Chapitre cinq
Tancède prit congé et alla dans ses appartements, juste après Sane. Il reflua tant qu'il put la colère contre son père, mais il savait qu'elle allait finir par éclater. Une fois à l'abri de tous il la laissa s'exprimer. Son poing s'abattit sur la tablette coulissante de son secrétaire à cylindre. Une des planches céda, l'encrier se renversa et le cuir se déchira. Tancède s'en énerva davantage, mais contre lui-même cette fois. Il adorait son bureau. Il s'y installait souvent pour lire ou pour écrire ses états d'âme. Il repensa à l'absence de réaction de son père et sa colère redoubla. Sa mère ne venait même plus assister à cette vaste farce et son oncle ne faisait que passer rapidement, il ne restait jamais. Ils avaient honte ou se plongeaient dans le déni. Sa rage se mit à se transformer en abattement. Que pouvait-il faire pour changer la situation ?
À quinze ans, un fils – un prince qui plus est – qu'était-il supposé dire à son père sans lui manquer de respect ?
Tancède se laissa tomber sur le tabouret bleu tout proche et se frotta le visage. Il devait se reprendre pour tenir son rôle ce soir durant le repas, car le roi était pire à ces moments-là.
Il tenta de se distraire en lisant, mais n'y parvint pas. Il restait plusieurs unités avant le souper, il décida d'aller dans la cour intérieure trouver son maître d'armes.
Sane se sentait à l'aise dans ses quartiers. Les couleurs étaient chaudes et le lit semblait douillet. Il y avait même un cuvier dans une petite antichambre, ainsi qu'une corde qui servait à appeler les domestiques pour la remplir d'eau fumante. Un luxe qui fit remonter en lui son ancienne identité : le prince Ridwen et ses bains relaxant après des journées d'entraînements. Mais ici, il n'oserait pas se montrer en hôte exigeant, alors il renonça à l'idée de se délasser.
Il vérifia ses sacoches de selle qui avaient été montées avant son arrivée. Il ne manquait rien. Il en profita pour en extirper l'une de ses deux tenues de rechange, celle de meilleure qualité pour ne pas trop dénoter au repas du soir.
Il commençait à ôter sa chemise quand du bruit à l'extérieur attira son attention. Il s'approcha de la fenêtre et à travers le verre irrégulier devina le prince Tancède en plein exercice. Il referma les boutons et prit le chemin qui, il espérait, le mènerait dehors.
Son habitude des grands châteaux lui fit emprunter la bonne voie et il déboucha dans une petite cour intérieure très accueillante. Il y avait un coin dégagé où les deux épéistes s'affrontaient, mais le reste était occupé par de beaux massifs de rosiers, ainsi que des bancs et d'un puits.
Les gardes le remarquèrent, mais ne bougèrent pas. Sane s'appuya nonchalamment contre un mur en plein examen de la danse qu'il avait sous les yeux. Le jeune prince était aussi fluide et rapide qu'un cours d'eau en cru. Quand il serait un homme fait, avec la musculature mieux définie, il serait un adversaire redoutable.
Le professeur d'escrime finit par le remarquer et inclina la tête pour le saluer. Tancède suivit du regard l'échange et ne put retenir un sourire en avisant Sane dans le coin. Il s'excusa auprès de son maître et partit à la rencontre du messager.
— Me feriez-vous l'honneur de quelques passes ?
— Avec plaisir, prince.
Sane se délesta de son arsenal avant de saisir l'arme factice. Il se mit en place, heureux de pratiquer un peu. Ce n'était pas survenu depuis presque trois mois, depuis le moment où il avait quitté le lieu de vie de Maelia et du reste de ses amis. Il n'avait pas eu de répit dès lors. À peine arrivé à la cité des épées, il avait eu vent des nombreuses incursions des hommes de son père sur le royaume d'Abizmil. C'était une chance à saisir. Un nouveau moyen d'ouvrir un dialogue. Il aurait souhaité pouvoir promettre le soutien militaire de la cité des épées aux royaumes qui accepteraient de rester pacifiste, mais sans surprise, la grande majorité des habitants avaient refusé de prendre part au conflit.
