❄ Chapitre 3 (partie 1)
Musique : Comptine d'un autre été dans le film Le fabuleux destin d'Amélie Poulain
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Chapitre 3
Tic-Tac ou Zéphyr ?
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Rez-de-chaussée du manoir, lieu inconnu
16 avril 2017
À peine fus-je entrée dans le manoir que l'obscurité ambiante me prit à la gorge. Il ne faisait pas noir, enfin pas vraiment. Un mince filet de lumière filtrait d'entre les épaisses tentures carmin qui bordaient les deux fenêtres de la pièce en se fondant parfaitement dans le décor. Je m'avançai d'un pas, puis d'un autre et enfin m'arrêtai. Dans un sursaut lugubre, et alors qu'une lumière inattendue jaillissait de je-ne-sais-où en m'éblouissant, la porte claqua. Ce fut un bruit sourd et inquiétant qui résonna jusque dans les murs du vieux bâtiment et me fit sursauter d'effroi. Je clignai des paupières, les yeux douloureux, et posai une main tremblante dessus. Que s'était-il passé ? Pourquoi la lumière s'était-elle allumée d'un seul coup, et pourquoi la porte avait-elle claqué ? Un coup de vent ?
Holly couina. Je la sentis se coller contre ma jambe.
Ma vision rétablie, bien que difficilement, je pris le petit carlin dans mes bras puis me dirigeai vers la porte close. C'était un coup de vent, forcément. Et puis, de toute façon, qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? De la magie ? À cette pensée, je frissonnai. D'appréhension ? D'excitation ? Sans doute un savant mélange des deux...
Les bougies aux murs resplendissaient à présent d'un éclat flamboyant. Des ombres dansaient sur ceux-ci, ce qui faisait ressortir leurs boiseries délicates. On aurait pu les confondre avec de la dentelle tant les détails étaient minutieux. Une véritable œuvre d'art !
Je pris la poignée de métal entre mes doigts et tirai dessus. Rien. Je tirai dessus plus fort. Toujours rien.
Inspire.
Expire.
Tout allait bien, je n'étais absolument pas enfermée dans un manoir par je-ne-sais quelle force mystérieuse.
Je posai Holly au sol, attrapai la poignée à deux mains puis tirai comme une forcenée dessus.
Rien n'y fit.
Elle était fermée.
En soit, ce n'était pas forcément une mauvaise chose, puisque le loup ne pourrait pas passer, si tant est qu'il puisse franchir la grille. Le seul problème résidait dans le fait que je ne savais pas s'il y avait une autre sortie. Je me voyais déjà assise là, sur un canapé, avec des cheveux devenus blancs par les années et la peau craquelée d'innombrables rides.
Triste vie que voilà.
Je me détournai de la porte pour observer plus précisément l'endroit où je me trouvais ; parce que, quitte à mourir dans un endroit isolé, autant qu'il soit respectable !
Le hall d'entrée avait un aspect vintage très marqué et les cierges brûlant aux murs, sur des chandeliers décorés, rendaient l'atmosphère à la fois mystérieuse et intime : plus rien à voir avec l'éclat qui m'avait éblouie quelques instants plus tôt. Un petit réveil métallique – comme ceux que l'on utilisait autrefois – reposait sur une table au fond de la pièce, faisant tâche avec le reste de l'ameublement boisé et cosy.
À ma droite, dans l'entrée, se trouvait le portrait d'une femme. Un piano-à-queue trônait au centre de la pièce, devant une grande cheminée éteinte, et un escalier, à gauche de la pièce, menait aux étages supérieurs. Il y avait aussi un canapé, vert bouteille, dans la pièce ; celui-là même où je finirai certainement mes jours si je ne trouvais pas un moyen de quitter ce manoir. Charmant !
Je décidai immédiatement de ne jamais m'asseoir sur ce canapé.
Sans faire plus attention que ça à mes états d'âme, Holly trottina jusqu'à la petite table ronde pour aller renifler le réveil avec méfiance.
Je m'avançai vers le piano et j'en soulevai délicatement le couvercle.
Il n'y avait pas un seul grain de poussière sur le couvercle, comme si le manoir était toujours habité. Prise d'une envie subite, je m'assis sur le siège et posai le bout de mes doigts sur les touches noires et blanches. J'hésitai. Entre le piano et moi, il y avait toujours eu une sorte de relation ambivalente mais c'est comme si nous nous aimions d'un amour passionnel, indestructible (oui, carrément).
