Chapitre 19

WARNING : ce chapitre est *un poil* plus long que d'habitude, mais il est 1) super dense, 2) super important, 3) insécable (j'ai essayé ...)

Média : une gribouille faite sur tablette 😅

Bonne lecture ! :p

***

Le roulis s'était renforcé pour tout le monde.

Dans la cabine du capitaine, nombre d'objets brinquebalaient dans tous les sens, heurtant bruyamment le parquet et se nichant dans des cachettes improbables. Les bougies suspendues tanguaient dangereusement sur leurs bougeoirs agités, tandis que des gouttelettes de cire éclaboussaient les murs sans aucune pitié. Une longue canne de bois roulait - quant à elle - toute seule sur le long bureau, menaçant de tomber à chaque nouvelle vague.

Aveugle de ces événements bien trop usuels, Zélie souleva le séminariste prostré contre la fenêtre pour le mettre debout, malgré le fait que les mouvements du bateau rendissent cette position quasi-impossible.

— Par l'Enfer ... Vous ignorez ce qu'est la douleur, ma parole !

Pestant contre l'océan et contre ses blessures, l'homme poussa un grognement beaucoup plus sonore que les autres, et finit par se redresser tant bien que mal. Zélie voulut le lâcher, mais elle constata bien vite que cela lui était tout simplement impossible ; son prisonnier serait retombé aussi sec. Détournant la tête , elle le maintint fermement de ses bras puissants.

— Vous allez me déchiffrer ce parchemin de malheur, l'abbé, gronda-t-elle sans le regarder, et ensuite je ...

— ... ensuite, vous allez quoi ? Aboya Lazare en montrant les dents, les traits tirés par l'épuisement.

Voilà qu'il s'emportait.

Le capitaine s'abstint de terminer sa phrase.

Cela ne faisait que trop longtemps qu'elle gardait Lazare sur l'Ourse : aucune rançon n'avait été offerte pour sa tête, malgré les recherches qu'elle savait actives. Et un otage inutile devenait un parasite goulu, s'engraissant à ses frais, le tout sur son précieux navire.

Il fallait qu'elle s'en débarrasse.

D'autant qu'une menace beaucoup plus préoccupante planait au-dessus de sa tête comme un couperet oscillant.

Mais ...

— C'est malin, vous avez réussi à me mettre en colère ! Grommela faiblement son prisonnier en battant des cils pour affûter sa vision.

Mais, en même temps, il l'intriguait.

Cet homme lui faisait ressentir des ... choses.

Inédites.

« Comme la dernière fois », lui susurra sa vieille conscience trop souvent brimée.

Hélas.

De ce fait, plus Zélie l'observait avec attention au creux de ses bras, plus de vieilles sensations qu'elle croyait profondément enfouies remontaient à la surface : ses yeux aussi noirs que les abysses, sa bouche interdite, son flegme assuré ...

Même son arrogance, la pire qui lui soit donné de voir chez un civil, enclenchait quelque chose de différent en elle. Une chose qu'elle avait jadis connue, mais que la jeune femme avait appris à taire, à dissimuler, à éradiquer pour son bien. Afin de survivre dans ce monde hostile.

Et finalement, tout cela contrastait radicalement avec la passivité si sensuelle d'Eladar.

Tout cela lui tordait l'estomac d'envie, aussi sûrement que des religieuses au café couvertes de chantilly. Peut-être plus encore ...

Obnubilée par sa contemplation rêveuse, la jeune femme ne vit pas Lazare s'interrompre dans ses marmonnements douloureux pour la dévisager à son tour. Leurs regards se percutèrent soudain, avec l'intensité de deux pierres précieuses se télescopant violemment ; celui de Zélie se voulait néanmoins meurtrier. Peu amène.

Mais elle cilla bien vite, et grimaça contre toute attente.

Par la Barbe de Davy Jones, qu'il était lourd dans ses bras !

Le capitaine ajusta sa prise, resserrant ses bras comme un étau, leurs deux poitrines à présent collées comme des a(i)mants. Les mains tremblantes du séminariste pesaient fortement sur ses épaules musclées, pour garder l'équilibre : Zélie laissa échapper une plainte, mais elle ne craqua pas. Hors de question qu'il se défile vis à vis du parchemin.

