Chapitre 2 - Sur le pont de l'Ourse
Des tintements sonores et des bruits de roulements résonnèrent à travers le pont du bateau. Quelques jurons bien sentis et des voix masculines remontées se firent entendre, tantôt recouverts par le claquement des voiles, tantôt par le grincement des poulies.
— Qu'est-ce que c'est que ce tintamarre ? Tonna le capitaine en allumant une cigarette tant bien que mal malgré les bourrasques salées. Gordon ! GORDON !
Un solide gaillard en chemise à carreaux surgit d'une cale et bondit sur le pont trempé. De la sueur inondait l'intégralité de sa peau tannée. Une vilaine balafre lui mangeait la mâchoire et ses cheveux longs volaient dans tous les sens sous le vent. Tout en avançant, l'homme leva ses bras tatoués pour attacher sa crinière en un catogan irréprochable. Il lissa ses mèches récalcitrantes et roula des épaules avant de se présenter devant le capitaine. Ce dernier, la botte posée en équilibre sur une rambarde, souffla une bouffée de fumée vers le sol, le regard braqué sur son second.
— La mer n'est pas assez montée pour que l'on range les canons, Gordon. Et je ne vois pas ce que font ces bougres accrochés à ce fût de vinasse.
— Les flots s'agitent Madame. Si nous voulons trancher quelques gorges demain, il nous faut prendre certaines précautions ... Brailla le second de sa voix cassée, le regard droit et assuré.
Il désigna ensuite du pouce deux gamins de quinze ans derrière son épaule.
— La jeunesse s'active sur le pont. Je leur ai fait ranger les tonneaux de notre festin d'hier soir ainsi que les cordages de secours qui traînaient. Bob et Malcolm ont abaissé le phoque et arrimé les autres voiles. Smith est descendu de son poste pour casser une croûte ; il est assis sur la Tête d'Ours et veille au grain en attendant la fin des bourrasques. Les cuisines sécurisent les lieux de leur côté. Tout le reste de l'équipage est à son poste habituel. Seul Hamilton est dans le fond de cale pour garder le trou. La racaille portugaise y crève lentement mais sûrement - comme prévu Madame -.
— Bien, vous n'avez qu'à leur donner les restes d'hier. Tout en veillant à assaisonner les gamelles avec votre délicatesse habituelle ...
— Ce sera fait, assura le géant en affichant un immense sourire carnassier sur son visage défiguré.
— Tu as carte blanche. En attendant, je veux que vous me sortiez ces canons qui m'ont coûté une fortune à Port-au-Prince, et que vous les exhibiez comme si c'était les seins pointus et moelleux de ce bâtiment. Ai-je été assez claire ?
— Vous savez parler aux marins, vous ... Renifla Gordon en prenant un air lubrique. Aucun problème pour sortir les canons ...
Son regard de vieux loup de mer se fit plus avide et descendit sur le bout de chemise légère qui apparaissait dans le col de la jeune femme. Le capitaine tira une bouffée de cigarette avec détachement, puis enfonça sa canne délicatement sculptée dans la botte poisseuse de son second.
— Rappelle-toi, Gordon, gronda t-elle en marquant une pause pour le fusiller de son regard doré. Personne sur ce rafiot - je dis bien PERSONNE - ne baisse les yeux plus bas que mon joli nez, compris ? Combien de fois l'ai-je déjà répété ?
Le concerné couina sous la pression de l'objet. La jeune femme s'appuya lentement dessus en faisant des moulinets avec son poignet pour le faire pénétrer dans la botte de cuir. Gordon serra les dents à s'en casser les molaires, un hurlement de douleur coincé au fond de sa gorge.
— Argh, vous savez bien que nous n'avons pas vu la terre depuis trois mois, gémit le géant en se pliant pour résister aux puissants élancements qui foudroyaient sa jambe. Les femmes, ça nous manque. Leurs superbes ...
— COMBIEN de fois, Gordon ? Tonna le capitaine en tendant une oreille théâtrale vers sa victime.
— Je ... Arghhhhh ... Beaucoup de trop de fois, mon capitaine.
— C'est ce que je me disais aussi, Gordon. Beaucoup trop de fois.
Zélie retira sa canne sèchement et laissa son second se retenir à la rambarde, les jambes flageolantes et le visage tordu par la souffrance. Son regard d'or s'attarda alors aux alentours où de nombreux gaillards s'étaient tus pour écouter leur discussion. Leurs yeux écarquillés se détournèrent tous d'un coup, dans un mouvement commun inconscient, pour se soustraire à la fureur qui habitait les prunelles de leur chef. La statufication collective de l'équipage s'évapora visuellement comme autant de pantins prenant subitement vie pour échapper à leur marionnettiste dément.
— Au travail, bande de bons à rien ! Tempêta le capitaine en frappant le pont de sa canne. Je devrais voir vos tempes briller et vos muscles trembler sous l'effort ! Il est hors de question que je dirige une bande de matelots tout juste bons à s'engager dans la Marine Britannique !
La jeune femme descendit les trois marches qui la séparaient du pont central, et déambula entre ses hommes s'affairant avec une ardeur nouvelle. Elle entendit Gordon aboyer des ordres dans son dos quand elle atteignit la proue où siégeait le dénommé Smith.
Le bougre était bien maigrelet dans son attirail de guetteur-vigie. Lorsqu'il sentit une présence derrière son dos, il pivota tranquillement sa tête d'un quart de tour et adressa un bref mouvement de menton à son supérieur. Malgré le vent qui lui fouettait la face avec violence, il demeurait là, assis en tailleur au devant de l'océan et les traits empreints d'une fierté silencieuse. Son regard azur revint s'accrocher à l'horizon, et sa concentration reprit de plus belle.
