Chapitre vingt-trois

— Comment ça, ils n'attaquent pas ? demanda Tagan à Egert qui était l'un des éclaireurs cette nuit.

— Non, il y a eu du grabuge sur leur campement, ils se sont juste mis en alerte, mais ce n'est pas pour venir ici. Du moins pas pour le moment.

Tagan regarda autour de lui les hommes exténués, tendus, qui attendaient que quelque chose se passe, il devait prendre une décision.

— Tu es sûr de toi Egert ?

— Certain, l'assura-t-il. Ils restent sur leur base.

— Très bien, laisse des gardes, mais ordonne aux autres d'aller se reposer. On ne peut pas se permettre d'être déjà fatigués.

La nuit n'était pas encore finie. Ils auraient au moins jusqu'à l'aube pour grappiller du repos, et Tagan espérait de toutes ses forces que Beag aurait le temps de réapparaître d'ici là.

Tagan entra dans la tente, Feary n'était pas là, avec Fuku il surveillait les bois. Ne restaient que lui et Maelia ce soir. Elle était en train de le détailler. Il savait que l'absence de son frère lui pesait et la rongeait, malgré tout il lui conseilla de dormir. Il alimenta les braseros et alla à son tour à sa paillasse.

Habillé de pieds en cap, ses armes contre lui, ce n'était pas le plus confortable, mais il avait l'impression que tout son corps refusait de se relâcher, alors que son esprit criait grâce. Malgré tout, il aurait pu poser ses armes près de lui au lieu de garder ses baudriers, mais il était trop terrifié pour ça. Tout cet acier qui le recouvrait était son seul rempart contre la peur viscérale qui manquait le gagner à chaque seconde. La mort était à leur porte, premier aperçut qui a plus ou moins long terme serait leur fin. Et en plus de ça, en l'état des choses des centaines de vies dépendaient de ses décisions. Il ne comprenait pas comment un homme sain d'esprit pouvait supporter un tel fardeau.

Ironiquement il pensa qu'être chassé des hautes sphères du royaume avait été pour le mieux, car sinon il aurait été destiné à ce poste-là.

Il se concentra sur Cadwil. Celui qui avait été presque un frère. Celui qui avait sûrement envoyé les soldats contre eux, ou du moins été consulté Celui qui était promis à commander un peuple entier. Et il réalisa qu'avant de se retrouver ici il n'avait jamais pensé, ni aux paysans, ni aux soldats et autres esclaves, comme à ses égaux, ce qu'il faisait maintenant. Il comprenait leurs espoirs, leurs peurs, leurs doutes. Ils n'étaient pas de simples bêtes de somme. Des outils.

Tagan se sentait stupide d'avoir pu imaginer, avant, qu'il valait mieux que d'autres. La réalité le frappait avec une violence crue et douloureuse.

— Tu devrais dormir, lui souffla Maelia de sa couchette le coupant dans son introspection.

— Toi aussi, répliqua-t-il en se tournant pour lui faire face.

La lumière des braseros était faible, et, malgré ça, Tagan discerna le regard éteint de la jeune femme. Il l'aimait tellement que la voir aussi ternie lui faisait mal. À cet instant, n'importe qu'elle autre femme qui ce serait retrouvée seule avec lui, aurait suscité chez lui le désir d'aller se perdre en elle. Pour oublier tout ce qui était en train de le troubler. Mais pas avec Maelia. Avec elle si ça devait arriver, il ne voulait rien rater, rien oublier, et surtout pas le faire pour de mauvaises raisons.

— Tu as froid ? demanda-t-il, se surprenant lui-même par son ton rauque.

Maelia hésita avant de répondre. Elle n'avait pas froid à proprement parler. Sauf si elle considérait le vide à l'intérieur d'elle comme une absence de chaleur.

Elle opina pour répondre, espérant qu'il se propose de la rejoindre. Ce qu'il entreprit, déplaçant ses couvertures pour les mettre sur son lit. Elle le regarda se défaire de ses lames, son visage exprimant une sorte de regret, il les déposa à portée de mains. Puis il se glissa contre elle.

Le poids réconfortant contre son corps la fit frissonner de bien-être. Elle ne cherchait toujours pas à comprendre pourquoi elle se sentait si bien près de lui. Ça n'avait pas d'importance. Elle prenait simplement le réconfort où il se trouvait.

Feary entra dans la tente, Fuku perché sur son avant-bras. Une seconde il s'attendrit sur le spectacle des deux corps lovés l'un contre l'autre, il ne put pas le faire plus longtemps, car les yeux de Tagan s'ouvrirent, lui signifiant de regarder ailleurs et de ne pas parler de ce qu'il venait de voir, avant de se lever et de s'armer.

Feary déposa son ami à plume dans son panier, avant de s'affaler sur son lit.

