8 - L'Étang Écarlate

Je sais que c'est dangereux d'être ainsi visible en pleine forêt, surtout après ce qu'il vient de se passer, mais je ne peux plus supporter d'être oppressée entre tous ces arbres.

Après cette étrange aventure, je presse le pas et le paysage féerique laisse progressivement place à un autre environnement, moins accueillant sans être hostile pour autant. L'étendue dans laquelle je me suis baignée est maintenant loin derrière moi, et les saules se font plus rares ; je commence même à voir quelques jeunes sureaux entre eux. La mousse tapissant le sol dénude ce dernier par plaques entières. On croirait la forêt en pleine mue...

Mais de tous les changements, c'est de loin celui de l'atmosphère qui reste le plus flagrant. L'air semble épais lorsque j'inspire longtemps. Une désagréable odeur métallique règne sur les environs, si forte qu'elle m'en pique le nez. Puis je comprends d'où vient ce parfum en apercevant le premier cadavre.

Un corps de faon est étendu à côté du chemin que j'ai trouvé, si frêle au pied de ces grands arbres, baignant dans un liquide rouge. Tout ici embaume le sang frais. Affligée, j'ai une pensée pour la mère du petit qui doit le chercher ou bien avoir découvert puis abandonné le corps. Je n'ose m'approcher de la dépouille visiblement encore fraîche et me force à détourner les yeux. Sans m'en apercevoir, je me suis arrêtée en voyant le faon, alors je remets un pied tremblant devant l'autre.

- Tout ce sang... Comment vais-je m'en sortir à l'Étang Écarlate ?

Je dis cela tout bas, comme si hausser la voix ou seulement parler normalement était criminel en présence d'un mort. Cela me semble un minimum respectueux, en même temps. Et puis, il y a surtout que je ne sais pas ce qui a causé le trépas de ce faon ; peut-être cette cause est-elle encore à guetter, non loin d'ici, une autre proie ? Dans ce cas, faire le moins de bruit possible augmente certainement mes chances de m'en sortir.

Au cours de mon trajet, je croise de nouveau des cadavres d'animaux allant du loup à la musaraigne en passant par le faisan. Tous nagent littéralement dans de l'hémoglobine. Quand j'y pense, je n'ai vu que des corps que l'âme a quitté récemment, puisque le sang n'a pas coagulé sur les dépouilles ni n'est parti dans le sol... Et aucun charognard n'a été attiré par cette hécatombe.

J'approche indéniablement du but de ma quête. Je sors une feuille d'une poche qu'a cousue Alæbora au revers de ma tunique ; la carte qui m'a envoyée ici. Le point rouge, si j'en crois l'échelle, n'est plus qu'à une lieue de ma position actuelle, que je situe grâce au seul ginkgo présent alentours dont une feuille est indiquée sur le plan. Je me rappelle d'un coup que c'était l'arbre préféré de ma mère, lorsque ses feuilles deviennent jaunes à l'arrivée de l'automne. D'ailleurs, celui-ci a les feuilles dorées bien qu'on ne soit qu'au printemps. Un ginkgo d'automne au printemps ? Des cadavres frais comme à la première minute où l'on a pu les qualifier de corps sans vie ? Cet endroit sent la magie à plein nez.

- Ah, non. L'odeur du sang cache celle des enchantements.

Allez savoir pourquoi, mais penser à voix haute me rassure alors que quelques minutes plutôt je m'étais convenu de minimiser le bruit.

- Tu ne pourrais pas sentir la magie, quand bien même que l'odeur du sang ne t'assaillirait pas le nez, jeune mortelle...

- Pardon ?!

Je regarde autour de moi, certaine que la voix venait de derrière. C'est pourtant devant moi qu'apparaît une femme dans la fleur de l'âge, à la peau bleu-vert recouverte de tâches rouges dégoulinant le long de son corps nu. Du sang. Encore du sang. Ses cheveux noirs sont entremêlés de branches de saule, piqués de microscopiques coquillages grisâtres, et ses oreilles effilées apparaissent entre deux mèches libres, longs triangles translucides cerclés de boucles en quartz rose.

