Chapitre quatre

Tancède regardait son père par terre affalé dans sa flaque de vomi et comme à chaque fois cette vision fit se bousculer en lui une foule d'émotions : de la colère, de la tristesse, de l'abattement et la pire de toutes : le désespoir.

Pancrède se mit à gémir et avait du mal à se relever, son fils continua à le regarder quelques instants, puis résigné, alla l'aider, salissant ses vêtements bleu nuit – une couleur qu'il affectionnait depuis toujours. Il traina son père jusqu'au petit jardin intérieur où sa mère faisait pousser des rosiers de toutes les teintes et de toutes les tailles, puis le laissa tomber sur un banc de granit près du puits duquel il remonta un seau d'eau. Il arrosa le prince héritier sans ménagement. Celui-ci revint à la réalité sous le choc et s'emporta en voyant son fils le seau à la main.

— Tancède ! Mais de quel droit te permets-tu de te comporter ainsi avec ton propre père ?

— Depuis, père, que vous vous permettez de tomber ivre mort dans votre propre vomi au milieu du château dans la nuit.

— Ce sont mes affaires, je ne t'autorise pas à t'y immiscer.

Pancrède tangua sur son banc et son fils le rattrapa, mais il fut repoussé violemment. Les yeux marron de Tancède brillèrent de colère. Colère contre laquelle il luttait pour ne pas qu'elle éclate. Il laissa son père s'affaler et ne dit rien. Il resta planté là, quelques secondes, à attendre qu'il sombre à nouveau et quand ce fut le cas il le souleva pour l'emmener jusqu'à sa chambre.

Tancède avait beau être un jeune homme musclé, l'embonpoint de son père ne l'aida pas à monter les trois étages jusqu'à ses appartements. Quand il le déposa sur le sofa, le bruit réveilla Madalen qui dans l'obscurité n'arriva pas à distinguer les deux silhouettes.

— Pancrède est-ce toi mon amour ? Où étais-tu ? Ta place est gelée.

Tancède était peiné, il aurait aimé que sa mère ne s'aperçoive de rien.

— Il ne vous entend pas, mère, il est ivre mort. Encore.

— Ne parle pas de ton père comme ça.

— Comme vous voudrez, mère. Je lui retire ses vêtements et je le mène jusque dans le lit, rendormez-vous.

Elle ne lui répondit pas de suite et laissa le silence perdurer quelques instants.

— Merci, mon garçon, tu sais ton père n'a pas toujours était comme ça.

— Je sais, mère, je m'en souviens.

Il avait déshabillé l'ivrogne et l'avait porté jusque dans ses couvertures.

— Merci, Tancède, tu es vraiment un bon fils.

— Il n'y a pas de quoi, mère, bonne nuit.

Tancède quitta la pièce, il avait du mal à contrôler l'état de rage dans lequel les agissements de son père le mettaient. Son aîné n'avait donc aucune volonté ? Maintenant, il se levait même en pleine nuit pour se saouler, quel genre de roi allait-il faire ? Où son comportement égoïste allait-il conduire leur royaume ? La guerre couvait. Tancède était jeune quand la trêve avait été signée, mais il voyait des heures sombres poindre à nouveau.

Tout était en train de changer depuis la capitulation ou répudiation – personne ne savait au juste – du prince Ridwen, les accords qu'il avait portés pour la paix étaient caducs. Son père était un homme belliqueux et gourmand. Il jouait délibérément avec les limites de son royaume et grignotait de plus en plus de terres sur celui de Tancède. À un moment ou un autre, son royaume devrait prendre des sanctions... Et ça allait être à Pancrède de faire ces choix importants, alors que ce dernier était saoul tout le temps. Un frisson de peur secoua le dos du jeune homme.

Alors qu'il rejoignait sa chambre, il croisa son oncle.

— Bonsoir, mon oncle.

— Bonsoir, Tancède, ou plutôt bonne nuit.

— Je doute qu'elle soit bonne, mais je vous remercie.

Alors qu'il s'éloignait de Landrède qui n'avait pas bougé depuis leur rencontre, celui-ci reprit :

— Tu sais, ton père est quelqu'un de bien et un jour il se le rappellera.

— J'en doute mon oncle, il se perd de plus en plus dans son vice.

— Comment a ton âge peux-tu ne pas avoir d'espoir ? Ait confiance un peu, ton père est un homme fort, je le sais, car il m'a tout appris et je l'ai admiré toute ma vie, je suis sûr qu'il va se ressaisir.

— Je prie aussi pour ça mon oncle.

Landrède regarda partir son neveu et secoua la tête, lui non plus n'avait plus d'espoir, mais à son âge il trouvait cela normal. Le roi était mourant, d'ici une neuvaine son alcoolique de frère devrait monter sur le trône. Et il savait que la situation finirait mal.

***

Tancède se tenait debout, le dos droit près du trône de son père qui contrairement à lui était avachi. Le garçon restait impassible. Il ne pouvait rien y faire. Et encore moins se permettre de rabrouer le roi en public. Il n'y avait certes pas grand monde dans l'immense salle. Seulement une poignée de gardes, son oncle et quelques courtisans, mais c'était suffisant pour qu'on se mette à dire qu'il disputait l'autorité de son père s'il intervenait et ce n'était pas envisageable.

Presque deux mois que Pancrède était le nouveau roi et les affaires allaient en empirant. Iwen, le roi de Finkel envoyait ses soldats de plus en plus loin sur leurs terres. Leur peuple était massacré, violé, les champs incendiés, la situation ne pouvait pas durer. Il fallait que Pancrède réagisse, qu'il montre sa poigne en tant que nouveau monarque, mais à la place il passait son temps assis dans l'immense siège qui était supposé lui donner de la prestance. Sauf que ratatiné tout au fond de l'assise, il paraissait simplement pitoyable.

