Chapitre vingt-sept


Les mouches, l'odeur, les charognards qu'ils avaient dérangés en arrivant n'avaient pas préparé Kenelm à ce qu'il allait voir. De loin tout n'avait été que des masses informes, maintenant il réalisait le cimetière à ciel ouvert qu'il avait sous les yeux : des hommes et des chevaux figés dans la mort, sur un sol noir de sang.

Il serra un peu plus fort la main de Cylia dans la sienne.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tes couleurs sont...

— Il y a des choses que j'aurais souhaité jamais voir, il fit une pause, repris son souffle. Écoute, je pense qu'Eunan est mort, les rebelles se sont fait massacrer.

— Mais qu'est-ce que tu vois, Kenelm ?

— Des corps partout, mutilés... Peut-être que l'on s'est trompés et qu'Eunan n'était pas avec ce groupe de rebelles, après tout, avec la longue-vue j'ai pu le confondre.

— J'en doute... Il n'y a que des corps rebelles autour de nous ?

— Non... Pourquoi ? Tu veux qu'on le cherche ?

— Je trouve bizarre que les soldats n'aient pas enterré au moins leurs morts.

— Nous sommes arrivés, juste après, ils ont dû s'occuper des blessés en premier. Tu l'as dit toi-même, peu sont partis de la zone, comparée à ceux que tu as vus arriver. On ne devrait pas rester là d'ailleurs.

— On devrait chercher le corps d'Eunan, non ? demanda Cylia, la voix voilée.

— C'est trop dangereux et si on se fait surprendre, on finira comme eux.

Kenelm eut le cœur brisé de voir les yeux aveugles de Cylia chercher désespérément alentour, comme si soudainement elle pourrait voir quelque chose.

— On va traverser le charnier, pour essayer de le voir, les corps rebelles se distinguent plus facilement, mais on ne fait que le parcourir, capitula-t-il.

Empêcher Cylia de marcher sur des corps les faisait se déplacer doucement. Kenelm n'était vraiment pas tranquille en terrain découvert.

— Il y a des endroits où il y a beaucoup de rebelles. Mais je ne le vois pas...

— Qu'est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle inquiète.

— Pourquoi ?

— Tes couleurs sont devenues encore plus sombres, un bleu presque noir.

— L'un d'eux est tellement jeune... et je l'ai déjà aperçu, c'est un de leurs éclaireurs... Je... Je crois que je n'ai pas de mots pour tout ça.

— Je crois que personne ne devrait en avoir, dit-elle doucement, effleurant le dos de sa main du pouce.

Il serra la jeune femme contre lui, pour se réconforter lui, pour la réconforter elle, pour sentir la vie, pour s'accrocher au monde, il ne savait pas trop. Peut-être que c'était un peu de tout ça à la fois, et ils se remirent en route dans ce paysage de cauchemar.

Ils venaient à peine de parcourir la plaine quand Cylia remarqua que des couleurs étaient en approche et qu'ils durent quitter les lieux.

Une fois à l'abri dans les bois, loin de tout danger Cylia se risqua à demander :

— Tu as eu l'impression qu'il manquait des rebelles ?

— Je n'ai pas eu le temps de tout voir, je n'ai pas repéré leur chef, et je suis certain que lui était dans ce groupe, mais sans avoir la certitude qu'il était parmi les corps, on ne peut pas en déduire qu'ils ont fait des prisonniers.

— Pourtant on va se renseigner, je ne peux pas rester sans savoir, et j'ai l'intime conviction qu'il ne peut pas être mort... c'est simplement impossible.

— On va chercher Cylia, je te le promets. Mais il faudra qu'on soit prudent, ça risque d'être long.

La voyante se lova contre le corps de son amant, apaisée à l'idée de chercher Eunan.

Kenelm espérait vraiment que son maître était encore en vie et qu'il le resterait, il ne voulait pas que le cœur de sa Cylia soit brisé.

***

Mettre un pied devant l'autre, c'était tout ce que les quatre rebelles restants se contentaient de faire. Ils n'avaient pas la force ou l'énergie d'entamer autre chose. Ils avaient mangé grâce à Fuku, que Feary transportait dans un panier qu'il avait confectionné durant son tour de garde, ça l'avait aidé à ne pas ressasser l'effroyable bataille.

Il ne ce n'était jamais senti aussi inutile, toutes ses années, sa vie, à apprendre l'art de l'escrime pour en arriver là, ne pas pouvoir défendre les gens qui comptaient pour lui, ça l'avait ébranlé au-delà de ce qu'il était capable de comprendre encore.

Il s'imaginait les autres habités par les mêmes pensées, après tout, ils comptaient parmi les meilleurs épéistes du royaume et ils avaient été balayés. Leurs talents n'avaient servi à rien. Pour l'une des rares fois dans sa vie, Feary ne savait plus quoi faire, pour le moment ils se rendaient à une des cachettes de Tagan chercher de l'or, c'était son seul objectif... Rien qui ne régirait sa vie ou qui lui donnerait un but. Il espérait qu'un signe viendrait de quelque part. Et qu'il reprendrait pied.

