails et le moindre retard mettrait son plan à mal. Il n'avait pas le droit à l'erreur. Venger Samantha était devenu sa raison de respirer pour permettre à son corps de demeurer, sa raison de vivre tout simplement. C'était pour elle qu'il était entré dans la Conspiration de l'Été, et c'était également pour elle qu'il allait tuer le roi Ivan et la princesse, sa propre nièce.
Le frère de la reine était sur les nerfs, il avait peur de ne pas réussir sa mission, mais il avait une crainte encore plus importante, une peur viscérale – ce genre de panique à vous tordre les boyaux dans tous les sens – de regretter son geste une fois celui-ci accompli.
Il expira profondément pour se décharger de sa nervosité et, par la même occasion, laisser sa conscience et ses remords de côté. C'était ainsi qu'il fonctionnait, qu'il avait toujours fonctionné : d'abord agir, et ensuite réfléchir. Le jeune homme n'était pas de ces personnes qui hésitaient à chaque fois qu'un choix se proposait à eux, comme pour choisir entre du vin de l'Été ou du vin de l'Automne à l'auberge du Mouton Noir. Non, lui c'était plutôt le genre de personne à foncer dans le tas et à se contrebalancer des règles de bienséance. S'il avait le choix entre du vin de l'Été ou du vin de l'Automne ? Il choisirait une bonne bière à l'orge, et non une bière avec toutes ces fioritures comme de la cerise, des framboises ou encore des edelweiss.
L'assassin reposa ses paumes contre la porte, à l'endroit où aurait dû se trouver une serrure, et ferma les yeux pour se concentrer. Ses mains étaient placées de telle façon à former un triangle, l'un des symboles magiques les plus puissants. De la glace en sortit à nouveau en belles arabesques tourbillonnantes pour venir courir sur la porte de pierres. Il fronça les sourcils, en proie à une intense réflexion. Poussée par la magie du jeune homme, la glace s'infiltrait dans l'interstice entre la porte et le mur, le seul espace dans cette muraille immuable. Quelqu'un de la Conspiration, Sir Andreï selon les indications qu'on lui avait fournies, aurait dû lui ouvrir le passage secret dans la matinée. Pourtant, la porte demeurait close. Le jeune homme était dans sa bulle, un monde à part où tout n'était que magie de l'Hiver, tempête de neige, froid pénétrant et vengeance amère.
Il ouvrit les yeux pour reprendre contact avec la réalité, puis enleva ses mains du mur. Sa magie avait fait entrer la glace à l'intérieur du passage secret – plus si secret que cela – et recouvrait maintenant intégralement la porte sur ses deux versants.
Le jeune homme porta une main dans son col et en sortit une chaîne d'où pendait une petite pierre. D'un beau noir d'encre tacheté de flocons grisâtres, le pendentif semblait capter toute la lumière du jour déclinant. Une sorte de trou noir au service des ténèbres. Son possesseur l'admira un instant, intensément, comme pour graver l'image de cette obsidienne à flocons de neige dans sa rétine.
Tout en fermant les yeux, il agrippa fermement la pierre dans sa paume rugueuse, et une chose incroyable se produisit aussitôt. La carrure du jeune homme se modifia sensiblement, devenant plus imposante, plus robuste, plus... animale ! Sa peau disparut sous une épaisse couche de poils bruns hérissés en touffes pour résister au froid glaçant de l'hiver et ses doigts se modifièrent jusqu'à devenir de puissantes griffes. Un changement encore plus important se produisit au niveau de son visage, le rendant méconnaissable. Il s'était métamorphosé en ours brun.
Un grondement rauque sortit de sa gorge et l'animal retomba lourdement sur la porte. Ses deux pattes avant percutèrent la pierre avec une telle violence que, sous le choc, elle se détacha instantanément du reste du mur pour tomber avec fracas dans le passage secret. Si la glace avait affaibli le mécanisme en s'infiltrant partout où elle l'avait pu, la force brute de l'ours lui avait été fatale.
En se redressant, la bête redevint un homme. La chaîne était sortie de son col et l'obsidienne à flocons de neige pulsait encore de la magie qui l'avait animée à l'instant. Il épousseta le bas de son pantalon, couvert de poudreuse et de glace mélangée, comme si tout cela n'avait été rien de plus qu'une simple formalité.
Sans qu'il n'y ait fait attention plus tôt, son col ne protégeait plus que son cou et sa large capuche avait glissé, révélant son visage ombragé par la nuit naissante. Le métamorphe passa une main dans ses cheveux bruns décoiffés, puis tira le tissu épais dessus pour les recouvrir à nouveau. Il n'y eut plus que ses étranges yeux de visibles ; tels deux fragments tombés sur terre de la lune luisant dans une mer d'étoiles.
Le futur assassin s'avança dans le passage secret. Sous les nombreuses épaisseurs de tissus, son cœur battait violemment, empli d'une haine féroce. Il ne voyait plus le monde autour de lui tant la rancœur qui l'habitait était puissante. Les mêmes mots tournaient sans cesse dans son esprit : ils doivent payer pour sa mort !
Ses yeux s'habituèrent rapidement à l'obscurité ambiante, à peine brisée par les faibles rayons de la lune qui se levait. Il s'avança prudemment en écartant les toiles d'araignées, qui avaient envahi tout l'espace disponible, et les petits débris de pierre tombés du plafond de son chemin. L'air avait une odeur de renfermé, à tel point que le jeune homme sentit son nez le piquer désagréablement – malgré son encolure relevée – et les larmes lui montèrent aux yeux. Il détestait depuis toujours cette odeur de vieille cave. C'est à cet instant précis que le parfum de l'hiver lui manqua, plus encore que celui de l'automne, du printemps ou encore de l'été ; car il n'y avait que cette fragrance si particulière pour lui rappeler son foyer, son chez-lui. Ça et le regard de Samantha, rien d'autre.
Enfin, il atteignit le fond du passage étroit. Tâtant à l'aveuglette, le jeune homme finit par sentir le trou d'une serrure sous ses doigts gelés. Une porte. Sauf qu'elle était fermée et qu'il n'avait pas les clefs – Sir Andreï allait l'entendre !
De rage, il donna un puissant coup de pied dans la porte de pierre.
Personne ne vint.
— Bon, m'sieur Andreï, j'ai pas que ça à faire moi ! râla-t-il, trop fébrile pour se soucier qu'on puisse l'entendre. Je vous propose : soit vous ouvrez cette porte, soit je la défonce et vous devrez vous expliquer avec His Majesty Ivan.
Il renifla dédaigneusement avant de se souvenir :
— En fait, il sera mort avant que les douze coups de minuit n'aient pu sonner, donc ça ne posera aucun problème !
A peine avait-il finit sa phrase qu'un cliquetis métallique se faisait entendre de l'autre côté de la porte. Il y avait quelqu'un. Étrangement, la porte s'ouvrit sans le moindre grincement, dans un silence seulement brisé par la respiration saccadée du métamorphe. Un homme dans la force de l'âge apparut dans l'encadrement.
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