Chapitre 1 - Le banquet du capitaine
— Qu'on m'apporte mon repas, s'il vous plaît.
La voix profonde et lancinante du capitaine fusa ainsi dans les airs.
Il était appuyé sur un coude contre le rebord de son immense baie, carrelée de vitraux jaunes et rouges : observant à travers eux le contour légèrement déformé des vagues, le haut personnage levait régulièrement sa main pour pincer sa cigarette entre ses lèvres. À chaque bouffée, un léger grésillement retentissait à son extrémité et la cendre rougie éclairait brièvement son visage sombre.
Crachant la fumée tiède par ses narines, le capitaine se disait avec lassitude qu'il y avait longtemps que cette drogue n'avait plus d'effet sur lui, rendant son cœur et ses poumons habitués à ce poison trompeur. Pourtant, lorsqu'il releva sa tête vers l'arrière pour en aspirer l'ultime bouffée, il laissa tomber sa mâchoire avec paresse et vomit lentement un intense nuage gris en un soupir satisfait. Un sourire effleura même les commissures de sa bouche.
Un froissement de vêtements et un claquement discret de talons retentirent soudain dans son dos, suivis des tintements reconnaissables d'un plateau couvert de vaisselle déposé sur le bois de son bureau.
— Merci Eladar.
Malgré les apparences, la politesse n'était pas réservée qu'aux gentilshommes de la terre ferme : aussi un capitaine se devait d'être distingué, peu importaient le lieu et les circonstances.
Écrasant son mégot dans le cendrier de verre qui reposait dans sa main, le haut personnage pivota sans hâte et se dirigea lentement vers l'imposant meuble verni qui constituait la moitié de la pièce ; ses épaules tanguèrent un peu sous la houle, mais sa démarche était assurée par l'habitude. Il tira le lourd fauteuil de cuir à lui et s'y assit avec droiture, croisant ses hautes bottes juste en dessous.
Devant lui s'étalait un assortiment de plats fumants, accompagnés d'un verre à moitié rempli d'un vin sombre et de quelques couverts en argent luisant. Le capitaine abandonna alors son cendrier sur le côté puis tendit la main pour attirer à lui le chandelier afin de mieux y voir.
— Désirez-vous autre chose, Madame ? Argua une voix en face du bureau.
Le capitaine leva de grands yeux safran vers le serviteur, tout de noir vêtu, qui attendait le bon vouloir de son maître. Sans daigner répondre, le grand personnage ignora la question et sortit un long poignard des replis de sa veste afin d'entamer sa viande brûlante. Le valet se tut et redressa son dos avec humilité. Ses cheveux foncés et bouclés recouvraient la majeure partie de son cou, lui donnant un air de jeune homme de bonne famille. Il gardait aussi ses mains soigneusement croisées derrière son dos et son visage était empreint d'une souffrance perpétuelle.
— Détendez-vous, Eladar, vous avez l'air coincé.
— Madame ?
— Laissez tomber, maugréa le capitaine en enfournant dans sa bouche une fourchette de nourriture qu'il mâcha brièvement avant d'avaler. Restez là, et changez les bougies pendant que vous y êtes. S'il vous plaît.
Avec une précipitation dévouée, le serviteur s'empressa d'obéir et fit le tour de la pièce pour remplacer les lumières. Le capitaine observait son dos tout en mangeant, ses yeux suivant chaque mouvement précis de son serviteur.
— Comment vont les cuisines en ce moment, Eladar ? Questionna-t-il en s'affalant en arrière, un pied sur la table et une pomme jaune dans la main.
Tout en continuant sa besogne, le serviteur déclara d'un air tranquille :
— Le chef se porte bien, mais il semble toujours avoir des problèmes avec le nouveau sommelier, Madame. Apparemment, la qualité de ses vins laisse à désirer. La Bidoche voudrait bien s'en occuper lui-même, mais il n'a plus le temps pour ça désormais : avec la croissance de l'équipage, les hommes demandent toujours plus de rations et sont difficiles à brider, surtout en ce moment ... Wallace et lui gèrent la situation, mais le chef voudrait faire quelque chose avec ce nouveau sommelier à qui il ne fait pas confiance.
