Chapitre premier

— Je suis fatigué, bougonna le jeune garçon.

Attendri, Eunan souleva Adren et le déposa dans la carriole avant de saisir à nouveau la bride de l'âne pour l'empêcher de s'attarder sur les touffes d'herbes au bord du sentier. L'ancien assassin profita de ces moments de relative solitude, loin des autres. Il les aimait tous, même Arzel le chasseur taciturne, mais cette vie paisible avait un effet pervers sur lui, comme si cette abondance de tranquillité mettait encore plus en exergue la fragilité de la vie et tout ce qui pouvait mal tourner : un rhume, une tempête, des bandits... Avant, son existence avait toujours été au jour le jour, en planifiant les avenirs possibles, chercher les issues à d'éventuelles situations épineuses. Aujourd'hui il n'y avait plus tout ça. Il prévoyait les semis, le bois de chauffage, les réserves et ils regardaient les enfants grandir.

C'était tellement d'inquiétude les enfants. Et aucun d'eux n'était le sien, heureusement ! Il n'aurait pas supporté tant de responsabilités. Même à l'heure actuelle, après avoir bataillé avec Maelia pour amener son fils, il ne comprenait pas pourquoi elle avait fini par céder. À sa place, il n'aurait jamais pu. La capitale, la route, tout été peuplé de dangers mortels pour un jeune garçon aussi téméraire et fougueux que l'était Adren. Mais comme elle, il savait qu'il fallait ouvrir le garçon au monde et Maelia ne voulait pas remettre les pieds à la capitale.

Il s'ébroua mentalement, il vieillissait, et vieillir le rendait beaucoup trop anxieux. Il n'était plus aussi fort qu'avant, mais il avait l'expérience, c'était largement suffisant pour quelques semaines de voyage et un séjour à Senacnacsor. Cette sortie ferait du bien au petit. Voir du monde lui serait bénéfique.

— J'espère que ce sera des garçons, s'enthousiasma Adren coupant l'ancien assassin dans ses pensées.

— Pourquoi donc ?

— Elane est pas drôle, répliqua-t-il en faisant la moue, arrachant un rire à Eunan.

— Elane n'a qu'un an, si elle a le caractère de son père elle te mènera vite par le bout du nez.

— C'est une fille, persista Adren, les filles ça fait pas comme les garçons.

Eunan leva les yeux au ciel et ne répliqua pas, connaissant l'entêtement du fils de Maelia quand il avait décidé quelque chose. La nouvelle grossesse de Cylia le rendait nerveux, d'autant plus que cette dernière avait certifié attendre des jumeaux, mais il n'était pas aussi nerveux que Kenelm qui passait ses journées à s'agiter autour d'elle comme si la jeune femme était de verre. Il avait été pareil durant la première grossesse et un père surprotecteur, même encore la petite Elane avait du mal à toucher le sol quand Kenelm était dans les parages. Un sourire timide fendit le visage d'Eunan, il n'aurait jamais cru que ce genre de bonheur ferait partie de sa vie. Et il n'aurait jamais imaginé que ce genre de joie s'accompagnait d'autant d'inquiétudes et de craintes. Heureusement, Adren l'empêchait de trop réfléchir, sinon il se perdrait dans ses peurs. Le garçonnet était une pipelette, mais il était intelligent, ils prenaient tous plaisir à l'encourager à parler, à essayer d'expliquer le monde.

— On arrive bientôt ?

— Demain, en fin de matinée et tu auras intérêt à m'écouter.

Adren souffla.

— Adren ! Je suis sérieux ! Tu restes toujours collé à moi, tu ne parles à personne et par-dessus tout, tu ne touches à rien.

— Oui, je sais, tu l'as répété plein de fois et m'man aussi.

— Si je te ramène avec une seule égratignure, Maelia va me faire passer un mauvais moment.

— Mais c'est une fille, répliqua le jeune garçon, exaspéré.

Eunan stoppa l'âne et se retourna vers son jeune compagnon. Ce dernier devant les sourcils broussailleux plissés baissa les yeux, intimidé.