Qu'il était étrange cependant de constater la faiblesse d'un homme, aussi physiquement fort !

Zélie ne put s'empêcher de sourire à cette pensée. Et ce n'était pas un sourire narquois, ou vil, cette fois-ci. C'était un sourire spontané, comme elle n'en avait pas fait depuis des lustres : cette idée de faiblesse lui plaisait vraiment beaucoup.

Appuyé sur ce petit bout de femme, si puissante ainsi campée, Lazare ne put qu'accepter de la laisser faire. La laisser l'enlacer sans arrière-pensée par exemple, alors que les siennes hurlaient d'extase dans sa tête. Extase ? Avait-il vraiment songé à cela ? Ou n'était-ce qu'un simple désir charnel que tout homme aurait eu dans cette position ? À vrai dire, le séminariste l'ignorait.  Mais le monstre qu'il avait aperçu tout à l'heure avait désormais des allures de sirène enchanteresse.

Ah cette clavicule prononcée qui l'appelait.

Voilà qu'elle se mettait à sourire, par-dessus le marché.

Il ne pensait pas que c'était possible : pour un visage si hargneux, de posséder une telle expression de tendresse. Ses quenottes n'étaient pas tellement blanches en plus, mais cela ne rebuta pas Lazare ; tout le monde avait les dents mal entretenues, foncées par la cigarette. Néanmoins, les deux topazes qui lui servaient de mirettes n'avaient pas leurs égales parmi tout ce qu'il connaissait ; et ces deux pupilles incandescentes le considéraient avec bien trop de chaleur, là, tout de suite. 

Le séminariste déglutit, sa pomme d'Adam se mouvant sous la peau pâle de son cou.

Notant ce mouvement peu anodin, le visage de Zélie se ferma immédiatement, son sourire s'effaçant comme s'il n'avait jamais été là.

Son regard troublé balaya le visage de Lazare couvert d'hématomes, ni beau, ni admirable, mais dont les traits particuliers chantaient à son cœur de glace : ce grand et superbe nez, surtout, la surplombait avec un petit peu trop d'aplomb malgré sa récente fracture ; et ces deux opales noires, aux pupilles dilatées à peine visibles, la couvaient sans l'écraser, la choyaient sans la toucher. La transperçaient sans la connaitre.

Une diablerie qui heurtait Zélie et lui serrait les tripes sans douceur.

La jeune femme ne comprenait pas tellement ce brusque changement dans sa propre tête, mais quelque chose s'enclencha bel et bien : une goupille mentale sauta, menaçant de faire exploser tout le reste.

Mue par une envie soudaine, sa main, qui soutenait fermement le dos du futur prêtre, se mit à agiter les doigts. Une caresse.

Maladroite, certes, mais une caresse quand même.

Comment pouvait-elle lui détruire le visage, les épaules, pour ensuite lui témoigner ... ça ?

Zélie ne souriait pas, ne bougeait pas outre mesure, son regard toujours profondément enfoncé dans celui de l'homme qu'elle avait capturé et torturé.

— Vous n'allez pas lever le petit doigt pour tenter de vous soutenir vous-même, n'est-ce pas ? dit-elle pour briser ce moment qu'elle ne maîtrisait pas.

Ses doigts fins s'immobilisèrent, dans l'attente d'une réponse.

L'autre dévoila ses dents mais pas ses arrière-pensées :

— Je crois que ça ne vous plairait pas. Que je m'échappe ...

Son omoplate ondula sous la main de Zélie, semblant quémander une autre attention. La jeune femme y planta ses griffes en le trucidant du regard.

Le séminariste retint un gémissement et pressa ses mains en retour sur les épaules du capitaine, qui grogna également sous la douleur. Mais les mains agiles de Lazare migrèrent sans attendre vers le cou fragile de Zélie ; effleurant le col de sa chemise débraillée, les doigts envahisseurs touchèrent finalement la peau découverte et glissèrent jusqu'au visage de la jeune femme. Cette dernière se figea brusquement.

La peur, cette vieille amie qu'elle connaissait depuis sa plus tendre enfance, venait de toquer à la porte de son esprit.

Un homme la touchait.

Aucune violence, certes.

Mais une frayeur pétrifiante.

Ce choc la tira des limbes dans lesquelles elle se noyait en pensées.

