Chapitre vingt-quatre


Eunan ne dormit que par intermittence, pourtant le camp était relativement calme. Parfois il entendait des hommes revenir au pas de course faire un rapport sur l'avancée de la traque, mais en dehors de ça, la nuit était paisible.

Il changea une nouvelle fois de position.

— Un problème ? l'interpella le géant dans le lit voisin.

— Non... Désolé si je t'ai réveillé.

— Non, ce n'est pas toi, j'ai le même problème que toi, un trop plein d'émotion sûrement, je suis encore rempli d'excitation, c'est comme si mes membres voulaient bouger seuls pour éviter des coups imaginaires, ou fuir des soldats.

Eunan acquiesça.

— Tu es vraiment le type le moins causant que j'ai rencontré, et pourtant Sandayu est plutôt pas mal dans le genre... (Un blanc persista, avant que Drystan ne reprenne.) Écoute, tant que je te tiens, je voulais te remercier, tu m'as sauvé la vie.

Eunan effectua une sorte de grimace qui se voulait être un sourire, il n'était pas du tout à l'aise dans des échanges de cet ordre.

— Non, mais tu te fiches de moi, même là tu répondras pas !

— Tu n'es pas encore sorti d'affaire, la plaie pourrait s'infecter, répliqua sérieusement Eunan.

Drystan se figea un instant, avant qu'un rire tonitruant lui échappe.

— Tu sais quoi l'assassin, je pense qu'en fait, je pourrais t'apprécier.

Un semblant de sourire passa dans les yeux d'Eunan, Drystan le perçu, râla encore une fois sur l'absence de réponse, avant de se retourner pour essayer de se rendormir.

Eunan savait qu'il ne trouverait pas le sommeil, surtout qu'avec le recul il réalisait que s'il avait laissé Drystan se faire tuer, il aurait pu s'enfuir. Mais il avait agi par réflexe, en voyant la charge du soldat, il avait tiré en arrière le géant, il l'avait fait sans vraiment y penser, et au final ce dernier s'était tout de même fait blesser.

Beag était éreinté. Il écoutait ses généraux se plaindre de Tagan, qui avait pourtant fait ce qu'eux auraient dû faire. De plus ils avaient perdu vingt-six hommes et femmes, sans compter les blessés. Même si les pertes en face étaient quatre fois plus grosses, il n'arrivait pas à y puiser du réconfort. Tuer les têtes pensantes avait brisé la discipline de l'armée et c'est ce qui avait permis aux rebelles de gagner. Mais Beag savait déjà que certains soldats étaient partis à cheval, et sans sentinelle pour les arrêter tout serait rapporté : leur nombre, leur position... tout. Assez d'informations pour être rasés la prochaine fois. Ils n'avaient plus le choix, ils devaient partir. Mais pour ça il devait toujours fédérer ses hommes et les convaincre de venir, ce qui serait loin d'être facile, surtout que le sort des habitants d'Ylufer commençait à se connaître sur le campement. Mais d'après un rapport il n'y avait que vingt-neuf têtes dans le chariot ce qui laissait de l'espoir à Beag, sûrement qu'une partie des villageois avait réussi à se cacher.

Malgré sa lassitude, Beag décida de se montrer et de se rendre utile où il put, c'est-à-dire en creusant la terre, pour les corps de ceux qui l'avaient suivi.

Puis il aida les autres à creuser une énorme fosse pour les corps des soldats dépouillés de tout ce qui était utile. Faire abstraction des rêves brisés que représentaient ces corps mutilés, emportés par la mort était difficile.

Il voyait que beaucoup attendaient qu'il parle, il répondait qu'il attendait le retour des autres pour ça, il avait besoin d'avoir l'esprit clair pour être convainquant, donc quand la nuit tomba il partit se reposer en sachant que demain serait un moment charnière.

