VOYAGE À PALOMAR

C'est un lundi matin, durant son petit déjeuner, tandis qu'il lisait son journal avant d'aller au bureau, que M. Oblivier découvrit par hasard l'existence du musée, au détour d'un bref article dans la rubrique « Insolite ». Il dut s'y reprendre à deux fois, en plissant les yeux, et manqua de se noyer dans son café qu'il buvait toujours noir : il avait bien lu. Le musée était situé à Palomar, ancienne capitale de la Palombie. C'était en Amérique du Sud, à l'autre bout de la Terre. Et il s'appelait El Museo del señor Oblivier.

Que signifiait cette sinistre pantalonnade ? Comment pouvait-il exister un musée consacré à lui, simple clerc de notaire sans histoire, qui n'était jamais passé à la télé, qui n'avait jamais figuré dans le journal (même dans l'édition locale), et sur qui Internet même ne trouvait rien à dire ? Aussitôt, il vérifia en ligne : le musée existait bel et bien, on trouvait rapidement son adresse, ses coordonnées géographiques, des images assez nettes. Il y avait même un site web, certes rudimentaire, mais M. Oblivier peinait à le parcourir, car il était rédigé en espagnol et traduit uniquement en anglais, deux langues dans lesquelles il ne s'illustrait pas avec puissance. On y trouvait des photos de lui, d'une résolution approximative, mais où on le reconnaissait sans difficulté. S'il s'agissait d'un homonyme, la ressemblance était frappante, et le chapeau melon n'était pas étranger à cet effet.

Mû par une impérieuse curiosité, il programma une semaine de congés à l'office notarial le plus tôt possible (il en avait encore beaucoup en réserve) et commanda des billets pour Palomar. Obnubilé par cette singulière découverte, il eut du mal à se concentrer sur ses tâches professionnelles au cours des quelques semaines qui le séparaient du départ. « Alors, Oblivier, lui lança un collègue, on rêvasse aux vacances ? Et vous allez voir quoi de beau, là-bas ? » En général, on se rend à l'étranger pour voir autre chose, pour changer de décor. Il n'osait pas dire qu'il partait pour se voir lui-même.

Après douze heures d'avion, il débarqua à Chiquito, la nouvelle capitale, d'où il fallait compter encore quatre heures de bus pour rejoindre Palomar. Le véhicule d'un autre temps, bondé à l'aéroport, se dépeupla de station en station jusqu'à parvenir à destination pratiquement désert.

Palomar était une ville en déclin depuis le transfert des institutions gouvernementales à Chiquito en 1954, et ici plus encore que dans le reste du pays, on avait le sentiment de voyager dans le passé, de visiter une cité figée en plein milieu du vingtième siècle : les voitures, peu nombreuses, étaient des modèles de collection (en piteux état), les bâtiments vétustes évoquaient des styles désuets, les affiches publicitaires surannées brandissaient tant bien que mal leurs lettres défraîchies. C'est en regardant ces dernières sur les murs des immeubles, dans la rue de l'hôtel, qu'il s'avisa que la mascotte d'une marque de boisson palombienne lui ressemblait furieusement : chapeau melon, complet-veston, cravate à rayures noires et blanches, et même ce fameux parapluie dont il ne se séparait jamais, afin de pouvoir parer à toute éventualité. Ce quasi-sosie tenait à la main une bouteille d'un breuvage dont le nom rayait l'affiche en diagonale : « LA OBLIVIADA ».

Ce fut le premier signe par lequel il comprit qu'il était dans ce pays une petite célébrité : outre cette boisson, âcre mixture de salsepareille et d'essence de fenouil qu'il goûta (à son grand regret) au bar solitaire de l'hôtel, et le musée qu'il n'allait pas tarder à visiter, il apprit dans les heures qui suivirent l'existence du verbe réfléchi « obliviarse », qui pouvait signifier, selon le contexte, « se fondre dans le décor », « mettre son chapeau melon » ou encore « obtenir un poste de clerc de notaire », ainsi que celle d'un groupe musical local affublé de chapeaux melons qui proposait un curieux mélange de punk rock et de bossa nova, « Los Obliviados ». Par chance, accablé par la touffeur du climat, il s'était défait de son melon, de son complet-veston et de son parapluie à la descente de l'avion, ce qui lui avait permis de passer inaperçu, autrement les autochtones se seraient sans doute précipités pour lui demander des autographes. Étrange, cette popularité insoupçonnée dans un pays dont il ne parlait pas la langue et dont il ignorait à peu près l'existence jusqu'à très récemment, alors que chez lui, on ne le considérait guère que comme un obscur gratte-papier, un vague grouillot inconnu au bataillon. « Nul n'est prophète... », songeait-il. Il n'avait cependant pas vu ce genre d'affiches à Chiquito. Cette notoriété obliviesque semblait se confiner aux limites de Palomar et de ses proches environs.

Après s'être reposé du voyage à l'hôtel, il se mit en quête du musée, qui n'était pas très difficile à trouver : la ville entière était jalonnée de panneaux signalétiques en forme de flèche et illustrés d'un chapeau melon. Toujours déguisé en parfait touriste (ce qu'il était, du reste), il arriva aux abords de l'endroit en début d'après-midi. Cela avait moins l'air d'un musée que d'une maisonnette privée, de plain-pied, assez proche de celles qui ornaient le quartier où il avait grandi. Il hésita un peu devant l'entrée, qu'il ne franchit qu'après avoir repéré, sur le mur, une petite plaque cuivrée portant le nom de l'institution.

L'intérieur avait encore moins l'apparence d'un musée. Dans le vestibule au carrelage écaillé, il se retrouva seul avec une dame assez âgée, assise sur une chaise de paille, avec à ses pieds une corbeille en osier où traînaient quelques piécettes. Heureusement, il avait fait un peu de monnaie à l'aéroport pour payer le bus. Avec la désagréable sensation de se trouver dans les toilettes payantes d'une aire d'autoroute, il déposa quelques zantas dans la corbeille (rien n'indiquait le prix d'entrée). Sans se lever, la dame le remercia à mi-voix et lui montra la porte où commençait la visite.

Crédit image : Jill Battaglia


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