Chapitre trois
Au lieu de ne rester que quelques jours, Sane se surprit lui-même en faisant durer son séjour. Le calme de cette vie loin du monde avec des personnes de confiance qui le comprenaient, lui amenait une certaine sérénité. Du genre qu'il n'aurait jamais pu espérer.
— Bien dormi ? s'enquit Maelia qui le retrouva dans la pièce à vivre.
— Très bien, je te remercie, mais je continue de penser que j'ai chassé Arzel.
— Non, je pense plutôt que tu l'as soulagé en voulant rester. Il n'aime pas nous laisser seuls, ça le fait culpabiliser. Tu lui as fourni une bonne raison pour partir profiter de la solitude dont il a tant besoin, déclara-t-elle, avant de prendre son courage à deux mains et de continuer. Écoute, j'ai bien réfléchi, tu peux offrir les lames à Adren, c'est simplement que je n'ai pas la force de lui parler de son père...
Maelia finit sa phrase la gorge en partie étranglée.
— Je comprends. À ce propos, je ne suis pas venu qu'avec les couteaux. J'ai demandé à Cadwil s'il n'avait pas un petit portrait de Tagan et il m'en a donné un. Mais je ne me vexerai pas si tu refuses ce présent-là.
Maelia resta statufiée. Pétrifiée. Son cœur fit une embardée douloureuse. La possibilité de revoir Tagan ailleurs que dans ses rêves avait fait naître un espoir amer.
— Je... c'est gentil... je ne sais pas quoi dire.
Sane sortit un pendentif en or de sa poche et le déposa sur la table.
— C'était à la mère officielle de Tagan, si j'ai bien compris. À sa mort quand son père a épousé son esclave, une partie de ses biens a été saisie et Cadwil a gardé tout ce qu'il comptait rendre à Tagan, mais il s'est enfui et tu connais la suite.
Maelia acquiesça trop émue pour parler, elle tendit des doigts hésitants vers le bijou et s'en empara avec précaution. Elle l'ouvrit. Et ne put empêcher un sourire en même temps que sa vue s'embuât de larmes. Il était là, dans toute son arrogance avec ses traits fins, ses magnifiques yeux verts, si jeune, si insouciant. Même en peinture, elle ressentait la sévérité et le charisme qui lui avaient donnés immédiatement foi en lui, même si elle s'était voilé la face longtemps. Quel temps perdu, gâché, qu'elle ne retrouverait jamais.
— Merci, souffla-t-elle avant de reposer l'objet devant lui. Tu lui offriras, je n'en ai pas la force. Mais c'est un cadeau inestimable.
— C'est la moindre des choses. J'ai beau courir les royaumes, je n'oublie pas. Tu pourras toujours compter sur moi, Maelia, j'espère que tu en es consciente.
Sane se leva du tabouret où il était installé et se plaça au côté de Maelia. Maladroitement, pour la réconforter, il posa une main sur son épaule, se sentant idiot. Après un temps qui lui parut beaucoup trop long, Maelia posa à son tour sa main sur la sienne et ébaucha un sourire pour le remercier. Ce geste lui réchauffa le cœur. Cœur qu'il laissait rarement s'exprimer depuis qu'il avait compris que son père n'avait jamais cherché à retrouver son corps sur-le-champ de bataille. Tout ça à cause de la rage berserk qu'il avait laissée l'emporter. Le « prince démon », c'était ce que les gens avaient chuchoté quand il était enfin retourné chez lui. Quoiqu'il en ait laissé paraître, il avait été meurtri par ce rejet et la crainte qu'il avait vus dans le regard du peuple. Et pire dans celui qu'il estimait plus que tout.
Adren dissipa le malaise du moment en arrivant dans pièce le visage toujours ensommeillé.
— Bonjour, marmonna-t-il.
— Bonjour, mon écureuil, bien dormi ?
— Oui.
Il ne parla pas davantage remarquant qu'il n'y avait pas le lait sur la table, il rumina à l'idée qu'on l'envoie traire avant de manger. Heureusement, il fut sauvé par l'arrivée de Kenelm avec le breuvage crémeux dans un seau.
— Tu n'aurais pas dû t'embêter, Adren s'en serait occupé, lui fit remarquer Maelia.
— J'étais debout, Elane nous a fait passer une nuit mouvementée. Et j'en profite pour vous demander si on ne pourrait pas aller abattre des arbres ce matin. J'ai vu qu'Arzel était revenu, c'est le moment idéal.
— Très bonne idée, il nous faut agrandir l'abri et réparer sa toiture, le bois n'était pas sec cet hiver.
— Je vais en toucher deux mots au chasseur qu'il ne s'éclipse pas entre temps et on se retrouve après.
Kenelm disparu aussi sec, Maelia sortit du pain rassis de la caisse en bois près de l'entrée qu'elle déposa sur la table, ainsi qu'un pot en terre cuite contenant de la confiture de fraises des bois.
— C'est délicieux, s'extasia Sane.
— Depuis quand tu brosses les gens dans le sens du poil ? demanda Maelia en le taquinant.
— Je suis sérieux, cette confiture est vraiment très bonne. J'en ai rarement mangé d'aussi sucrées.
— C'est Arzel qui l'a faite, il sait bien conserver les aliments.
— Moi j'aime pas quand le pain il est dur comme ça, bougonna Adren.
— Je sais, mon écureuil. Demain, tu en auras du frais, tu aideras Kenelm à le faire.
Le garçon soupira, il n'aimait pas faire du pain, c'était long et fatigant pour les bras.