— Vous ne pouvez pas être un prêtre, murmura Zélie du bout des lèvres.

Elle ignorait pourquoi, ou comment elle le savait, mais elle en était intimement convaincue : cet individu n'était certainement pas un homme de Dieu, ou un dévot quelconque ... Cette infâme vérité lui éclata en plein visage.

— Nom d'un chien, vous n'êtes PAS PRÊTRE ! Comment avez-vous pu ...

Lazare la contempla un long moment, sans rien dire. Zélie fulminait, la tête prise dans un étau de mains souillées par le péché et non plus pures comme avant ; ses yeux roulaient dans leurs orbites avec stupéfaction, détaillant le traître sous toutes les coutures.

Soudain, Lazare recula, entraînant le capitaine dans son élan, et il s'adossa contre la baie vitrée de la poupe. Son poids se fit plus supportable dans les bras de Zélie, mais avant qu'elle ne se recule pour se libérer, l'homme bloqua ses bras de ses coudes et la maintint fermement contre lui. Zélie leva le menton vers l'imposteur.

— Que faites-vous ? Je v...

Tous ses moyens l'abandonnèrent lorsqu'elle aperçut deux lèvres s'approcher de son visage ; aussitôt, Zélie ferma ses paupières en tremblant et amorça un mouvement de recul.

Mais soudain, une bouche aussi douce que du satin s'écrasa contre son front ; elle était chaude, cette bouche. Brûlante même. Et elle ne quitta pas sa peau durant quelques secondes de suspend.

La jeune femme lâcha alors un soupir involontaire, qu'elle ne put retenir à son grand damne ; ses bras se ramollirent comme de la guimauve et elle se laissa aller contre ces lèvres incandescentes.

C'était le second baiser qu'il lui offrait.

Ses pensées comataient dans son crane, bercées par une torpeur trompeuse.

— Sale menteur ! Rugit-elle alors en reculant vivement, réalisant pleinement ce qu'elle venait de découvrir. Si c'est une manière de vouloir me faire oublier ce que je sais, C'EST RATÉ ! Par le Grand Calamar, je suis sûre que vous n'êtes pas un prêtre, alors QUI êtes-vous ? Vous vous appelez Lazare au moins ?

Le concerné conserva sa prise sur les bras de la jeune femme, et ses pouces libres caressèrent les manches tièdes qui les recouvraient. Ses pupilles de charbon ne quittaient pas celles de Zélie.

— Calmez-vous ... Il ne sert à rien de...

— JE SUIS CALME !

— Pas vraiment ...

— PARLEZ, OU JE VOUS ÉTRIPE TOUT DE SUITE.

— Hé, doucement ! Je pensais que les femmes avaient un sixième sens concernant les choses ... Apparemment, je me trompai. Vous êtes en train de commettre une erreur.

— Une ... erreur ?

Ça par exemple ! C'était bien la première fois qu'on osait lui dire une chose pareille. Zélie ne commettait jamais d'erreurs. Elle savait tout sur tout, et personne ne réfutait. C'était ainsi.

— Oui. Premièrement, je suis bien inscrit au séminaire : ce dernier se trouve juste au bord d'Oxford, niché au cœur d'une ancienne ville fortifiée. J'y ai fait mes preuves depuis déjà quatre ans. Mais je ne suis pas – encore – prêtre. Deuxièmement, je m'appelle réellement Lazare. Quant à mon nom de famille, vous n'avez pas besoin de le connaitre.

Zélie pâlit :

— Vous mentez comme vous respirez, couina-t-elle en essayant de se dégager.

— Absolument pas, et je vais vous le prouver. Où est ce parchemin ?

— Dans ma poche, répliqua la jeune femme avec méfiance.

— Bien.

Toute l'atmosphère électrique de la pièce s'était évaporée : une nappe de froid enveloppait tout, ne laissant aucune chance aux états d'âme.

Lazare relâcha le capitaine, comme à regret, et sembla recouvrir sa faiblesse d'avant ; ses jambes flageolèrent et ses mains s'agrippèrent au rebord de la fenêtre avec précipitation. Zélie, enfin libre mais envahie par une sensation glaciale, fouilla dans ses poches en frissonnant, et présenta le parchemin à son otage.

