6 - Nature
- Je le tuerai.
Cela fait dix jours que le même schéma se répète. Je m'éveille à l'aube, me baigne dans la rivière, mange des fruits et pars en cueillir d'autres, guidée par Alæbora à travers la forêt dont je commence à connaître quelques endroits aux alentours de ma clairière. Mais je refuse de laisser s'installer la routine, très peu pour moi... Aussi je me maintiens en remontant la rivière de longues heures durant, et je grimpe parfois aux arbres les plus robustes pour tester mes limites physiques et mentales.
Or ça ne suffit pas, les images des derniers instants de ma vie céleste tournent en boucle dans ma tête. Parfois, je les revis avec une intensité effrayante dans mon sommeil, et alors je me réveille en sueur avec une sensation de brûlure extrême qui me fend le ventre. Deux fois déjà, j'ai même cru voir des ailes géantes derrière la fenêtre, qui ont disparu dès que j'ai esquissé un mouvement.
Aujourd'hui, j'ai de nouveau arpenté la forêt jusqu'à n'en plus sentir mes jambes. Je suis maintenant assise devant la table de bois au milieu de la cabane, à regarder fixement l'étrange livre aux pages de cuir blanc. Il m'intrigue énormément. Sa matière frêle résiste à mes tentatives de déchirer le moindre bout de feuille, et si j'essaie de corner une page, elle se déplie sans garder une seule marque.
Découragée, je commence à feuilleter le grimoire pour faire passer le temps. Le bruit mat de la couverture qui retombe sur les pages résonne dans l'unique pièce de la chaumière. Dehors, le jour est haut, et l'on entend les cris aigus des hirondelles au-dessus de la cime des arbres, le concert des cigales un peu plus loin dans les fourrés secs exposés au soleil brûlant. L'atmosphère lourde qui est retenue par les murs en pierre fait ici place à la fraîcheur de l'ombre, au silence du vide.
Finalement, l'ennui et la faim ont raison de moi ; je me lasse du livre aux feuilles désespérément immaculées. Après mon réveil, Alæbora m'a laissé deux bols similairement constitués à la bassine dont je m'étais servie pour me laver. Je mets ma récolte de baies quotidienne dans l'un, et des arachides, plus facilement conservables, dans l'autre. Ils sont tous deux posés au centre de la table, offerts au regard de quiconque passant près de la fenêtre. Mais les seuls à faire les curieux sont des écureuils et des oiseaux ; ma chère nymphe primitive ne prend pas la peine de regarder par la vitre, elle rentre que je sois à l'intérieur ou non.
Je tends machinalement le bras vers les fruits des bois ramassés dans la rosée matinale, et en attrape quelques uns à pleine main : des framboises, de minuscules mais délicieuses fraises des bois, et aussi des baies rondes comme des perles, couleur de nuit et luisantes de reflets nacrés. Ces dernières, c'est Alæbora qui me les fournit sans jamais dévoiler leur provenance. Mais je ne me pose pas vraiment la question de la méfiance, après tout la nymphe semble décidée à me garder en vie - et je dois admettre que ces baies sont divinement bonnes...
- Tu n'as donc pas réussi à en apprendre plus sur ce drôle de livre ?
C'est Alæbora qui vient de passer le seuil de la cabane - n'avais-je pas dit qu'elle entrait quand bon lui semblait ? - avec une nouvelle récolte de fruits des sous-bois.
Je ne peux m'empêcher de gémir en voyant encore et toujours pareilles couleurs dans ce qu'elle pose dans le bol :
- Je ne vais pas passer ma vie à manger les mêmes choses, matin, midi et soir !...
- Tu n'as qu'à chasser, fait la nymphe en me toisant durement de ses immenses yeux marrons.
- Ça n'est pas l'envie qui manque, crois-moi, marmonné-je en calant mon menton dans ma paume.
Je m'étonne moi-même par mon ton irrespectueux ; mais Alæbora n'en tient heureusement pas compte et ressort de sa démarche gracieuse sans un mot de plus. Certains pourraient croire que c'est par insouciance ou vexation qu'elle n'a pas répondu, mais moi je sais qu'elle ne trouve simplement pas d'intérêt aux querelles les plus futiles, même celles qui tiennent en un simple dialogue d'un ou deux échanges. Sa prestance, son calme et sa façon d'être sont des valeurs parfaitement admirables, mais je ressens depuis quelques jours l'envie de déranger ces valeurs, de voir si je peux la faire sortir de ses gonds.
Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour casser la routine et chasser l'ennui...
Soudain, un scintillement attire mon regarde sur le mystérieux livre. Je l'avais laissé ouvert sur la deuxième page, la précédente étant celle gravée des lettres qui composent mon prénom. Cette fois-ci donc, la page est comme encrée de tâches informes plus ou moins foncées à certains endroits, et parsemées de striures se séparant progressivement en de plus petits traits : une carte. Il y a un dessin en triangle au milieu d'une tâche claire vers le centre de la page, certainement une légende désignant une cabane construite sur une clairière.
- C'est une carte des alentours ! m'écrié-je avant de réaliser que je suis bien seule dans la pièce.