— Qu'est-ce que j'ai dit ? murmura-t-il sans comprendre pourquoi il avait fâché Eunan.

— Regarde-moi, le ton était bas, mais la voix caverneuse de l'ex-assassin fit obéir son interlocuteur. Les femmes, les filles elles sont aussi fortes que les hommes, si ce n'est plus. Aucun homme ne supporterait le fardeau des filles. Elles portent, elles protègent et elles donnent la vie. Et s'il le faut, elles savent en prendre aussi. Pourquoi imagines-tu qu'elles ne doivent pas être craintes ?

— Elles sont pas fortes. Pas comme toi, Arzel ou Kenelm. Elles chassent pas. Toi et Arzel vous avez toujours des armes.

— Et tu penses que porter des armes, ça nous rend plus forts ?

— Vous savez vous en servir. Je suis sûr que maman elle saurait pas faire.

Eunan passa une main sur son visage, un peu dépité, décidant de ne pas entrer dans le jeu d'Adren à comparer bêtement les hommes et les femmes.

— Je te souhaite, Adren, de ne jamais avoir besoin de voir ta mère, et nous autres, nous servir d'armes. Les gens portent des armes quand ils pensent en avoir besoin. Il faut être fort pour se sentir en sécurité et ne pas en avoir sur soi. Et, crois-moi, tu n'es pas assez attentif, sinon tu verrais qu'Exurie et ta maman ont toujours une arme sur elles, parce que, comme nous les hommes, elles ont peur qu'il arrive quelque chose.

— Tu mens, s'énerva Adren, vous n'avez peur de rien, vous êtes des garçons. J'ai peur de rien moi !

Eunan ébouriffa la tignasse brune du petit bonhomme qui se tenait debout sur la charrette les poings sur les hanches.

— Tu comprendras en grandissant, finit-il par conclure en remettant l'âne en route.

Adren s'était rassis dans la carriole, les bras croisés contre la poitrine en boudant. Eunan cacha son amusement, heureux d'avoir le silence pour un petit moment.

La foule dense encombrait les chemins principaux qui menaient au cœur de la capitale, Eunan fut pris d'une soudaine angoisse avant de se ressaisir, il n'y avait aucune raison que leur séjour se passe mal.

— Tous ces gens, murmura Adren debout dans la carriole, prenant équilibre comme il pouvait, pour regarder toujours plus loin.

Eunan fut heureux de voir la curiosité se disputer avec la timidité chez le garçon. Il avait les yeux grands ouverts semblant avaler chaque image. Soudain, le visage soucieux, il se tourna vers Eunan.

— Il y a des bandits ?

— Possible, mais tu ne risques rien tant que tu fais ce que je dis.

L'inquiétude resta une seconde de plus imprimée sur les traits d'Adren avant que le sourire et l'enthousiasme reprennent la place.

Eunan tira son âne dans les rues, pressé de se débarrasser de cet attelage qui attirait beaucoup trop l'attention sur eux. Il se crispa à chaque patrouille de gardes qu'ils croisèrent. Les anciennes habitudes ayant la vie dure. Ils arrivèrent enfin à l'auberge, celle qui avait abrité Cylia durant les années d'errances et de contrats de l'assassin.

Il laissa l'âne au milieu de la cour attaché à la carriole, attrapa Adren pour le faire descendre et le força à lui donner la main, le temps du repas était proche, mais le lieu était encore désert et il voulait en profiter. Il entra.

— Bonjour, voya... la voix de l'aubergiste mourut quand il reconnut l'invité.

— Bonjour, une table pour ce midi, des soins pour notre âne dans la cour et une chambre pour la nuit à venir.

— Bien sûr, acquiesça avec empressement l'aubergiste, asseyez-vous.

— Pourquoi il est bizarre le monsieur ? demanda Adren une fois assis.

Eunan ne répondit pas, se contentant de hausser les épaules, c'était sans compter sur la curiosité du jeune garçon.

— Eunan, pourquoi il est bizarre le monsieur ?