Tagan frotta une trace marron dans l'un des sillons de sa main, malgré leur nettoyage dans la rivière le sang était partout, collé à lui comme un rappel constant du drame auquel ils avaient échappé physiquement. Du moins sans blessures trop graves, mais au silence permanent entre eux on sentait profondément que personne n'oublierait ce jour-là. Et Tagan le regrettait, à chaque fois qu'il fermait les yeux il se retrouvait à nouveau là-bas et il ne le voulait pas.

Il n'avait pas souhaité être chez les rebelles et encore moins avec eux dans leur lutte, mais maintenant le sentiment de vide et d'échec l'accablaient.

La vie était vraiment une créature étrange.

Sane fixait le dos de Tagan, il avait le besoin constant d'un autre de ses compagnons dans son champ de vision, cela le rassurait. Il se faisait l'effet d'un enfant effrayé par le noir, ce n'était pas rationnel. Ce n'était pas son premier champ de bataille... Peut-être celui de trop, il ne comprenait pas l'angoisse qu'il ressentait. Il avait déjà perdu des amis par le passé, son frère aîné Dwen, qui avait été son plus proche ami et son modèle. Ca avait été dur. Mais aujourd'hui, il avait le sentiment qu'une chose en lui s'était brisée, une chose qu'il n'avait pas conscience de posséder avant de la perdre. Et ce n'était pas le moment. Quel intérêt de survivre si c'était pour se laisser abattre, au propre comme au figuré, juste après.

Il s'était juré de retourner chez lui, et il avait promis à Beag d'essayer de sauver ce royaume. Ca avait été honorable, princier... imbécile, mais si les choses s'arrangeaient ici, il pourrait envisager une paix qui pourrait mette fin à la guerre sur le front entre Finkel et Bisror. Son pays n'était pas épargné sur ce front, même son frère y avait perdu la vie. Son peuple souffrait certainement de la même façon que celui d'ici. Il n'était pas sûr que son père lui laisse la couronne s'il revenait, mais même si ce n'était pas le cas, si une entente ou une trêve était conclue, peut-être que les deux autres royaumes Abizmil et Honorat, accepteraient de discuter, s'ils se sentaient davantage en danger. Tout reposait maintenant sur le fait que les deux autres groupes de rebelles continueraient leur mission sans Beag et que le plan suivrait son cours. Sinon il faudrait improviser.

Maelia serrait de toutes ses forces les poings, elle se faisait mal, mais c'était la seule solution qu'elle avait trouvée pour ne pas hurler de rage, de peine, de douleur. Il fallait qu'elle garde pied dans la réalité pour venger son frère, sa sœur, ses parents, ses amis. Il fallait qu'elle devienne plus forte, mais elle était bien entourée pour ça, et après, quand elle aurait vengé le sang par le sang elle s'autoriserait à pleurer.

Feary et elle avaient leur arc mais plus aucune flèche, heureusement pour eux, la dextérité et la rapidité de Tagan avec ses couteaux leur donnèrent un frugal repas pour la mi-journée. Elle ne se focalisait que sur les besoins présents tant qu'elle ne pouvait entreprendre rien d'autre. Pour ne pas trop ressasser.

***

Deux jours semblables et monotones s'étaient succédés, Tagan était las, épuisé jusqu'à l'âme, une faiblesse qu'il n'aurait pas cru possible. Une fois le sentiment d'horreur et d'injustice passé, la fatigue intense avait fait son apparition, il tenait bon pour les autres, et surtout pour ELLE. Il admirait sa force, même si l'absence de larmes et de réaction commençaient à l'inquiéter un peu. Mais il n'était personne pour juger qu'elle était la bonne façon de répondre à une perte pareille ni la façon de réagir aux images de la guerre. Il avait encore la sensation d'être poisseux, d'être envahi par les odeurs, et pourtant il n'avait fait que défendre sa vie. Ni plus. Ni moins. Pourquoi une part de lui continuait de le harceler et de le hanter ? Il était sur une pente qui le précipitait droit vers la culpabilité. C'était ridicule, il se reconnaissait de moins en moins.

Il assouplit ses doigts avant de recommencer à aiguiser ses lames, c'était la seule façon qu'il avait trouvée de s'occuper durant ses tours de garde. Le bruit rassurant des ailes de Fuku perturbait la nuit de temps en temps. C'était un allié de taille, surtout dans leur état actuel, les habits déchirés, tâchés ils ressemblaient à des fugitifs... ce qu'ils étaient. Ils ne pouvaient pas se permettre d'être vus comme cela. Demain ils mettraient la main sur les biens qu'il avait cachés dans le coin et la suite de leur voyage serait plus sereine. Ils pourraient peut-être dormir dans de vrais lits. Tagan n'osait même plus en rêver.



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