Sane demeurait persuadé qu'en discutant avec le roi il trouverait une ouverture pour des négociations, il était doué pour ça.
Le prince se courba en signe de respect avant de l'attaquer. Le bougre, il était vif, Sane manqua de peu de se ridiculiser. Un petit sourire satisfait ourla les lèvres de Tancède qui mue par cette confiance le harcela. Sane trouva rapidement une ouverture et son bâton alla s'appuyer contre le ventre de son adversaire.
— Vous étiez trop sûr de vous.
Tancède baissa le regard sur le point de contact de la fausse arme contre son estomac. Il réprima sa déception et sourit à Sane.
— Merci pour la leçon, j'espère que durant les coups suivants je ne me ferai plus surprendre de la sorte.
Le prince avait dit vrai, il ne se fit plus surprendre. Il déchiffra vite le style de Sane qui dut forcer son imagination pour porter les victoires. Jusqu'à ce que Tancède applique à son tour le bois contre son cou.
— Vous êtes un excellent élève, je plains vos futurs adversaires.
— Merci à vous, ces échanges ont été très instructifs.
— Vous m'en voyez ravi. Je vais me retirer pour me changer, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Tancède congédia Sane avant de se retourner vers son maître d'armes.
— Vous avez progressé, votre altesse.
— Je me sens chanceux d'avoir pu m'entraîner avec un homme tel que lui, après tout, il a été prince avant de devenir un hors-la-loi, puis un messager.
— Je vous ai rarement vu aussi intrigué.
Tancède soupira. Il était plus qu'intrigué, il enviait Sane. Lui aussi voulait s'affranchir des murs étouffants du château et surtout de la vue quotidienne de la décrépitude de son père. Sauf qu'il ne pouvait l'admettre à voix haute. Il haussa les épaules et partit se rafraichir avant de se changer pour le souper.
La grande salle de réception était sobrement décorée. Les fenêtres présentent seulement sur un des côtés, étaient barrées par des tentures d'un tissu bleu profond rehaussé par des motifs abstraits gris. Le plus grand des murs aveugles arborait des tapis décoratifs dont certains représentaient des scènes de chasses. Quelques tableaux ornaient les deux plus petits murs, sur lesquels étaient présents deux miroirs qui donnaient à cette pièce rectangulaire une longueur plus importante que celle de la réalité. Il n'y avait pas de lustre ni de lampe à huile, la lumière était diffusée par une armée de candélabres sur pied, ainsi que par des bougeoirs sur les tables. Deux des huit cheminées de la pièce étaient allumées aussi, répandant leur flaque de lumière sur le sol sombre. Sane ne se sentit pas à l'aise dans cet espace. Mais il fit bonne figure, et quand le majordome le laissa avec les convives, il fit de son mieux pour se mêler à eux.
Il fit semblant de ne pas remarquer leur appréhension et les regards méfiants. Pour se donner contenance, il prit un des gobelets en cuivre rempli de cidre que les serviteurs distribuaient. Il était frais et lui fit du bien. Les personnes présentent étaient pour certaines sans intérêt, de simples nobles avec des richesses. Une partie était les membres les moins éminents de la famille royale et le reste ceux chargés des postes d'importance. Il reconnut le maître d'armes parmi eux. Personne ne captura son attention en particulier, il avait hâte que l'instant mondain prenne fin.
L'annonce de l'arrivée du roi fut faite. Les convives par la force de l'habitude savaient où se placer et se dirigèrent près de leur table. Sane ne laissa pas paraître sa contrariété quand il remarqua que personne n'était là pour lui éviter un impair.
Le roi avança jusqu'à sa place d'une démarche lourde et il s'y laissa choir.
— C'est bon, asseyez-vous, marmonna-t-il avec un vague geste de la main.
Sane regarda à la ronde et remarqua le siège vide à la table d'honneur, mais il ne pouvait pas se permettre de s'y installer sans y être invité. Le frère du roi le vit et le convia. Soulagé, Sane le remercia et servit les amabilités d'usages.
L'ambiance était lourde. Le monarque ne parlait pas à part pour réclamer plus de vin. Il ne mangeait pas non plus. Il se contentait de boire et personne n'osait entamer de discussions.