— Lisez, dit-elle d'un ton sec.

Les profondes pupilles de Lazare fouillèrent les traits de la jeune femme, mais ne trouvèrent rien d'autre que de l'animosité. Il saisit finalement le bout de papier sans la quitter du regard, puis abaissa son nez pour lire.

Les secondes passèrent, les minutes aussi. ­­

Il en mettait du temps pour seulement quelques lignes ! Les soupçons de Zélie se renforcèrent ...

Impatiente au plus haut point, la jeune femme tapait du pied en maugréant des insanités, la nuque toujours hérissée par la fraîcheur ambiante. Ses pensées l'amenèrent soudain à Alexandra : que faisait cette gamine avec un livre de forban dans les mains, et quel était le lien avec ce parchemin ?

Depuis la trahison de Gordon et les magouilles de Barbe Rousse, le capitaine de la Grande Ourse se sentait plus acculé et méfiant que jamais ; le moindre détail avait son importance désormais.

Voilà au moins des questions muettes mais pertinentes qui l'empêchaient de repasser en boucle la scène précédente dans son esprit.

— Alors ? finit-elle par cracher sans cacher sa frustration.

— Je ne suis pas entièrement sûr, commença Lazare qui fronçait les sourcils pour se concentrer.

— Soyez sûr, par Poséidon ! C'est du latin, pas du javanais. Ce devrait être du gâteau pour vous !

Zélie extirpa une cigarette de ses braies et en alluma le bout contre une flamme tremblotante. La première bouffée lui fit un bien fou. Lazare plissa le nez.

— Je vais finir par croire mon sixième sens, comme vous dites, ajouta la jeune femme en haussant un sourcil narquois. Je suis sure que vous êtes totalement incapable de lire ce parchemin, l'« abbé ».

L'homme ne daigna même pas répondre et marmonna quelques mots dans sa barbe - qu'il avait naissante. Une poignée de minutes s'écoula encore.

— Je crois que j'y suis, annonça-t-il finalement. Bon, le texte est en vers initialement. Et certaines sonorités pourront vous sembler disgracieuses. Mais il faut dire que c'est de l'Ancien Latin, qui date de l'époque où seuls les moines savaient lire et écrire, avec de vieux mots désuets à souhait, donc ... (Zélie lui décocha une œillade meurtrière) ... donc bref, il est dit :

"Que l'aube jaillisse. Lorsque vous abaisserez le Don de Dieu,

Vous prononcerez les mots du Père des Hommes.

Avant le zénith, sinon point de salut.

Car le Frère a jeté l'opprobre sur son cadet, qui jamais ne

Touchera la Terre si elle n'est pas sable.

Alors vous serez maudits et bénis,

Mais aux flots vous commanderez, jusqu'à la Fin.

Tel est l'héritage du Peuple Qui A Survécu."

Lazare marqua la dernière phrase avec une pointe de drame, puis darda le capitaine qui semblait perdu dans ses pensées, sa clope fumant au bout de ses doigts.

_ Vous pouvez répéter ? ordonna cette dernière en retournant à son bureau d'un air préoccupé.

Le séminariste s'exécuta et lui dicta la traduction, mot pour mot.

Quand elle eût fini de recopier le tout sur un parchemin vierge, la jeune femme se jeta en arrière sur son siège, malgré le roulis, et leva en l'air le bout de papier fraîchement griffonné. Ses lèvres pinçaient son mégot rougeoyant avec l'habileté d'une fumeuse compulsive. Sa main libre trouva la canne, demeurée sur la table par miracle, et la serra à l'en briser.

_ Cette histoire me dit quelque chose, marmonna-t-elle entre ses dents. Où diable ai-je pu l'entendre ?

_ Moi aussi, elle me parle, intervint Lazare en glissant jusqu'au sol pour reposer son corps souffrant. Mais je ne saurais pas dire pourquoi ...

_ Vraiment ?

Son ton était dénué de sarcasme, l'occasion d'être cynique aurait pourtant été parfaite. 

Mais Zélie se mordit la lèvre en faisant tourner ses méninges.

Que pouvait-elle bien avoir en commun avec ce séminariste, menteur et probablement manipulateur, pour que ce message leur parle à tous les deux ?

***

Alors ?? Vos avis ?? 😃

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