Alæbora n'ayant pas pu aller très loin, je sors prestement pour l'appeler. Mon cri raisonne dans la foret, et finalement j'aperçois sa démarche au bout de la clairière.
- Qui a-t-il ? s'enquit-elle. J'ai ressenti ton impatience depuis le bosquet de frênes.
- Rentre donc ! Le grimoire a fini par me sortir une carte ; et pas n'importe laquelle. Y sont représentés dix hectares au moins des alentours ! On peut voir du Bosquet du Nord jusqu'à la Grotte aux Échos, enfin c'est ce qu'il m'a semblé... À toi de me confirmer cela, si tu veux bien.
- Tiens donc... Entrons, que je regarde ça.
Un seul coup d'œil sur la feuille suffit à Alæbora pour établir son verdict.
- C'est bien une carte d'ici. De puis, elle indiquerait un endroit très précis.
Intriguée, je demande à la nymphe de développer son hypothèse. Elle me montre alors que l'encre apparue sur la feuille réagit à la magie arboricole. Il lui suffit de passer la main sur le papier, et maintenant un minuscule point rouge ressort sur le plan. Je le situe à l'Ouest de l'entrée de la Grotte aux Échos ; Alæbora m'explique que le l'objectif indiqué par la carte est à trois jours de marche de la cabane, et serait en plein milieu d'un étang.
- Ce bassin est très prisé des ondines, m'explique la nymphe. Elles y chantent à longueur de journée dans le but de faire fuir tout les animaux alentours, leur chant pouvant détruire des tympans. Ou bien, la mélodie attire au contraire les bêtes susceptibles de leur servir de repas. Elles les noient alors dans l'étang, leur infligeant une unique blessure afin que leur sang s'échappe le plus lentement possible dans l'eau ; ensuite elles se nourrissent de la chair blanchie et boivent l'eau sanglante de l'étang. C'est pourquoi nous l'appelons l'Étang Écarlate.
Je frémis en entendant ce récit. Mais la curiosité est plus forte que tout, je dois découvrir pourquoi un tel endroit m'est indiqué.
- Irons-nous voir cet étang dans la journée ? demandé-je sans attendre. Le soleil est encore haut, et il n'y a pas de... Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
J'ai à peine commencé à parler que le visage d'Alæbora s'est immédiatement refermé. Comptant sur elle pour m'épargner un long trajet et me faire parvenir au bassin des ondines en passant par le réseau de racines, moyen largement plus rapide, j'espère soudain qu'elle ne va pas refuser de m'accompagner... Une bouffée d'angoisse se fait ressentir dans mon ventre et me noue légèrement la gorge.
- Cassylée, tu m'excuseras mais je ne pourrai pas t'aider dans cette quête de l'inconnu.
Et zut. Je déglutis difficilement en m'imaginant en train de parcourir la forêt dans la mauvaise direction, inapte à me diriger et me trouver un abris pour passer une nuit complète dans cette nature peuplée de je-ne-sais-quelles créatures fantastiques ou même normales.
- Très bien... - Enfin pas vraiment, en réalité - Peux-tu au moins me donner la cause de ce refus ?
- Certainement, soupira la nymphe en triturant le bord de sa tunique entre ses mains couleur de chlorophylle. Vois-tu, je suis à l'origine de la création de cette forêt, et elle est à l'origine de mon existence. Nous sommes liées. De par cette alliance vitale, je suis en quelques sortes l'ambassadrice des bois. Ma parole est la-leur. Toutes les plantes, tous les animaux ici présents le savent, et se plient à la volonté Naturelle que je représente.
Je me doutais bien qu'Alæbora était d'une grande importance ici-bas, mais à ce point... Je l'incite à poursuivre.
- Or les ondines, sortes de nymphes aquatiques, renient l'origine végétale et terrestre de choses, et prétendent qu'étant dans l'eau elles n'empiètent pas sur le territoire arboricole. Donc elles refusent d'obéir aux lois établies ici et continuent à rougir les eaux des rivières de ces excès de sang animal qu'elles consomment à outrance. En bref, tout ceci est source de querelles et défiance entre les nymphes des bois et les ondines, alors nous évitons au possible d'aller les unes vers les autres. En en tant que la nymphe primitive de la forêt, ma présence chez elles serait très mal vue.
- Je vois, dis-je en hochant la tête.
Rassurée que son excuse ne soit pas en rapport avec moi, je suis néanmoins de plus en plus inquiète quant à ces ondines. Elles me semblent dangereuses, de par leurs abus sanglants.
Mais ai-je le choix ?
Étrangement, mon intérêt pour ce petit point rouge sur la carte est d'autant plus décuplé que l'endroit indiqué présente des périls pour toute personne étrangère au dit lieu. Cette soif d'adversité me surprend. Je m'interroge sur ces envies et comportements que je découvre peu à peu en moi. Après tout, à mon réveil je n'étais rien de plus qu'une toile, vierge de toute mémoire ayant pu me forger un caractère propre. Comme mes souvenirs ne reviennent pas, il est grand temps que cette toile soit colorée, influencée par des aventures neuves.
Et cette quête à l'Étang Écarlate promet d'être intéressante...
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