Chapitre 12 - Le marché

(Suite du chapitre 11)

Bonne lecture à tous :D

***

"Je veux que l'on fasse un marché."

La phrase était sortie toute seule. C'était la solution évidente.

Mais à quel prix ? Zélie devait jouer ses meilleures cartes, sans trop en dévoiler ...

Son oncle lui coula un regard dangereux - il pourrait l'étriper tout de suite, cette gamine insolente ! L'éviscérer comme une biche, puis lui rafler la canne en moins de deux. 

Mais, si sa nièce avait bien un atout, c'était son satané sang. Car même un pirate de la pire espèce avait des principes : on ne touchait pas aux liens du sang de sa propre main. Bien sûr, il pourrait demander à l'un de ses sbires qui attendaient dehors. Rapide et dans les règles, l'affaire serait dans le sac. Mais Sir Edward aimait régler les choses lui-même, avec l'art du couteau de boucher quand c'était possible. En outre, les restes de Gordon à peine balayés l'avaient grisé tout à l'heure ...

Il pouvait bien passer un marché avec cette écervelée.

Mais méfiance, méfiance. 

Ce n'était pas pour rien qu'elle portait le sobriquet de « Renarde du Shropshire ».

— Un marché ? Répéta-t-il en se redressant. Je ne vois pas ce que j'y gagnerais.

Zélie posa la canne sur son épaule, comme une batte de cricket, et plissa les yeux pour réfléchir à ses futures paroles. Une lueur fébrile rougeoyait dans ses prunelles. Elle avait trouvé.

— Je te propose de garder la canne. Parce que je m'y suis attachée, et parce que je te l'ai volée légalement. Cambrioler un pirate, c'est comme jouer les Robin des Bois, vois-tu ? D'ailleurs, ne pense pas que je n'ai pris que ça ... Ton trou à rats s'est révélé plein de ressources, ricana la jeune femme en montrant les dents.

— Ça aurait été stupide de ta part de n'avoir pas pris de mes bijoux, effectivement, grinça Sir Edward la mâchoire serrée. Et alors, ce marché ?

— J'y viens ... Cette canne est mienne ... et, en échange, je te rapporte la tête de l'amiral Picton sur un plateau d'argent. Celui-ci, même.

La jeune femme désigna un superbe plateau, lustré avec soin et rangé dans une niche de la coque. 

Sir Edward cilla.

Au nom de "Picton", le pirate s'était statufié : s'il souhaitait exterminer une vermine sur ces mers, c'était bien ce chien galeux de Picton, l'un des trois amiraux de la Marine Britannique.

Oh, il était de notoriété publique qu'ils se traquaient l'un et l'autre comme des requins, depuis déjà de très longues années. Le premier voyait chez le second une perversion féroce doublée d'une condition de pirate à éradiquer et punissable par la loi de la Couronne. En face, l'autre voyait en son adversaire une menace pouvant se battre sur plusieurs fronts, et un frein mortel à sa quête de richesses et de sang.

Ainsi, leur querelle à flots était devenue la croustillante histoire que l'on racontait dans les tavernes, le soir, entre deux chopes : racontars, légendes, sorcellerie, nombreuses étaient les fantaisies colportées sur la haine qu'ils se vouaient sans vergogne ...

Mais, si leur duel était sans pitié depuis le départ, tout s'était intensifié, il y a quatre lunes : lorsque Edward avait eu la bonne idée d'enlever la fille de Picton, au nez et à la barbe de l'escadron qui protégeait le fort amiral de Port-au-Prince. Maints récits relataient ce coup de filet audacieux et arrogant, orchestré par le célèbre Capitaine Barbe Rousse ! La demoiselle, disait-on, était la plus charmante des créatures, mais était aussi réputée fragile, comme beaucoup de jeunes filles de l'époque ; on racontait encore que Barbe Rousse, le cruel, aurait profité de la pleine lune pour se transformer en un hibou gigantesque, afin de l'enlever directement dans sa chambre ... Une fort trépidante histoire, qui ne manquait pas de faire jaser dans les auberges.

Face à Zélie qui scrutait chacune de ses expressions, le pirate en question se retournait à présent les méninges dans tous les sens, ignorant royalement ce qu'on pouvait bien dire de lui. Puis il s'esclaffa avec prestance :

— Qu'est-ce qui te fait croire que je ne peux pas lui arracher moi-même ? Rétorqua le malfrat en entamant soudain le tour du bureau, centimètre par centimètre. Ou que toi tu peux y parvenir ? 

— Oh ... cela fait des lustres que vous vous pourchassez. Et, si tu réussis à chaque fois à lui échapper, c'est lui qui a toujours un coup d'avance sur toi, répondit Zélie en se décalant dans la direction opposée, au même rythme que le pirate. Moi j'aurais l'avantage de la surprise, et ce ne serait pas la première fois que l'on me sous-estime ... D'ailleurs, c'est vrai ce qu'on raconte ? Tu lui as enlevé sa fille chérie ?

Sir Edward esquissa un rictus pervers ; la diversion de sa nièce avait fonctionné, et il semblait animé d'une ardeur renouvelée.

— J'ai horreur des fillettes, dit-il sans se départir de son air narquois.

— C'est vrai ou pas ? S'entêta la jeune femme en recevant la pique sans moufter.

— Elle a hurlé comme il faut quand je l'ai prise par les jupes, persifla son oncle qui semblait se remémorer un excellent souvenir.

Zélie dissimula un sourire. Elle visualisait très bien la scène : une jolie blonde aux traits doux se débattant en braillant, au milieu des bras constricteurs de Barbe Rousse. Coups de pieds, volants et jupons à tout va. Le tableau était effectivement jouissif !

