LA RÉSERVE
Elle était bondée de badauds et de chuchotements. Il y avait trois fois plus de monde que dans les deux précédentes, comme si tous les visiteurs s'étaient donné rendez-vous ici, comme si cette pièce était la seule digne d'intérêt de tout le musée. En apercevant ce qui s'étalait sur les murs et retenait ainsi l'attention collective, il fut pétrifié.
« Ni se molesta en quitarse el vello ! » (1) tonitruait une femme outrée en désignant des gravures (pas des photos, heureusement) qui le représentaient entièrement nu, de face, de dos et de profil, beaucoup plus grand que nature. Il chercha brièvement et trouva l'écriteau indiquant le nom de la salle : « Sala anatómica ».
Partout, à mi-voix, on s'ébaubissait et l'on commentait en termes très techniques les insuffisances de sa musculature et les égarements de sa pilosité. « Tienen algunas partes del cuerpo que crecen más rápido que otras ! » (2) gloussa une visiteuse hilare en le coudoyant d'un air entendu. Par l'effet d'un charme inexpliqué, alors que sur les gravures il était dépourvu de chapeau et parfaitement reconnaissable, personne ne paraissait relever la ressemblance. « Asi que es verdad lo que se dice de los hombres con manos pequeñas ! » (3) s'esclaffait une autre, et il se rendit compte que le public de cette salle était constitué d'une large majorité de femmes. Certaines, même, déambulaient devant les gravures une loupe à la main, l'air grave.
C'en était trop. Une vive explication avec les tenanciers de cet obscène établissement s'imposait. Il traversa en trombe les quelques salles restantes et parcourut les couloirs jusqu'à trouver une porte arborant l'inscription : « Prohibido el paso ». Il s'y engouffra.
Au bout d'un petit corridor blanc cassé dont la peinture commençait à s'écailler, il déboucha sur un bureau en désordre, à n'en pas douter celui de la direction. Désert, bien sûr, pour ne pas contredire l'amateurisme généralisé des lieux. L'ordinateur, antédiluvien, était allumé, vestige d'une activité récente. Autour de lui s'amoncelaient cartons et paperasses, jusque sur la chaise. Ce ne serait pas ici qu'il aurait droit à un début d'explication. C'est alors qu'il remarqua une porte étroite au fond de la pièce, qui semblait donner sur un placard. Au-dessus d'elle, un écriteau disait : « Almacén ».
Elle n'était pas verrouillée. À l'intérieur, il chercha en vain l'interrupteur. Ni lampe, ni fenêtre. Rien qu'un noir sans mélange. On ne voyait pas au-delà du rectangle de lumière que dessinait au sol l'encadrement de la porte ouverte. Un vulgaire cagibi où l'on remisait les pièces non exposées ou en restauration, sans doute, mais il ne pouvait réprimer un élan de curiosité : dans ce musée qui répertoriait et exhibait sans vergogne au grand public jusqu'aux détails les plus compromettants de son intimité, que pouvait-on bien cacher dans la réserve ? Peut-être y avait-il là les éléments qui manquaient pour rétablir certains faits, pour expliquer certaines circonstances ambiguës, pour rééquilibrer la composition du portrait. Il s'avança dans l'obscurité.
Tandis qu'il progressait à tâtons, il fut d'abord surpris de ne rencontrer aucun obstacle : ni cartons, ni étagères, ni murs. Il s'attendait à heurter le mur du fond à tout instant, mais le fond ne venait pas. Il marcha avec prudence, pas à pas, plusieurs secondes, puis une minute. Puis deux. Quand il fut certain d'avoir parcouru plusieurs dizaines de mètres, il s'arrêta et se retourna. Le rectangle de la porte avait considérablement rétréci. Même le sol qui s'étendait entre lui et cette entrée lointaine demeurait invisible.
Jusqu'où allait cette réserve de ténèbres ? Quels secrets recelait-elle ? Il fallait pousser encore un peu plus loin, quelque chose lui murmurait qu'ici se tenait l'âme même de cet étrange musée, la clef du mystère qui l'avait attiré depuis l'autre hémisphère, oui, la révélation sur lui-même qu'il était venu chercher battait comme un sinistre cœur dans cette noirceur, plus proche de lui désormais que toutes les lumières du monde...
Enfoncé plus avant dans l'abîme, il se figea de nouveau, tétanisé par le doute qui venait de se faire jour en lui. Et si, derrière lui, quelqu'un refermait soudain la porte ? Serait-il capable de la retrouver ? Il regarda à nouveau le rectangle lumineux, encore plus fragile, plus ténu. S'il disparaissait, il n'aurait plus aucun repère. Serait-il voué à errer sans fin dans ce noir inframonde ? S'il restait enfermé à jamais dans ce repli secret de l'univers, à l'insu de tous, incapable de se voir lui-même, existerait-il encore ? Le mince filet que laissait filtrer la porte était déjà bien plus éloigné qu'il ne l'aurait cru. S'il voyait quelqu'un refermer cette porte, tout là-bas, et lui criait d'arrêter, serait-il entendu ?
Comme un somnambule qui se réveille au bord d'une falaise, il battit précipitamment en retraite. Il se mit à courir vers la porte, à perdre haleine. Courait-il au ralenti ? Le trajet retour paraissait beaucoup plus long. Il avait beau avancer aussi vite que possible, le rectangle blanc ne grandissait plus. Impossible d'évaluer la distance qui l'en séparait : sa taille semblait stagner, voire même se réduire un peu par moments, ou était-ce seulement la lumière provenant du bureau qui vacillait ? Était-ce une silhouette dans l'embrasure de la porte, sur le point de la refermer, qui provoquait ces variations de luminosité ? Il plissait les yeux et accélérait encore, éperdu, mais il avait l'impression que la porte reculait à mesure qu'il s'approchait, et que jamais, jamais il ne parviendrait à l'atteindre à temps...
« Alors, Oblivier, on rêvasse encore aux vacances ? lui jetterait un collègue à l'office notarial le jour de son retour. Vous êtes allé voir quoi de beau, là-bas ? » Et il ne saurait que répondre, car il ne saurait expliquer ce qu'il avait vu, ni s'il en était revenu. « Au fait, Oblivier, vous pourriez aller me chercher des ramettes de papier dans la réserve ? » Et il irait peut-être ouvrir la porte de la réserve, mais il serait encore en train de courir vers elle, dans le noir sans fond, en espérant qu'elle ne se referme pas.
(1) « Il pourrait se raser, tout de même ! »
(2) « Il y a des parties du corps qui grandissent plus vite que d'autres ! »
(3) « Alors c'est vrai, ce qu'on dit des hommes aux petites mains ! »
FIN
Crédit image : Marcos Guinoza
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