Eunan leva les yeux au ciel avant de les reporter sur son petit compagnon de voyage.

— Parce qu'il n'est pas ravi de me revoir, j'imagine.

— Mais pourquoi ?

— Tu te rappelles ce que je t'ai expliqué sur les prédateurs et les proies ?

— Oui, mais Arzel a dit que c'était n'importe quoi.

Eunan ne put se retenir de rire.

— Quoi ? se renfrogna le garçon vexé.

— Rien, conclut Eunan en lui ébouriffant les cheveux.

Adren n'eut pas le temps de revenir à la charge que l'aubergiste déposa une chope d'hydromel devant Eunan et un grand verre de lait de chèvres devant lui.

— Merci, s'égaya le garçon en se jetant sur la boisson, ignorant le regard étonné de l'homme qui l'avait servi.

— Deux plats du jour ? demanda l'aubergiste avec révérence.

— Oui.

— T'es pas poli, le rouspéta Adren, si je fais pareil tu me grondes.

Après cette dernière remarque, le garçon ne l'assomma plus de parole, trop occupé à manger et boire. Eunan profita qu'il enfourne sa deuxième part de tarte pour aller voir le propriétaire.

— C'est un plaisir de vous revoir, commença ce dernier quand il approcha du comptoir.

— Vraiment ? sourit Eunan, appréciant plus qu'il ne le devrait de voir la peur de l'homme devant lui.

— Oui. Que puis-je faire pour vous ?

Eunan déposa beaucoup d'argent devant l'homme.

— La même chose que d'habitude ta discrétion, que tu prennes soin de mes affaires comme si c'était les tiennes et que tu oublies que je suis là.

L'homme attrapa et cacha rapidement l'argent avant de parler.

— Vous n'avez pas été gracié ? osa-t-il demander.

— Simple prudence, répliqua Eunan en se détournant pour retrouver Adren.

Après avoir débarbouillé le garçon, il l'amena avec lui dans le dédale des rues.

— Je partirai pas, lâche moi la main, râla-t-il.

— Non.

— Allez !

— Ça suffit, Adren, tu as dit que tu m'écouterais et que tu serais sage. Il y a trop de monde pour que je te laisse marcher seul.

— Mais y'a plein d'enfants et personne les surveille.

Eunan se baissa à hauteur de son petit compagnon.

— Ces enfants aimeraient que quelqu'un les surveille et veille sur eux, ils n'ont pas ta chance. La vie est dure dans cette ville. Elle est différente de chez nous. Toi tu as toujours ta maman, eux n'ont pas cette chance.

— Mais pourquoi ils ont pas des gens comme moi je vous ai, Arzel, Kenelm, Exurie, Cylia et toi ?

— Parce que dans une grande ville, chacun ne vit que pour soi, c'est ce que je t'expliquais avec les prédateurs et les proies.

— Je comprends rien avec tes histoires, bouda le garçon.

— Tant que tu m'écoutes, ce n'est pas grave si tu ne comprends pas, répliqua Eunan en reprenant la route.

L'après-midi passa vite. Eunan acheta de nouveaux semis et passa commande d'outils.

— Y'avait plein de trucs tranchants chez le monsieur, s'émerveilla Adren en sortant.

— Oui.

— Dit, c'est quoi la très, très, grosse maison là-bas ?

Eunan suivit le doigt du regard et contempla les remparts et les quelques tours du château visibles de la place où ils se trouvaient. La place où il aurait dû être exécuté huit ans plus tôt.

— C'est le château.

— La maison du roi ! Mais c'est très grand ! répliqua ébahit Adren la bouche grande ouverte.

— Il a une cour, des gens riches pour lui tenir compagnie.

— Comme le monsieur sur le cheval qui arrive ?

— Oui, répondit Eunan sans chercher à voir qui lui désignait le garçon.

Adren profita de la lassitude d'Eunan pour soustraire sa main à la sienne et fila entre les jambes des acheteurs. Eunan était à ses trousses et lui ordonnait de revenir, mais le garçon voulait voir le cheval et la personne riche de plus près, curieux de savoir à quoi ressemblaient les gens aisés qui vivaient dans un château.