Elle pourrait être sublime... mais tout ce sang, qui semble s'écouler indéfiniment de sa peau, la rend laide. C'est une nymphe des eaux. Une ondine. Loin de reculer à son approche, je m'avance jusqu'à elle avec détermination.

- Je ne vais pas te proposer d'admirer mes cicatrices, commencé-je. Mais le fait est que je fus jadis - très récemment, en fait - un ange. Je ne te demande pas non plus de vérifier ma mortalité... Et si tu pouvais me parler directement, sans jouer à m'effrayer, cela m'arrangerait considérablement. C'est énervant d'avoir à se concentrer sur une personne devant soi et un son derrière.

L'ondine se met à ricaner, cette fois sa voix sort de sa bouche.

- Mon petit tour de passe-passe est donc inutile, fait-elle avec une malice visiblement empruntée. Je m'appelle Lac. Passe le bonjour à Alæbora de notre part, à mes sœurs et moi, veux-tu ? Tu lui diras bien qu'elle devrait veiller à modifier ses mots avant de les apprendre à ses sous-fifres. Sa manière de parler s'entend à des lieues à la ronde.

La facilité qu'elle a eu à reconnaître des paroles de la nymphe arboricole me déstabilise, bien qu'Alæbora m'ait prévenue de leur intelligence. Mais je ne me laisse pas démonter pour autant.

Je lui montre la carte et dis :

- Peux-tu me mener à ton Étang ? Ma mémoire a disparu et un livre semble me redonner mes souvenirs par morceaux. J'ai recopié la feuille qui est la raison de ma visite. Comme tu peux le voir, elle indique votre... garde-manger. Je ne sers pas Alæbora, au passage.

Méfiante, la nymphe aquatique accepte pourtant de me conduire ; je n'en attendais pas moins, Alæbora m'ayant mise en garde contre leurs ambitions sanguinaires animales mais pas contre une éventuelle antipathie. Ce dernier point n'étant pas valable envers les autres nymphes. En somme, je suis à l'abri de leurs dents tant qu'elles ont des réserves, que je ne parais pas trop appétissante et qu'elles ne me voient pas comme une rivale. Nous ne sortons du chemin qu'après avoir dépassé le dernier saule restant, et traversons une sorte de barrière de sureaux méticuleusement tissés les uns entre les autres. Je m'arrête juste après avoir passé la muraille végétale : un pas de plus et je serais tombée dans une marre noire comme la nuit aux reflets rouge sombre.

- Tu n'aurais pas pu me prévenir ?! lancé-je à Lac, qui hausse les épaules. Ça t'aurait plu de me voir me noyer dans du sang, n'est-ce pas ?

- Et encore plus, ricane-t-elle en s'agenouillant au bord. Mes sœurs ! Nous avons de la visite.

Aussitôt, toutes les mousses bordant la mare semblent être attirées vers le fond et disparaissent, puis la rangée d'après également, et encore d'autres jusqu'à ce que la mare atteigne une superficie de petit lac, le véritable Étang Écarlate. Ses eaux sont maintenant beaucoup moins sombres, prenant la couleur à laquelle il doit son nom. Des formes blanchâtres, inertes, flottent à sa surface ; je n'ai pas besoin de m'approcher pour comprendre de quoi il s'agit. Soudain, j'aperçois des formes humanoïdes se rapprochant du bord près duquel je me trouve, qui évoluent dans l'eau au nombre de cinq.

Elles émergent et provoquent des gerbes sanglantes autour d'elles. Ce sont les sœurs de Lac, toutes recouvertes de ce sang qui coule en permanence.

- On peut dire que vous avez le sens du spectacle, marmonné-je, impressionnée malgré moi.

