ANCÊTRES ET ATTRIBUTS
Le musée était plus grand qu'il n'y paraissait. La maisonnette qui servait de point d'accès masquait une enfilade de bâtiments invisibles depuis la rue, dans lesquels se déployaient au gré des couloirs de multiples salles thématiques. Elles n'étaient pas très fréquentées, mais il y avait tout de même un peu de monde. À l'entrée de la première se trouvait un écriteau : « Sala genealógica ».
On y voyait, exposées sur les murs et sur des panneaux amovibles, démesurément agrandies, des photos de ses ancêtres connus. Les instigateurs de ce musée étaient visiblement bien renseignés : ce qu'il retrouvait là correspondait aux informations qu'il avait pu glaner par ses propres moyens, lors de recherches généalogiques entreprises quelques années plus tôt. Il y avait des images granuleuses, en noir et blanc, de la roulotte dans laquelle vivaient ses aïeux maternels, une troupe de comédiens ambulants qui sillonnaient le pays de représentation en représentation. Il n'avait jamais réussi à en apprendre plus sur eux dans les méandres de l'état civil, mais il avait toujours trouvé frappante l'idée que lui-même, sédentaire acharné qui avait toujours eu soin de s'assurer un statut social convenable, pût descendre de ces nomades que l'on voyait adossés à la roulotte, vêtus de costumes improbables sans doute issus de leurs spectacles, et tenant à la main, pour certains, leur instrument de musique de prédilection. M. Oblivier n'avait jamais été capable d'aligner trois notes sur quelque instrument que ce fût. La roulotte, d'un blanc taché mais encore lumineux, arrondissait au-dessus d'eux sa conque géante, tandis que derrière elle s'étendait un champ indistinct qu'écrasait un ciel d'encre, comme sur le point de laisser éclater l'orage ou de basculer à jamais dans la nuit.
Des affiches explicatives accompagnaient les clichés, qu'il s'efforçait de déchiffrer à la lueur de ses très modestes compétences en espagnol. Bon nombre de finesses lui échappaient. Il put aussi admirer des portraits individuels en sépia, grandeur nature, agrémentés de notices biographiques. Il reconnut son arrière-grand-mère, sur l'unique photo retrouvée d'elle aux archives, debout près du stand où elle vendait, en pleine rue, des chapeaux de paille qu'elle tressait elle-même. On racontait dans la famille qu'au gré de ses pérégrinations à travers le pays, elle avait vendu des couvre-chefs à plusieurs personnalités historiques de première importance, mais il ne s'était pas trouvé, alors, de photographe à proximité pour immortaliser l'évènement. Un peu plus loin, un portrait en pied de son arrière-grand-père en uniforme, pris par l'armée au début de la Première Guerre Mondiale, quelques semaines avant sa disparition. À gauche, une reproduction de sa carte d'identification militaire, où figuraient, pour seule légende, ces quelques mots :
« Profession : comédien. »
« Caractéristiques particulières : mauvais tireur. »
C'était tout de même un peu embarrassant. Il aurait aimé avoir quelque chose de plus glorieux à montrer aux visiteurs qui contemplaient ces panneaux et lisaient avec attention les notices. Ce sentiment s'accentua lorsqu'il arriva devant la section consacrée à un autre arrière-grand-père, dont le seul souvenir dans la famille était le fait qu'on l'avait retrouvé mort sur le tapis du salon, une bouteille de fifrequet à la main. La photo, sordide, le montrait étendu, le visage contre le sol, le poing serré sur le goulot ouvert. Une tache sombre souillait le tapis, dont le noir et blanc empêchait de déterminer s'il s'agissait de sang ou de fifrequet. M. Oblivier n'avait jamais vu cette photo, il ignorait même qu'une photo eût été prise de cette scène lugubre. Une mise en scène ? Qui aurait eu cette macabre idée ? Et si elle était authentique, qui aurait pu avoir le mauvais goût... ? Près de lui, un visiteur médusé recula de deux pas, la main devant la bouche, comme intimidé par l'obscénité et l'aura de sourde malédiction qui émanaient de l'image. Il recula lui aussi de deux pas, puis de trois, et se faufila telle une ombre dans la pièce suivante.
La « Sala de atributos » contenait, sous vitrine et sous globe, des exemplaires des divers objets qui définissaient son apparence et qu'exigeaient ses occupations : le chapeau melon occupait une place de choix sur un piédestal au centre, tandis qu'autour de lui s'épanouissaient, sur des présentoirs, le complet-veston, le parapluie, la cravate à rayures noires et blanches, tous plus vrais que nature, à tel point qu'il fut tenté de retourner à l'hôtel pour vérifier qu'ils étaient bien sur le lit, là où il les avait laissés. Il y avait même, posé sur un pupitre, comme prêt à l'emploi, le stylo plume qu'il utilisait à l'office notarial. Les quelques curieux en présence se penchaient avec circonspection sur ces illustres reliques, qu'ils scrutaient comme s'ils espéraient voir poindre par surprise, dans les replis de leur matière, une infime étincelle qui concentrerait, en sa fulgurance, la quintessence de M. Oblivier.
Courbé sur les écriteaux qui jouxtaient les objets, il s'efforçait de traduire les longs paragraphes qui prétendaient expliquer l'importance de ces accessoires dans l'équilibre de sa personnalité. On cherchait clairement midi à quatorze heures : il aimait les chapeaux melons parce qu'il aimait les chapeaux melons, et il aimait s'équiper d'un parapluie parce qu'il avait une sainte horreur d'être pris au dépourvu, voilà tout, il n'y avait pas besoin d'épiloguer. Cependant, à force de voir les autres visiteurs s'absorber dans la lecture de ces copieuses notes qu'il était incapable de comprendre, il se sentit frustré, comme s'il passait, par ignorance, à côté d'une part importante de lui-même. Puis, d'une chiquenaude, il balaya ces soupçons : ces superficielles extensions de sa personne ne le circonscrivaient pas, le définissaient encore moins, et jouaient au final un rôle tout relatif, puisqu'il était aujourd'hui libre de venir se promener ici – n'importe où – sans elles, et d'être encore M. Oblivier. Et pourtant, le fait que personne ici ne fût en mesure de le reconnaître sans ces attributs, cela même ne disait-il pas quelque chose de l'emprise qu'ils avaient sur lui, bien plus forte qu'il n'osait se l'avouer ? S'il les perdait définitivement, que deviendrait-il ? S'il se présentait à l'office notarial sans chapeau, ni cravate, ni complet-veston, que penseraient ses collègues ? Le prendraient-ils pour un imposteur ? Car, de toute évidence, comme on le constatait ici, son visage seul ne suffisait pas. Depuis quand, d'ailleurs, n'avait-il pas pris de photos d'identité sans chapeau ? Sur son passeport, dans sa poche, il en portait un. Qu'arriverait-il si, en quittant le pays, il tentait de passer la douane tête nue ? Pourrait-il persuader les agents qu'il était bien lui-même ? Toutes ces questions se bousculaient en lui, débordaient, emplissaient la pièce et finirent par le pousser dans la salle suivante.
Crédit image : Costantino Di Renzo
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