— Rien de nouveau ? s'enquit Tagan.

— Non... et les autres n'ont pas réapparu.

La peur viscérale que Tagan avait réussie à apaiser contre Maelia le reprit. Il avait une furieuse envie de ne plus mettre le nez dehors. Oublier le monde et se faire oublier de lui. C'était puéril, et impossible. Il inspira profondément et alla affronter la réalité.

Feary regarda la silhouette disparaître derrière le battant de la tente. Tagan était perturbé, et il n'était pas le seul. Tout le campement était dans le même état, dans les regards on pouvait lire de tout, l'abattement, la peur, la colère. Certains étaient fébriles et nerveux, d'autres avaient les yeux dans le vague. Une ambiance spéciale plombait l'atmosphère, une gravité qui atteignait Feary. Il savait pourtant au plus profond de lui qu'il était là où il fallait. Mais l'état des autres était contagieux.

Impossible de s'endormir, Fuku s'agitait dans le panier près de lui, son ami à plume ressentait aussi la pression de cette situation tendue. C'était surréaliste, malgré tout Feary caressa Fuku pour l'apaiser et se força à respirer calmement pour réussir à trouver le repos.

La pénombre avait déjà commencé à grignoter les alentours quand ils arrivèrent enfin en haut de la crête surplombant le campement, mais avec les feuillages et l'obscurité impossible de voir quoi que ce soit. Beag était inquiet, car même à cette distance une odeur de calcinée parvenait jusqu'à eux. Il aurait souhaité arriver plus tôt, mais quelques soldats les avaient pris en chasse et il n'avait pas voulu prendre le risque de leur indiquer le chemin dérobé menant à leur base. De plus Drystan était blessé, une entaille profonde sur l'avant-bras gauche. Avec Eunan, leur mission avait échoué partiellement, les chevaux s'étaient dispersés, même si pas assez loin aux goûts de Beag. Par contre les feux n'avaient pas pris, une énorme fumée c'était dégagée des tentatives de départ d'incendies, tout était trop humide les dégâts n'étaient pas ceux escomptés. Le seul bon côté de ce fiasco, c'était que la fumée et l'encre de la nuit avaient couvert leur fuite.

Chaque pas qui le rapprochait de leur foyer faisait sourdre la peur en lui. S'il avait eu tort de partir, s'ils revenaient trop tard, si la rébellion n'existait plus. Pendant une fraction de seconde il pensa à Maelia avant de revenir à ce qui était plus essentiel, plus important. Il l'aimait plus qu'il ne s'aimait, lui, mais pas plus que ce qu'il voulait pour l'avenir, et la rébellion valait plus qu'eux, plus que leur vie. C'était sa priorité. Il dévala plus qu'il ne descendit la pente pour atteindre le dernier virage le séparant de la vue sur le campement.

Il était entier, endormi en partie, mais intact, c'était les fortifications qui avaient brûlé, un assaut violent avait dû être tenté, et repoussé. Un poids immense le quitta, avant d'être aussitôt remplacé par un autre. Combien des siens étaient morts ? À quel niveau était le moral ?

D'un pas décidé sans attendre les autres il chercha entre les tentes et les habitations de bois une personne à qui parler. Il ne voulait pas s'approcher de la ligne de défense avant de savoir ce qu'il en était.

Hébété par la journée infernale que les soldats leur avaient fait mener, Tagan fixait ses mains noires de suie, ses yeux piquaient et sa gorge le brûlait. Son corps comme sa résistance mentale avaient été éprouvés aujourd'hui. Des images se bousculaient dans sa tête, des décisions prises in extremis, son corps trembla. Quand le mur d'épieux avait pris feu, il avait cru que tout était fini, sans la barrière il s'était vu submerger et avait failli sonner le repli. Il se demandait encore s'il n'aurait pas du, ils n'avaient plus de protection. Juste un goulot improvisé qui forçait les soldats à serrer un peu les rangs, mais qu'ils pourraient franchir en une charge bien orchestrée.

Folie, ce n'était que de la folie cette histoire. L'enfer ne pouvait pas être plus cauchemardesque que ce qu'il vivait en ce moment. Tagan se sentait faible, perdu et réellement impuissant pour la première fois de sa vie. L'éclat des braises sur les lances et les plastrons lustrés éclatant au milieu de la fumée lui avait donné une vision démoniaque du monde et de l'Homme. Ça avait brisé quelque chose en lui, sans trop savoir quoi. Il se sentait comme un enfant pétrifié par des ombres... ridicule. Et des hommes comptaient sur lui, ça relevait de l'absurde.

Maelia était assise sur sa paillasse dans le même état que lui, Feary, par contre avait toujours le courage d'arpenter les rangs rebelles et de transmettre son sourire et son courage aux autres, comme d'une certaine façon Sandayu, vrai roc au milieu de cette tempête de violence.