Dans la ville, non loin du château, Sane traversa Ganpinper lentement, Grisaille était fatigué des neuvaines de voyage et il n'avait aucune raison de le pousser. De plus, cette allure lente, lui permettait de s'imprégner des lieux. Il n'était jamais venu dans le royaume d'Abizmil, même pas durant la guerre. Son père l'ayant envoyé au front contre Bisror. Pendant une seconde, il se demanda ce qui serait arrivé s'il avait été sur ce front au lieu de l'autre. Serait-il toujours prétendant au trône de Finkel ? Ou mort ?

Un sourire étira ses traits. Il était heureux d'avoir été sur l'autre ligne, il n'avait jamais été aussi épanoui que depuis qu'il était Sane.

La capitale de ce royaume ressemblait à celle des trois autres, même si Tonpimeller demeurait la plus grande des quatre avec près de quarante mille habitants. Mais il n'était pas le bienvenu là-bas, le roi lui avait fait comprendre que s'il revenait, il serait tué. Par chance il avait quand même consenti à signer une trêve avec le royaume de Bisror et celui d'Abizmil. Sauf que la paix avec ce dernier était menacée. Car le royaume d'Honorat ne laisserait pas passer sa chance si celui de Finkel affaiblissait les défenses de leur voisin commun.

La disposition des quatre royaumes était une plaie pour parvenir à des compromis. Chacun des territoires étant une feuille d'un trèfle dont le centre se trouvait être le massif rocheux abritant la citée des épées. Ce qui donnait trois fronts à chaque partie : le front neutre, peu étendu : celui de la citée, mais les deux autres s'étendaient sur des centaines de kilomètres et nécessitaient énormément de moyens humains et pécuniers pour être surveillé et protégé.

C'était la raison pour laquelle la paix avait été possible quand Cadwil avait accepté que Bisror annonce l'arrêt des hostilités si ses voisins en faisaient de même. C'était une offre trop tentante pour tous ces royaumes aux populations à l'agonie. Mais personne n'avait été dupe, c'était une paix temporaire le temps que chacun retrouve des forces. Sauf si Sane parvenait à faire comprendre aux souverains qu'ils avaient plus à gagner à essayer de gouverner ensemble. C'était son but. Cadwil lui apportait un soutien discret, ne voulant pas supplanter l'autorité de son père, tout en réussissant à lui faire prendre des décisions allant vers la paix.

C'était la raison de la venue de Sane ici, aider le roi Pancrède à ouvrir un dialogue amical avec le roi Adwal. Il n'y avait aucune animosité entre leurs deux royaumes qui ne partageaient aucune frontière, c'était par-là qu'il devait commencer pour assouvir ses désirs de paix.

Il passa sous la herse et entra dans une grande cour dont les abords étaient occupés par de la verdure et des plantes bien entretenues. Deux pages se présentèrent à lui quand il mit pied à terre et l'un d'eux prit en charge Grisaille. Ils l'attendaient, les gardes qui l'avaient croisé à l'entrée de la ville s'étaient apparemment chargés de faire remonter l'information de son arrivée.

Il fut escorté jusqu'à la grande porte du château. Ses pas résonnèrent sur les marches en pierre polie devant l'immense porte en bois sculpté. Un soldat l'ouvrit pour les laisser pénétrer dans l'immense hall. Il prit sur lui de ne pas détailler le décor, même s'il était dur de ne pas remarquer les grands piliers rectangulaires qui soutenaient le plafond, ainsi que les tentures multicolores sur les murs – qui semblaient avoir souffert du temps. Il avisa aussi un jeune homme, assez grand près du trône. Les flammes des torchèrent donnaient l'illusion que ses cheveux cuivrés étaient animés d'un foyer tout aussi ardent. Mais ce qui le captiva fut le regard déterminé d'une couleur singulière, il n'était pas assez proche pour être sûr, néanmoins, il lui semblait bien distinguer un œil bleu et un autre très foncé, à priori marron.

Sane s'avança quand le page l'eut annoncé. On ne l'avait pas délesté de ses armes, geste qu'il apprécia, par contre il ne voyait pas le roi. C'est en approchant qu'il remarqua l'homme assis sur le trône. Ce dernier était tellement vouté qu'on aurait pu croire qu'il était difforme. Il s'arrêta à bonne distance du monarque et s'inclina.

— Votre Majesté, c'est un honneur d'être reçu au sein de votre demeure.

Aucune réponse. Sane prit le risque de se redresser et comprit que le monarque dormait à moitié. Alors que ce dernier était plus jeune que lui, il semblait être un vieillard, les yeux à demi clos, inconscient de ce qui l'entourait.

Le jeune homme debout près du trône vint à la rescousse de Sane.

— Mon père est ravi de vous recevoir. Vous avez fait un long voyage. Il vous permet de vous reposer avant le repas de ce soir, où vous pourrez lui faire part des raisons de votre venue.

Sane fixa le garçon dont la voix trahissait le fait qu'il n'était pas aussi vieux qu'il se l'était imaginé. Son air sérieux aurait pu tromper n'importe qui sur son âge. Surtout avec sa silhouette découpée par les flammes juste devant une immense carte représentant les quatre royaumes derrière lui. Il avait l'air beaucoup plus charismatique que son père.

Sane acquiesça en signe de remerciement et se laissa guider par undomestique.

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