Elles m'ignorent royalement. La plus menue d'entre elle, très semblable à Lac bien que des roseaux ornent ses cheveux à la place des branches de saule de sa sœur, s'adresse à cette dernière :

- Qui nous amènes-tu là ? Nous avions dit qu'aucune créature non magique ne passerait la barrière de roseaux vivante et en bonne santé.

Lac expliqua à sa sœur, qui s'avère être Étang, la raison de ma venue autre qu'à motif gastronomique.

- Alors nous devrions te laisser inspecter l'Étang pour que tu trouves je ne sais quelle réponse à tes interrogations sur ton passé ? fait une ondine nommée Lagune, à la peau bleu clair et aux yeux ambrés, qui semblait être la moins agressive des six.

- En gros c'est ça. J'aimerais bien ne pas rester coincée au fond sans oxygène, aussi si l'une d'entre vous avait l'obligeance de m'aider...

- Ça, c'est un rôle pour Profondeurs, dit Lac en se tournant vers sa sœur la moins belle, dont les traits bruts sont soulignés par des tâches lumineuses à la surface de sa peau.

Profondeurs semble m'observer un instant de ses yeux laiteux, puis s'élance dans l'eau écarlate pour en ressortir quelques secondes plus tard les mains vides. Tout d'abord je ne comprends pas, puis je remarque le regard insistant que les ondines me lancent depuis que Profondeurs est revenue.

- Qui a-t-il ? lancé-je un peu trop fort, tendue sous autant d'yeux réunis.

Les regards se détournent. Rivière, l'ondine la plus fine et simple de toutes, se met à jouer avec le galet pris dans sa tresse argentée.

- Vois-tu, si Profondeur a trouvé quelque chose nous ne savons pas quel usage tu en feras, ni pourquoi nous devrions te confier cette chose au lieu de la garder pour nous. Pour gagner le droit de prendre l'objet qui se trouve dans notre étang, tu dois nous raconter ton histoire - ou du moins ce dont tu te souviens - sinon nous t'indiquerons juste l'emplacement qui t'intéresse et te laisserons te débrouiller sous la surface. Dans ce cas, si tu remontes avec l'objet nous te laisserons tranquille. En revanche, si tu échoues... Disons qu'un otage contre Alæbora nous serait utile. Mais nous avons des principes, aussi estime-toi chanceuse d'être encore libre à l'heure actuelle, fille du ciel.

Céder à la première proposition serait tellement plus simple... Mais quelque chose me retient. Peut-être bien le fait que mes souvenirs valent de l'or à mes yeux ; sinon qu'elles risquent de se retourner contre moi, si jamais je leur parle du peu que je sais sur les raisons qui ont poussé Milo à assister les responsables de ma déchéance.

- Je n'ai rien à prouver, grincé-je. Il est hors de question que je vous livre ne serait-ce qu'un bout de mon passé. Plutôt mourir au fond de l'Étang Écarlate que de vous offrir un morceau de ma vie.

- Soit, murmure Lagune. Océan, peux-tu lui montrer ?

La dite Océan, une nymphe rondelette à la peau incrustée de coraux et aux cheveux d'or flottant libres autour d'elle, marche sur l'Étang et s'immobilise vers le centre - donc certainement l'endroit le plus profond.

Un cadavre frôle mon corps en même temps que la panique quand je me décide à plonger.




***

Hello !

J'espère que ce chapitre vous a plu ? Je m'efforce de vous publier plus de contenu dans chaque partie (d'ailleurs j'hésitais à écrire la suite dans ce chapitre voilà c'est dit, vous êtes passés à deux doigts d'avoir le dénouement de la quête de Cassylée à l'étang des ondines), je crois que ça commence à venir.

Promis, le prochain sera plus long !

À dans quelques semaines - ou mois, je vais éviter de me lancer dans une promesse impossible hein - pour la suite,

Imaginart.

Edit : L'histoire est en pose, je m'excuse pour l'attente et, promis, un chapitre sera publié un jour ou l'autre :)

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