On disait souvent qu'il n'y avait qu'un seul pas entre la haine et l'amour, je ne pouvais que confirmer cela. Aussi étrange que ça puisse paraître, il s'agissait bien d'amour entre cet instrument et moi, et de rien d'autre. Personne ne pourrait le comprendre, ce besoin que j'avais de me laisser emporter par la musique, de ne penser à rien d'autre en m'isolant totalement dans ma bulle, comme lorsque je lisais un roman.
Mes parents avaient toujours voulu que leurs enfants pratiquent un instrument de musique. Pour moi, ça avait été le violon.
Étant l'aîné, j'avais goûté la première – dès mes cinq ans – aux joies du solfège et des dictées rythmiques... un pur cauchemar ! Je revenais en pleurant après chaque cours de violon. Tant et si bien que pendant longtemps j'avais été dégoûtée de la musique, vraiment dégoûtée, au point de ne plus vouloir toucher un instrument de musique, que ce soit un violon ou autre chose.
Et puis il y avait eu cette réception à laquelle nous avions été invités, alors que je ne devais pas avoir plus de huit ou neuf ans. La fête se passait dans un grand salon et, au fond de la pièce, il y avait un piano. Il était tard, mon frère dormait sur le canapé, je m'ennuyais fermement.
C'est alors que la petite fille du propriétaire était venue me trouver. Garance ne devait pas être beaucoup plus âgée que moi, d'un an peut-être, mais elle s'ennuyait tout autant que moi. Je me souvenais qu'elle m'avait proposée de m'apprendre à jouer du piano et que, préférant cela plutôt que de mourir d'ennui, j'avais accepté. Elle avait décidé de m'apprendre son morceau préféré : Comptine d'un autre été, la musique d'un film dont je ne me souvenais à présent plus du nom et que je n'avais d'ailleurs jamais vu (ce qui était toujours le cas aujourd'hui). Il n'était pas simple mais je m'amusais tellement que la soirée était passée comme un éclair. J'avais même été déçue lorsque nous avions dû repartir.
Je me souvenais que mes parents avaient l'air tendus, mais je n'en ai jamais su la raison.
C'était ici qu'avait commencé ma passion dévorante pour cet instrument, dans ce salon. Je ne remercierais jamais assez Garance pour m'avoir fait découvrir un instrument tel que celui-ci car, même si je ne l'ai plus jamais revue, elle m'avait redonnée goût à la musique, en cette passion qui me dévorait les entrailles.
Je souris à ce souvenir et j'appuyai sur les touches. Je les laissai filer sous mes doigts, gouttes d'eau d'une rivière vive ; dansant avec virtuosité le long du clavier, mes mains jouaient ce morceau que j'avais tant de fois répété : Comptine d'un autre été. Je pourrais même le jouer les yeux fermés.
— Z'est zoli tout za, tu zoues bien ! commenta une voix lorsque j'eus fini le morceau.
Je sursautai et me relevai vivement – refermant par la même occasion le couvercle du piano d'un claquement sourd –, prise en flagrant délit d'intrusion dans un manoir qui n'était pas à moi.
Le voix reprit :
— Mais, pendant que z'y pense, z'ai failli t'attendre moi !
Je tournai sur moi-même pour trouver mon interlocuteur – il avait la même petite voix zozotante que celle qui se trouvait dans ma tête – mais il n'y avait personne, rien, nada, niets...
— Qui est là ? demandai-je nerveusement. Zéphyr, c'est toi ?
Holly me regarda avec curiosité. Sans doute se demandait-elle quelle mouche m'avait piquée.
— Oh, z'cuse-moi, z'voulais pas te faire peur !
— Où êtes-vous ? Et qui êtes-vous ?
— Nan mais franzement, zes humains, z'vous zure... et za ze dit fille de l'Hiver, mam'zelle ! pesta la voix.
Je ne sus jamais pourquoi mais, à cet instant, j'eus l'image d'un vieux hobbit dans mon esprit. Étais-je dans la même pièce que Bilbon Sacquet ? Si oui, je voudrais bien qu'il me présente à son ami Legolas... sans arrière pensée, naturellement !
— Faut vraiment t'acheter quelque chose pour que tu vois mieux : des lunettes, des lentilles, ze ne zais pas moi... un monocle peut-être ? continua Zéphyr – puisque ce ne pouvait être que lui, avec un humour aussi douteux – en se moquant.
— Euh... dis-je avec toute l'intelligence qui me caractérisait à ce moment-là.