— Merci pour cet excellent repas votre Majesté, se risqua-t-il à dire.
— Votre flagornerie ne vous mènera à rien, prince déchu.
— Je suis ici en tant qu'émissaire de la cité des épées.
— La cité cachée ! Quelle vaste blague ! Vous pouvez bien y pourrir au milieu de vos montagnes.
— Je ne sais pas quels sont vos griefs contre les habitants. Mais sachez qu'ils sont prêts à apporter une assistance pacifique à votre royaume. Ils ont d'excellents herboristes.
— Et vous êtes le plus légitime pour venir en leur nom ? se gaussa le roi. C'est sûrement votre connaissance de mon territoire qui vous a rendu si indispensable. Il faut dire qu'à force d'étudier les cartes quand vous tentiez de nous envahir, vous étiez certainement le plus à même à ne pas vous perdre.
— Vous me parlez d'une personne qui n'existe plus. Je suis simplement et humblement Sane, un ex-hors-la-loi du royaume de Bisror où j'ai été gracié.
Le roi renversa une partie de son vin en éclatant de rire. Sa femme posa la main sur sa cuisse pour tenter de le calmer, le jeune Tancède et son oncle Landrède étaient crispés contenant leur colère. Sane aurait pu avoir de la compassion pour eux s'il ne luttait pas pour maîtriser la sienne.
— Vous êtes hypocrite ou bien stupide. C'est bien en tant que prince démon que vous êtes retournés chez vous pour discuter avec votre père de la paix entre Bisror et Finkel. Je savais que vous viendriez. Vous avez gardé l'arrogance de votre titre sans comprendre ce que vous étiez réellement. Si personne n'ose vous le dire, je vais le faire ! Vous êtes un moins que rien, tout juste bon à effrayer les enfants lors d'histoire d'horreur le soir. Parce que vous n'êtes qu'un monstre. En perdant le titre de prince, vous n'êtes simplement devenu qu'un démon.
— Si je suis réellement ce que vous dites, vous seriez peut-être avisé de ne pas me provoquer, car il n'y aurait pas assez de soldats dans votre château pour m'empêcher de vous occire... Mais, heureusement que je ne suis pas ce que vous sous-entendez. N'est-ce pas, votre Altesse ?
Le roi Pancrède rouge de colère tapa du poing sur la table avec sa coupe à la main. Son contenu se répandit, mais personne ne réagit.
— Comment osez-vous me menacer sous mon toit ?
— Je ne vous menace pas, votre Majesté. Je suis arrivé chez vous avec la légitimité de quelqu'un qui sait. Parce que, que vous le vouliez ou non, j'ai appris des choses et j'en ai vu plus que ce que j'aurais souhaité. Les guerres doivent cesser, je venais vous prêter assistance pour vous aider à entrer en contact avec le roi Adwal. Son fils, le prince Cadwil est disposé à commencer un échange épistolaire avec vous. Et la citée des épées aimerait ouvrir son savoir aux quatre royaumes. Car au sein de leur château, ils possèdent une bibliothèque complète qui parle de temps révolus. Mais soit ! Si vous refusez d'écouter, je m'en retourne sur des terres plus hospitalières.
Tancède fixait tour à tour son père, écarlate qui avait tenté de se relever de son siège, mais qui en avait été incapable et Sane qui avait plus l'allure d'un roi que l'ivrogne face à lui.
— Sortez de chez moi et ayez quitté mon royaume rapidement.
— Il en sera fait comme vous le souhaitez.
Sane quitta l'assemblée sous le feu de tous les regards. Il avait tout raté ici, mais avait-il seulement eu une chance ? Il ne le pensait pas. Il avait reçu un accueil similaire au royaume d'Honorat. L'échange avait été moins virulent, mais le résultat identique. Sauf que personne d'autre dans la cité n'acceptait de faire ce qu'il faisait, excepté Feary... quand ce dernier ne se faisait pas attaquer par des paysans. C'était la seule différence entre eux. Tout le monde avait peur de leur magie, mais Sane inspirait beaucoup trop de craintes pour être ennuyé. Après tout, il était surnommé le démon.
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