Le capitaine laissa ses yeux papillonner vers son verre et l'attrapa d'un geste leste. Humant son arôme avec perplexité, il s'attarda sur l'odeur avant de porter le récipient à ses lèvres ... Mais il l'abaissa légèrement, sans en boire une goutte.
— Vous l'avez goûté ?
— Comme à chaque fois, Madame, et comme tout ce qui se trouve sur ce plateau.
— Recommencez, ordonna le capitaine en tendant son verre de liquide vermeil vers lui.
Le serviteur parut légèrement offensé par cette brusquerie, mais s'approcha néanmoins pour saisir la boisson. Le navire tangua un peu alors qu'il procédait, mais Eladar n'eut aucun mal à tremper ses lèvres dans le breuvage, son regard sombre plongé dans celui de son maître.
Grimaçant ostensiblement, il déglutit alors une gorgée étranglée, puis rendit le verre à son propriétaire : le vin n'était pas le meilleur des breuvages selon le majordome, il préférait de loin se contenter de boissons sans alcool, quand il en avait le choix.
Le capitaine dévisageait son majordome avec attention, notant son visage tordu par l'aversion.
— Vous survivrez ? Grinça-t-il en haussant un sourcil.
— Dieu me protège, marmonna le serviteur qui pinça ses lèvres rougies. Je crois que cela ira. Vous pouvez boire sans risques.
— Il faut que vous sachiez que ce n'est pas contre vous, Eladar, mais comme j'ai depuis peu l'intention de me débarrasser de ce sommelier ... Personne n'est à l'abri d'une petite vengeance dans notre milieu. Moi la première.
Le valet s'inclina bas et demeura stoïque.
— De toute évidence, Madame.
Cette dernière acquiesça de la tête et se remit à triturer son assiette.
La température de la pièce était basse et l'air un peu humide. La jeune femme en tricorne se leva donc et se délesta de son écharpe en laine. Une chemise légère et bouffante tombait à présent sur ses épaules taillées dans le muscle, laissant apparaître une clavicule halée. Le tissu voltigea autour d'elle, tandis que le capitaine marchait à grands pas vers une penderie encastrée.
La jeune femme pouvait sentir le regard incandescent de son serviteur dans son dos. Mais peu lui importait, elle était le chef légitime de ce navire, aucune menace n'était assez grande pour l'empêcher de vivre comme elle l'entendait. Si menace il y avait, elle s'en débarrassait bien avant qu'elle n'en devienne une. L'intuition féminine était alors un formidable outil qu'elle savait utiliser à son avantage, et à ses fins. Contrôler, gérer, purger, mettre au pas. C'était sa vie.
Les grandes portes de la penderie s'ouvrirent en se fracassant contre le mur boisé. Les doigts de la jeune femme effleurèrent les vestes et costumes de sa garde-robe. Soie et broderies y côtoyaient des apparats plus simples et moins chargés. Saisissant une lourde veste de fourrure orangée et de feutre, le capitaine en délesta son cintre et la passa sur son corps en manque de chaleur. Resserrant le col de renard sur son nez, la jeune femme referma vivement les battants du placard (qui claquèrent à nouveau bruyamment), puis retourna s'asseoir dans son fauteuil.
Éliminant les restes de son repas à grands coups de fourchette, le capitaine jeta quelques regards pensifs vers son serviteur qui n'avait toujours pas bougé, les pommettes légèrement rosées.
— Une longue journée en perspective, Eladar, annonça-t-elle en s'essuyant les lèvres avec son linge de table, ignorant sans vergogne les états d'âmes de son subalterne.
Sur ces mots, la jeune femme recula son siège, qui grinça sonorement, et se leva pour atteindre la porte centrale de ses quartiers. Or, juste à gauche de cette dernière, un long miroir poli était suspendu, de manière à lui faire face : le capitaine y jeta alors un œil furtif, ajusta son tricorne qui penchait, puis fourra ses mains dans ses poches. Sa pose lui rappelait les grands pirates d'autrefois, emplis de fierté et d'audace. Que d'histoires perdues ...
Déterminé, le capitaine secoua la tête et se saisit d'une canne en bois massif accrochée elle-aussi à côté de la porte. Puis elle captura la poignée de sa main libre et ouvrit fermement le battant.
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