C'est dans ce moment de profond désespoir que le battant de la tente se leva et que Beag entra. Tagan le fixa, sans même réalisé au début que c'était lui, tellement persuadé à ce stade qu'il ne le reverrait plus. Pas que la personne en elle-même lui aurait manqué, mais par contre il ne voulait plus de ses responsabilités.

Beag n'étreignit que brièvement sa sœur avant d'assommer Tagan et Maelia de questions. Pendant ce temps, Drystan et le reste de l'expédition avaient déjà été remarqués par le reste des rebelles, dont certains se pressaient devant la tente pour apercevoir leur chef et avoir des explications.

Maelia avait beau connaître son frère depuis qu'elle l'avait rejoint ici, elle se sentait blessée de comprendre qu'elle passait après la rébellion et les rebelles, car Beag était tout ce qu'elle avait, et tout ce qui comptait vraiment pour elle. Alors qu'elle n'avait pas cette importance pour lui, elle le voyait clairement, et ça faisait mal. Malgré tout, elle fit comme tout le monde, elle le suivit, sur le front et la barricade improvisée, où il expliqua ce qu'il en était et sa vision de la suite.

Une part d'elle bouillait de colère, pendant qu'une autre était soulagée, elle se sentait perdue. La main de Tagan se posa sur son épaule, comme s'il avait senti son trouble. L'inconnu, devenu si familier pour elle, il était devenu tellement facile de trouver du réconfort auprès de lui.

Beag subjuguait la foule autour d'eux, il était évident que de nouveau il retrouvait le cœur de chaque personne présente, même ceux qui avaient douté. Et comme pour renforcer le génie de son plan, Egert, qui était parti surveiller l'ennemi, vint annoncer que les soldats profitaient du couvert de la nuit pour fuir. Beag rebondit sur cette annonce, félicitant ses hommes pour leur courage et leur détermination, avant de choisir des groupes de traque.

Maelia frissonna, l'idée d'abattre dans le dos des fuyards la dérangeait, même si elle comprenait qu'il ne fallait pas que des informations quittent les bois. C'est pour ça qu'elle se porta volontaire, elle était bonne archère, ce serait utile.

Eunan était étonné de voir avec quelle facilité Beag subjuguait les foules. Il lui avait semblé habité quand il parlait, un vrai meneur avec beaucoup de charisme. Une part de lui avait envie de se mêler à la traque, tout bonnement pour tenter de retrouver Kenelm et Cylia, mais il était exténué, et de toute façon il ne pensait pas que Beag le laisserait faire. Et en restant ici il gardait la possibilité de protéger ses deux amis si jamais ils venaient à être capturés.

Comme si Beag avait lu dans ses pensées, ce dernier après avoir parlé avec un de ses généraux vint vers lui et déclara :

— Tu es mieux ici qu'à courir les bois avec Exurie aux trousses.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Fais l'innocent si ça te chante, mais va te reposer. Tu n'es plus totalement prisonnier, cependant je t'ai à l'œil donc pas de traque pour toi, je le dis au cas où tu demanderais.

Eunan se dirigea vers sa tente le pas traînant, il était réellement exténué. Des regards s'attardèrent sur lui, mais il préféra tout ignorer. Quand il pénétra dans son nouveau chez lui, Drystan était en train de se faire soigner par une jeune femme au visage fermé et à la dureté tranchante.

— Merci, Maulde, la congédia le géant quand elle eut fini.

Eunan était resté dans le passage, cette dernière le bouscula violemment pour passer, sans un mot.

— Ne te vexe pas de son attitude, tenta Drystan.

Eunan répondit d'un haussement d'épaules, il n'avait pas envie de parler, le comportement des gens à son égard était le cadet de ses soucis. Mais le géant ne put s'empêcher de revenir à la charge.

— Maulde est une gentille fille, mais la vie des femmes sur le camp n'est pas toujours facile.

Pour toute réponse Eunan grommela quelque chose qui ressemblait à de l'assentiment.

— T'es vraiment pas causant mon garçon, a un autre moment je t'aurais forcé à me répondre, sourit férocement le blessé.

— Je n'en doute pas. Quoi qu'il en soit, je pense que nous avons sensiblement le même âge, donc les « mon garçon » ce n'est pas de bon ton.

— Il faut éviter de me contrarier, certains l'ont appris à leur dépend, tu es vraiment chanceux l'assassin, rit le géant.

Eunan ne rebondit pas, les discussions qui ne menaient à rien, ce n'était pas trop son domaine et de toute façon, malgré l'air détaché de l'homme, il voyait la fatigue et la souffrance, il fallait qu'il se repose, et, lui aussi.



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