Zélie aimait bien ce gamin. Un enfant de brigand, maintenant âgé de presque vingt ans, qui s'était découvert un amour pour la mer à l'adolescence. Sa vision remarquable et son dévouement particulier l'avaient conduit presque immédiatement au poste de vigie.
Mais Smith cachait bien son jeu ...
Son air mutin et angélique, flanqué de deux oreilles décollées, dissimulait une âme sombre comme les abysses.
Maltraité et mutilé depuis sa plus tendre enfance, Smith avait montré très tôt des troubles du comportement en réaction à ces traitements inhumains. Et, au bout de quelques années seulement, la cruauté de ses tortionnaires avait fini par se retourner contre eux : le garçon prenait petit à petit un sournois plaisir à voir les autres souffrir à sa place. Tant de sévices, tous plus horribles les uns que les autres, avaient détruit irréversiblement ses notions de Bien et de Mal ; le cœur de Smith se vidait constamment de son humanité désormais, le garçon cherchant à agrandir le gouffre qui le rongeait plutôt que le combler.
Un beau jour et sans prévenir, la victime était devenue un bourreau, comme un flambeau transmis à grands coups de fouet et de couteau.
Tel un chien de combat, Smith avait goûté à la chaleur du sang.
Et son sillage fut - dès lors - jonché de cadavres.
Evidemment, haï du monde entier, menacé de mort dès ses quatorze ans, le jeune homme ne devait sa survie actuelle qu'à sa rencontre avec Zélie. De dramatiques événements les avaient réunis ensemble, il y a des années, au cœur de l'un des endroits les plus dangereux des Caraïbes. Smith se trouvait alors dans une fort mauvaise passe, et la jeune femme avait déployé toutes ses forces pour le sortir de là. Nul ne savait aujourd'hui comment les choses s'étaient effectivement déroulées à l'époque.
Au dénouement de toute cette sombre histoire cependant, Smith avait offert à Zélie, en paiement de sa dette, l'occasion unique de devenir sa Main Noire personnelle et ce jusqu'à la fin de ses jours. Alors fraîchement auto-proclamée capitaine de l'Ourse, la jeune femme n'avait pu refuser une pareille opportunité et avait pris sous son aile cet adolescent instable, sans même répondre aux inquiétudes de son propre équipage.
Depuis lors, ces événements ne furent jamais plus mentionnés, sur mer comme sur terre.
En échange de ce sacrifice, Zélie s'arrangeait pour détecter les besoins vitaux plutôt "atypiques" de Smith et les combler au mieux avec des missions de Main Noire : l'impliquer dans les exécutions, ou encore lui trouver des tâches sordides entre deux gardes. C'était un équilibre précaire "anti-chaos" mais qui garantissait une certaine paix au sein de son équipage.
Smith était donc entre de bonnes mains, rusées et beaucoup plus puissantes que les siennes, et il s'en contentait. De plus, l'océan présentait un atout que le garçon ne pouvait négliger :
Il était sans pitié.
— Où avez vous trouvé cette canne, en fait ? Vous la tenez de quelqu'un ?
La question fusa, tranchante et innocente comme celle d'un enfant.
Zélie baissa les yeux sur son bâton sculpté et l'examina mornement. Pourquoi diable s'intéressait-il à une chose pareille de but en blanc ? Surtout après des années ...
— Vous l'avez volée c'est ça, hein ? Insista le gosse devant le silence de Zélie brisé par le vent furieux.
Ses petits yeux bleus rieurs roulaient dans leurs orbites, déjà assurés d'avoir raison. Le capitaine fronça les sourcils d'un air mauvais.
— Empruntée plutôt. Elle appartenait à mon oncle.
— Hein hein, acquiesça le jeune homme qui tiraillait une mèche de sa tignasse blonde. Vous avez déjà tué des gens avec ?
Zélie leva les yeux au ciel, mais esquissa un petit sourire.
— En fait non, admit-elle en caressant le pommeau lustré. Pas encore. Cela ne saurait tarder cependant. Mais son bois est imbibé de sang jusqu'en son cœur. J'avais un oncle un peu spécial, vois-tu ...
— Moi aussi, rigola le gamin en se retournant carrément vers elle. Ma famille toute entière était "spéciale", vous savez. Disparue ... C'était quel genre de type ?
Son regard perçant se perdit derrière l'épaule du capitaine, se fit rieur, puis retourna se fixer aux prunelles acérées de Zélie qui rétorqua :
— Le genre dont tu ne devrais pas te préoccuper, Smith, gronda la jeune femme fortement en frappant le sol de sa canne. Ferme-la un peu, tu veux ? Tes questions inquisitrices me dérangent ...
Le curieux pinça sa langue entre ses dents d'un air joueur et sauta à bas de son promontoire pour atterrir à ses côtés. Du sang perlait à présent sur sa lèvre inférieure, mais Smith ne semblait pas s'en formaliser : il découvrit ses dents rougies avec fierté et alla grimper vers la plus haute vigie du mât principal.
Zélie l'observa s'élancer tel un singe fou sur le grand filet blanc secoué par les vents. Elle ne comprendrait décidément jamais ce gamin.
— Capitaine ! Tonna une voix aussi profonde qu'un tonneau. Nous avons de la visite !
Au loin, pointée du doigt par Gordon, se dressait une énorme carcasse de bois massif bardée de voiles bleu-nuit. Ce n'était pas un navire de guerre, ni même la Marine.
C'était une proie délicieusement alléchante.
Une proie que ce fichu garnement avait aperçue par-dessus son épaule, il y a un instant ...
Zélie sentit l'adrénaline serrer son cœur et lui dessiner un sourire mortel sur la face.
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