J'inspirai puis lâchai d'une traite, comme à chaque fois que j'avais dix mille choses à dire en même temps :
— Je ne suis pas une «fille de l'Hiver», comme vous dîtes. D'ailleurs, je suis née en automne ! Le 15 décembre précisément. Oh, et ma vue va très bien, merci. Mais vous êtes Zéphyr, non ? Et est-ce que vous sav-
— TU ! On ze tutoie ! me coupa-t-il. Ze n'aime pas le vouvoiement, za fait vieux, guindé et coinzé. Et attends... comment za tu n'es pas une fille de l'Hiver ?
Sans doute attendait-il une réponse car il se tut, laissant le tic-taquement furieux du petit réveil emplir toute la pièce. Je me laissai tomber sur le siège du piano, écrasée sous le poids de tout ce qu'il m'arrivait. Zéphyr dût comprendre que c'était à lui de parler, car il reprit :
— Mais zi ! Ze ne comprends pas, dans toutes mes visions t'étais au courant... oh mais ze zais : elles ne ze zont pas encore pazées !
J'aurais presque pu voir la petite ampoule qui venait de s'allumer au-dessus de sa tête, si j'avais su où il se trouvait.
— Des visions ? T'es un peu un illuminé, c'est ça ? dis-je en m'esclaffant.
— Illuminée toi-même, bougonna-t-il, ze ne zuis pas un fils de l'Été moi.
N'y avait-il pas un traducteur zéphyrien-français dans la pièce ? J'aurais bien eu besoin de quelques explications là ! Et puis d'abord, qu'est-ce que c'était qu'un fils de l'Été ? Et une fille de l'Hiver ?
— Trêve de bavardages, où es-tu ?
J'espérais pouvoir lui soutirer des informations, pourquoi pas en le menaçant de laisser Holly lui baver dessus s'il ne disait rien... mais pour cela je devais d'abord savoir où il se trouvait (en espérant que ce ne soit pas un géant, parce que je ne ferais pas le poids à côté de lui, avec mes 1m55).
— Regarde zur la table, à côté de la cheminée.
— Eh bien quoi ? Il y a juste un vieux réveil.
— Un vieux réveil ? Un VIEUX réveil ? Nan mais za va hein ! Te gênes pas surtout ! Ze zuis un réveil de première qualité, moi, madame ! Et à la pointe de la technolozie, z'il-vous-plaît... enfin la dernière fois que ze zuis zorti d'izi en tout cas.
Je regardai le réveil avec des yeux exorbités - je ressemblais certainement à Dory (dans Nemo) ou encore à Dobby (dans Harry Potter). L'appareil se trémoussait sur la table : ses aiguilles bougeaient dans tous les sens et il se dandinait d'un pied sur l'autre. En deux mots : extrêmement flippant !
Et dire que je m'étais inquiétée au sujet de sa taille alors qu'il ne faisait même pas dix centimètres de haut. Je devrais peut-être songer à revoir sérieusement l'ordre de mes préoccupations.
— Et puis ze zuis zurtout za ! dit-il.
Le réveil tourna sur lui-même et se transforma un petit être humanoïde. Celui-ci bondit de la table, se jeta sur le canapé - celui qui était vert bouteille - entre le meuble et moi, il y rebondit et atterrit sur le dessus du piano, juste sous mon nez.
— Un lutin ? demandai-je émerveillée.
— Exact p'tite hermine, ze zuis un lutin devin, auzzi appelé Oracle, me dit-il avec un grand sourire qui creusa une petite fossette dans sa joue.
C'était un petit lutin plutôt mignon, avec ses grands yeux noisette pétillants de malice et ses cheveux noirs en pétard. Il était vêtu d'une salopette large, en jeans, sur un T-shirt noir à manches longues et de bottes également noires, dans le style des Doc Martens. Des lunettes rondes et larges lui mangeaient les trois-quart du visage et renforçaient son côté chérubin.
— Et donc, c'est toi Tic-Tac ? chuchotai-je, encore sous le choc.
— Oh non, ze ne zuis Tic-Tac que zous forme de réveil, d'horloze, de montre ou encore de zablier, énuméra-t-il en comptant sur les minuscules petites brindilles de chair qui lui servaient de doigts.
Incroyable, comment ma petite voix crânienne pouvait-elle être aussi mignonne ?
— Là ze zuis Zéphyr ! conclut-il fièrement, les mains sur les hanches en un posture qui se voulait sans doute héroïque mais qui était tout simplement irrésistible.
— Mais... commençai-je.
Un bruit fracassant vint me couper dans mon élan. Métallique et court, il me laissait à penser que le loup avait finalement réussi à passer l'obstacle de la grille... en la décrochant tout simplement de ses gonds : c'est qu'il avait de la force l'animal !
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