Sir Edward se retrouva finalement derrière le bureau, tandis que sa nièce lui faisait face, dos à la porte. Avec un calme inhabituel, le pirate se vautra cavalièrement dans le fauteuil du capitaine et posa ses grosses bottes sur la table.

— Ma carte ! rugit la jeune femme en tapant du pied.

— T'occupe, rétorqua son oncle en se triturant la barbe d'un air absent.

Zélie observa son nez à fort caractère, avant que son regard ne dévie vers la couleur éclatante de sa pilosité. Ce type ressemblait beaucoup trop à son propre père.

Tout à coup, le pirate se redressa sur son siège et cogna ses coudes là où ses talons reposaient un instant plus tôt. Il se frottait les mains en dardant la jeune femme, qui n'avait pas la moindre idée de la suite des événements. L'imprévisibilité était le principal qualificatif d'un bon pirate.

— Bien ! Tonna-t-il en claquant ses deux paluches sur le bureau. Suffit de jouer. C'est moi qui décide des règles.

Un nouvel étau semblait compresser la cage thoracique de Zélie, tandis qu'il tonitruait à travers la cabine. La jeune femme suffoqua.

— Je vais t'accorder un sursis, gamine. Une trêve. Il est évident que tu ne te séparerais de ma canne pour rien au monde, même face à moi. C'est puéril et idiot, mais ta tête de pioche semble assez solide pour me les briser menu. J'accepte de te concéder mon bien pour un moment, en tant que protection. C'est toi qui seras sa protectrice. Mais, en échange, tu devras accepter cinq larrons de mon équipage sur ton bâtiment et me rapporter la tête de cette chiure de Picton sur "le dit-plateau" (il désigna l'objet avec un doigt impérieux).

— Ensuite, reprit-il sans la quitter du regard, quand ce sera fait, tu me rendras ma canne sans faire d'histoires parce que je ne serai pas aussi clément.

— Tu reprendras ta racaille par le même coup, grinça Zélie en croisant les bras d'un air buté.

Elle devait se l'admettre : elle n'avait pas vraiment le choix. Zut ! Ce n'était pas comme cela qu'elle s'était imaginé les choses ! 

Soit elle lui rendait ce fichu bâton de bois, mais en laissant échapper un objet de grande valeur - voire de grand pouvoir qui sait ? 

Soit elle acceptait le marché, gardait la canne et pourchassait l'amiral, jusqu'à ce que mort s'en suive ; Picton était loin d'être une proie facile, c'était même un prédateur qu'il faudrait prendre à revers pour avoir une chance de lui couper la gorge. Mais l'entreprise n'était pas impossible non plus, car Zélie savait qu'il ne la traquait pas, elle. Elle avait donc une minuscule chance mais surtout ... 

"Il n'a mis aucune limite de temps" songea la jeune femme avec un certain soulagement. 

"Et finalement, ce sursis m'aiderait peut-être à découvrir les secrets de cette canne. Il est vrai que je serais assez intéressée d'en savoir un peu plus et, aux vues de son regard, apparemment Barbe Rousse le sait aussi. Quelle vermine de première classe ..."

— C'est toutefois un peu inégal comme marché, marchanda-t-elle soudainement. Picton vaut bien plus que cette fichue canne. J'exige une arme de remplacement. Et n'essaie pas de m'entourlouper ...

Sir Edward fit une moue amusée et lorgna ses ongles.

— Je peux te proposer quelques couteaux de ma spécialité ... commença-t-il.

— J'ai déjà la Griffe et mes sabres, coupa Zélie en haussant un sourcil courroucé.

— Une batte ?

— Et puis quoi encore !

— Bah ! Je trouverai bien d'ici là ... Tu n'es pas de retour demain à ce que je sache.

— Je veux une arme à plus de 10 000 couronnes, pas moins, asséna la jeune femme en campant sur ses positions.

Le vieux pirate grinça des dents, mais finit par hocher la tête avec un sourire amusé :

— D'accord, entendu. Mais c'est bien parce que tu es ma nièce. Tu auras une arme valant plus de 10 000 couronnes en plus de ce marché. Tu marches ?

"Barbe Rousse ne doit certainement pas croire en mes capacités pour céder si facilement à mes exigences." songea Zélie avec une rage contenue. 

Mais le pirate tendit une énorme main veineuse dans sa direction.

Haussant un sourcil, Zélie avisa l'offre et la paluche, toutes deux offertes, puis s'avança pour serrer cette dernière de toute sa poigne.

— Je marche l'ancêtre, mais uniquement si tu décroises tes autres doigts et fissa, gronda la jeune femme en le trucidant du regard.

Sir Edward sourit et délia les doigts de son autre main, qu'il avait entrelacés pour conjurer l'entente. Zélie tenta de lui broyer les phalanges sans le lâcher pendant trois longues secondes, puis retira vivement sa main avec dégoût.

— Perspicace comme toujours, petite Renarde ...

— La ferme, répliqua cette dernière. 

La jeune femme n'était pas sûre du pacte diabolique qu'elle venait de traiter. Qu'Edward cède aussi facilement semblait très louche, voire carrément bizarre. Soit il mentait à propos de la valeur de la canne, soit il voulait faire d'elle un pion ...

N'ayant aucune idée de la réponse, Zélie souffla bruyamment et sortit machinalement une cigarette qu'elle tint entre ses doigts tremblants de tension. 

Autant crever ses poumons à petit feu en attendant.  

***

Alors cette intrigue ? Qui ment dans l'histoire ? Qui tiendra ses promesses ? Zélie ira-t-elle jusqu'à trouver l'amiral Picton pour le tuer ? Que cache la canne sous son apparence banale ? 

Dites-moi tout ... J'ai hâte d'avoir vos réactions à chaud !

La suite est en chantier naval en tous cas :D 

À très bientôt !

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