PREMIÈRES ET DERNIÈRES FOIS

Cette « Sala de las primeras veces » retraçait, images à l'appui, toutes les premières fois de son existence. « Pero ¡ qué guapito es ! » (1) roucoulait une visiteuse qui le coudoyait en lui montrant ses premiers pas, à un peu plus d'un an, en couche, dans le couloir d'entrée de la maison natale où il s'efforçait d'aller sans tomber de Maman jusqu'à Papa. Il sentit sa gorge se nouer à la vue de cette scène dont il n'avait pas gardé le souvenir, si bien qu'il ne se demanda pas tout de suite qui avait pris la photo. Suivaient d'autres épisodes inauguraux notables, comme l'achat de sa première cravate et de son premier chapeau (il avait cinq ans), son premier baiser sur les bancs du lycée (il y avait donc eu une époque où il n'était pas célibataire), son premier jour à l'école, son premier jour à l'office notarial. À chaque fois, quelqu'un s'était commodément trouvé là pour immortaliser l'instant à son insu. Tous ces moments intimes, parfois presque oubliés, se retrouvaient exposés ici à l'initiative d'on ne savait trop qui, pour la plus grande satisfaction des curieux de tout poil qui voulaient tout savoir de sa vie. Du coin de l'œil, il guettait leurs réactions, vagues indifférences ou discrets attendrissements. Personne ne semblait admiratif ou impressionné outre-mesure. Que cherchaient donc tous ces gens ? Ils venaient ici comme on va au zoo ou à la brocante dominicale, pour se délasser. Il ne prétendait pas être l'homme le plus fascinant du monde, mais tout de même, dans une ville où l'on nourrissait envers lui un intérêt suffisant pour lui ériger un musée, il s'était attendu à un peu plus de ferveur. C'était le seul musée auquel il aurait jamais droit, et pour ce qui était de l'affluence et de l'engouement, il était plutôt déçu. Peut-être en revenant un jour de plus forte fréquentation ? Il poserait la question à la direction, auprès de laquelle il avait de nombreux autres points à éclaircir.

Vers le fond de la salle, un petit attroupement s'était formé, dont émanaient des murmures indistincts. Enfin ! Quelque chose qui faisait sursauter un peu tous ces Palombiens léthargiques ! Il prit un air aussi dégagé que possible et s'avança nonchalamment vers le cœur des débats.

Les uns secouaient la tête, scandalisés, les autres, la main posée sur les lèvres, reculaient lentement, saisis d'effroi. Sur l'écran encastré dans le mur, la vidéo incriminée, agrandie dans des proportions grotesques, montrait un souvenir qu'il aurait préféré enterrer à jamais : la première (et unique) fois où il avait administré une gifle à une femme. « Pero ¡ qué cabron es ése ! » (2) rugit une visiteuse à la cantonade, et l'assistance consternée grommela son approbation. Bien entendu, on ne trouvait nulle trace, dans ce musée décidément très sélectif, de toutes les fois où des femmes l'avaient giflé, lui, ni même de la première de cette longue série. Et puis, par-dessus le marché, il n'y avait aucun élément sur le contexte (du moins le pensait-il : le texte à côté de la vidéo était très court, trop pour exposer de manière efficace des circonstances atténuantes). Personne ici ne savait qu'à l'instant qui précédait ce court extrait, elle venait de lui annoncer leur rupture parce qu'elle avait trouvé mieux ailleurs, un notaire établi à la situation plus enviable et au chapeau mieux lustré. Personne ne pouvait envisager le séisme intérieur, la déception et la douleur cuisantes qui l'avaient transpercé en cette heure fatidique, sous l'impulsion desquelles, sans réfléchir, il avait commis l'irrémédiable. Pas un jour de sa vie ne s'était écoulé sans qu'il ne regrettât ce geste inconsidéré, mais cela aussi, de toute évidence, tout le monde ici l'ignorait vigoureusement et s'en souciait comme d'une guigne.

Hypnotisés, les Palombiens s'absorbaient dans la contemplation de la courte vidéo rediffusée en boucle. La gifle cinglait, encore et encore, recommençait aussitôt terminée, prométhéenne, sisyphéenne. Toute leur existence, à elle et à lui, était exclue, annulée : à l'intérieur de ces quelques secondes de film, ils ne faisaient plus que vivre cette gifle, lui la donner, elle la recevoir, à l'infini. L'ensemble de leurs autres expériences et accomplissements, avant et après, demeuraient hors champ, coupés au montage. Par moments, la vidéo ralentissait pour mieux mettre en valeur l'impact de la paume sur la joue, l'élan préalable du bras, les ondulations de la peau, les arabesques des beaux cheveux noirs qui virevoltaient, comme les chutes lors des retransmissions télévisées des championnats de patinage artistique. Il s'était toujours demandé pourquoi les figures acrobatiques les plus audacieuses et admirables étaient beaucoup moins soulignées que ces faux pas, que l'on rediffusait quatre, cinq fois de suite, au ralenti, et pourquoi une seule figure ratée pouvait suffire à faire éliminer un candidat qui en avait dans le même temps réussi douze autres très difficiles sans accroc. Un type à la mine patibulaire se pencha pour cracher sur l'écran. « Hijo de puta, Oblivier ! » (3) Par chance, personne ici n'était en mesure de l'identifier, sans quoi il n'aurait pas manqué de passer un sale quart d'heure. Près de lui, une dame sans âge l'interpella pour le prendre à témoin et lui faire partager son indignation. Il opina du chef et choisit ce moment pour s'éclipser vers la salle suivante.

La première chose qui l'accueillit là fut la même vidéo, sur un écran encore plus large et avec encore davantage de spectateurs révoltés. Il leva les yeux et vit le nom de la salle : « Sala de las últimas veces ». Oui, c'était logique, après tout : cette gifle était à la fois la première et la dernière qu'il eût jamais donnée, et figurait donc dans les deux salles. Comme il s'apprêtait à passer outre pour visiter le reste, il fut pris d'un doute : avait-il réellement envie de connaître ces « dernières fois » ? Quand on fait quelque chose pour la dernière fois, a fortiori quelque chose que l'on aime, ne vaut-il pas mieux l'ignorer ? Et s'il voyait une photo ou une vidéo de lui-même en train de visiter ce musée, ou de prendre son bain hier soir à l'hôtel par exemple ? Cela signifierait-il que c'étaient les dernières fois de sa vie ? Qu'il n'en avait plus pour longtemps sur cette Terre ? Il pressa le pas, évitant de regarder les panneaux, et se précipita dans la prochaine salle.


(1) « Mais qu'est-ce qu'il est mignon ! »


(2) « Mais quel connard, ce type ! »


(3) « Sale fils de ta mère, Oblivier ! »


Crédit image : Marcos Guinoza

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