Eunan peinait à fendre la foule de badauds et il ne voyait déjà plus la petite silhouette d'Adren qui s'était fondue au milieu de la masse en une fraction de seconde. L'inquiétude lui comprimait la poitrine, le rendant agressif.

Adren déboula sur le chemin, se faisant bousculer. Peu importe la direction où il regardait, il ne voyait plus la personne dépassant les autres du haut de sa monture. Il resta sur la route manquant de se faire piétiner par des acheteurs qui lui disaient des vilaines choses quand ils le percutaient. Puis ce fut au tour de l'immense cheval gris d'apparaître devant lui. Il leva les bras pour se protéger, mais heureusement pour lui l'homme tira fortement sur les rennes faisant cabrer et déporter l'animal sur le côté.

— Que fais-tu au milieu de la voie, mon garçon ?

Adren leva les yeux apeurés vers l'homme qui s'était penché de l'encolure de sa monture. Il faisait peur. Une grande cicatrice lui barrait un œil.

— Es-tu muet ? Comprends-tu ce que je dis ?

L'homme descendit.

— Il ne faut pas que tu sois effrayé, dit-il d'une voix rassurante en posant une main sur son épaule.

L'homme s'apprêtait à ouvrir la bouche à nouveau quand une lame se posa sur sa gorge.

— Touche encore une fois à cet enfant et tu es mort.

Sane leva les mains en l'air se préparant à se dégager, mais le petit garçon se précipita dans les jambes de l'homme derrière lui en criant :

— Eunan ! Pardon.

— Eunan, répéta Sane.

Pris d'un doute au son de cette voix familière, Eunan fit se retourner la personne qu'il menaçait.

— Sane !

— Eunan, répéta ce dernier n'en croyant pas ses yeux. Que fais-tu ici ?

— Des achats et toi ? Tu n'es pas dans ton royaume ?

— Ça fait longtemps que je n'y ai pas mis les pieds... Mais ne discutons pas de tout ça ici, vous logez quelque part ?

Eunan acquiesça et invita Sane à manger. Ce dernier accepta l'invitation, curieux d'en apprendre plus sur ce qu'étaient advenus de ses anciens amis d'infortunes. Il marcha près de sa monture après y avoir installé le petit garçon qui semblait prendre son rôle de cavalier très à cœur, se donnant des grands airs, perché là-haut.

Sane ne laissa pas le palefrenier s'occuper de son cheval, il le dessella et le bouchonna lui-même. Conscient qu'il en aurait pour un moment, Eunan resta prêt de lui, en silence, certaines choses ne changeaient pas et de toute façon le petit garçon qui l'accompagnait, parlait pour dix. Patiemment, il lui expliqua ce qu'il faisait et pour quoi il le faisait répondant à chacune des questions.

— Tu crois que m'man me laissera avoir un cheval ? demanda sérieusement Adren à Eunan.

— Non.

— J'en étais sûr, grommela le petit garçon en continuant de brosser la robe de l'animal.

Voyant Adren occupé, Eunan interpella Sane qui rangeait ses sacs de selles dans un coin.

— Tu l'as pas avec toi ?

Sane n'eut pas besoin de demander de quoi parlait l'assassin, il faisait référence à Détermination son épée. Il fit un signe négatif de la tête. Il avait laissé son arme sous un tas de feuilles dans les bois prêt de la cité des épées quand il avait appris que Feary et Kast avaient failli se faire tuer parce qu'ils possédaient les leurs. Il n'avait pas voulu courir le risque. Il avait déjà assez de personnes à ses trousses. De toute façon, il lui suffisait de vouloir la lame dans ses mains pour la faire apparaître. Simplement à cette pensée sa paume chauffa, comme si l'épée voulait le rejoindre. Mais il ne pouvait pas se le permettre, la balafre à son œil le rendait déjà reconnaissable. Si en plus de ça, des gens apercevaient le cabochon bleu-blanc du pommeau de sa lame il ne donnait pas cher de sa peau.

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