— Tu me montreras comment vous faites ? lui proposa Sane, en espérant le dérider.
— Moui.
— Arrête de faire la tête, si tu es sage, peut-être que Sane pourra lui aussi t'apprendre des choses.
Le garçon s'égailla et regarda les yeux remplis d'étoiles le prince déchu. Sane fut attendri même s'il évita de le montrer. Il était heureux que Maelia lui donne l'opportunité et son accord ouvert pour offrir les armes au garçon.
***
Arzel terminait d'évider la biche qu'il avait tuée. Il mit de côté les meilleurs morceaux en les couvrant d'un torchon pour le repas du midi et entreprit de saler les autres. Il était pressé de repartir chasser, même si ce n'était pas pour la solitude qu'il voulait partir dans les bois.
— Bonjour, déclara Cylia de sa voix claire et douce brisant le fil de ses divagations.
— Bonjour.
— Tu sais que tu n'as pas à te cacher, Arzel, tu es heureux ces derniers temps, je le sais.
Arzel s'empourpra et commença à transpirer.
— Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, s'excusa Cylia. On respecte tous tes envies et tes besoins de t'évader, mais sache que tu peux nous parler, ou simplement être qui tu es. Tu n'as rien à nous expliquer. Tes couleurs sont magnifiques quand tu reviens de la chasse.
Arzel ne répondit pas. Il avait l'habitude de voir débarquer Cylia dans ces moments-là. Sur le vif, il était toujours en colère et mal à l'aise, mais après il se sentait apaisé, même si ça ne l'aidait pas à franchir le cap. C'était tellement dur pour lui de s'épancher devant les autres, pas qu'il ait peur ou n'ait pas confiance, il n'y arrivait pas, c'est tout.
— Je prends la viande pour la préparer durant votre absence. Les autres sont partis pour le bois, vers l'ouest, déclara-t-elle quand elle comprit qu'il ne répliquerait pas.
Cylia ne se formalisa pas de l'absence de réponse, elle voyait de toute façon les couleurs d'Arzel et savait ce qu'il pensait. Contrairement à ce que son attitude démontrait, il était le plus complexe d'eux tous. Quand il était parmi eux, des volutes multicolores tourbillonnaient constamment dans son aura. Il se posait beaucoup de questions et il n'arrivait à les oublier que loin du monde. Quand il revenait de la chasse, il avait toujours une belle couleur unie, calme, mais ça ne durait jamais longtemps. Mais il tenait à eux. Il avait envie de partager plus de choses, sauf qu'il n'y parvenait pas. Cylia soupira et se hâta de rejoindre Adren et Elane qui était sous sa surveillance. Elle savait que ça se passait bien, elle voyait leurs couleurs, même si Adren commençait à perdre patience.
Arzel se dépêcha de finir de saler la viande et de la ranger en hauteur, puis il partit en de grandes foulées retrouver les autres au cœur des bois.
Le travail était harassant, heureusement le fond de l'air été frais. Il leur fallait débiter beaucoup d'arbres et les rapprocher des habitations, c'est tout ce qu'ils auraient le temps de faire aujourd'hui. Une partie serait tronçonnée pour en faire du bois de chauffage et les plus beaux seraient travaillés pour faire des planches ou des poutres. Un travail de titan qui leur prendrait des neuvaines.
Maelia retroussa les manches de sa chemise. Les muscles de ses bras commençaient déjà à tirer et elle suait à grosses gouttes. Elle sciait malgré tout avec énergie les branches du conifère au sol.
Sane n'était pas habitué à ce type de labeur, il peinait. À presque quarante ans, il savait que les jours suivants son corps lui ferait payer ces efforts intenses. Il jeta un œil vers Eunan qui avait sensiblement le même âge que lui et qui semblait pourtant moins les porter. Une pointe de jalousie aiguilla le cœur de Sane, avant qu'il ne se reprenne devant l'absurdité de ses réflexions. Il était effrayé par la perte de ses capacités, de ce corps qui accusait de moins en moins facilement les semaines de chevauchées et qui se remettait plus lentement du moindre effort inhabituel. Malgré tout, cette journée, il s'accrocha pour aider au mieux ses amis.
Le soir près du puits, ils nettoyèrent leurs ampoules, certains ayant plus souffert que d'autres de cette journée de besogne.
— Tes mains sont sacrément abimées, fit Exurie en tendant de vieux chiffons propres à Sane.
— C'est un fait, mais ça guérira.
— Tiens, déclara Arzel en lui donnant un petit pot de terre cuite.
Sane avisa l'offrande et s'en saisit sans avoir le temps de demander des explications aux chasseurs qui partit immédiatement. Il porta son regard à la ronde pour voir si quelqu'un pouvait l'éclairer, c'est Maelia qui vint à son secours avec un air amusé. Elle lui expliqua que c'était un onguent pour enduire ses plaies avant de les protéger.
Adren arriva à ce moment-là, le visage tacheté de farine. Il scruta Sane en train de panser ses mains et soupira de déception.
— Que t'arrive-t-il, jeune homme ? demanda Sane avec douceur.
— Tu vas rien pouvoir m'apprendre si tu ne peux pas te servir de tes mains.
— Ne t'inquiète pas de ça, as-tu été sage ? Ta maman a été claire là-dessus.
Adren se redressa fièrement et défia Sane du regard avant de se vanter :
— J'ai préparé la pâte à pain presque tout seul !
— C'est bien mon écureuil, tu peux en profiter pour te débarbouiller on ne va pas tarder à manger.
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