Le soleil était à son zénith quand Beag s'avança sur la place. Les visages des hommes et des femmes autour de lui étaient fermés, fatigués pour la plupart, mais certains avaient une lueur de colère ou de haine que Beag savait en partie dirigée contre lui... pour le moment. Car il espérait remotiver ses troupes, et surtout canaliser leurs sentiments les plus forts contre la couronne. Il se jucha sur une table d'un pas leste et sûr de lui. Dominant la foule, il la scruta, le regard sévère, la mine grave. Il inspira et se lança :

— Mes amis, hier nous avons mis en déroute une armée venue ici nous détruire, nous exterminer et éteindre le courage des hommes et des femmes partout dans le pays avec un massacre sanglant. La victoire n'a pas été facile, elle nous a coûté des amis. Ici. Et à Ylufer, il ne laissa pas le temps à quiconque de parler et enchaîna d'une voix forte. Comme par le passé, la couronne s'est montrée lâche, elle s'en est prise aux faibles, et elle le fera encore. Je suis persuadé que tous, vous vous souvenez comment nos chemins ce sont croisés : des taxes trop chères, des impôts volontairement impossibles à payer, de vos familles déchirées, de l'esclavage, de l'enrôlement forcé. Rien de tout ça ne s'arrêtera, ce sera toujours pire, toujours plus dur. Si certains ne m'avaient pas rejoint, vous vous seriez peut-être retrouvés en face de nous aujourd'hui, à aspirer bien faire ce qu'on attend de vous pour espérer revoir vos familles, être libre à nouveau. C'est ce genre de vie que vous souhaitez ? (Beaucoup secouèrent vigoureusement la tête dans la foule, en accord avec leur chef.) Je ne le pense pas, je connais votre courage et votre force à chacun de vous, je l'ai vu, souvent, et l'ai éprouvé moi-même parfois, car ici nous sommes tous libres. Mais cette liberté, on va venir nous la prendre, tous les soldats non malheureusement pas pu être rattrapés, la prochaine fois ils ne nous sous-estimeront pas. Il est temps d'aller chercher le courage chez le peuple, que nous reprenions notre destin en main. Il n'y aura jamais assez de soldats pour nous arrêter ni assez de chaînes pour nous entraver. Nous allons leur montrer la volonté du peuple, hurla-t-il, le poing levé et un regard de défis qui ne souffraient pas d'être contredits.

La rébellion hurla avec lui. Beag cacha son soulagement, le drame d'Ylufer était mieux passé que ce qu'il avait craint. Il allait envoyer un petit groupe à cheval vérifier l'état de la ville, il avait désigné les personnes avant son discours, elles devaient partir juste après. Ça n'avait pas été facile. Ce n'était pas forcément les plus efficaces qu'il avait choisis, mais ceux qui avaient besoin d'aller voir, encadrer par de bons éléments. Il faudrait que ça suffise, ils devaient préparer leur départ, approfondir leur itinéraire, scinder la rébellion en plusieurs groupes... Et tellement d'autres choses, la logistique pour mettre en branle trois cents personnes était démente.

Cylia fixait les bois sans voir et pourtant en percevant tout bien au-delà de ce que les yeux de Kenelm pouvaient voir.

— Je crois que les rebelles s'en vont, déclara-t-elle tout à trac.

— Comment ça, qu'est-ce que tu vois ? demanda Kenelm, dont les doigts caressaient la paume de Cylia.

— Depuis ce matin les couleurs ont bougé, à l'emplacement du campement je ne perçois plus rien d'humain, alors que je vois un trait ici.

— En effet, c'est là que passe le chemin pour Ylufer. Si les autres personnes que tu as vues l'autre jour étaient des soldats, c'est pas étonnant que les rebelles s'en aillent, mais je les imaginais se perdre plus dans les montagnes.

— Leurs couleurs ne sont pas jolies, ils sont peut-être de ton avis. Où penses-tu que soit Eunan ?

— Je ne sais pas. Nous allons attendre quelques jours, mais pas non plus trop longtemps, et quitter les bois avant que d'autres éventuels soldats ne viennent.

Kenelm était inquiet, il avait une furieuse envie de suivre les rebelles, mais aussi de fouiller les bois à la recherche d'Eunan. Il se demandait si son maître allait profiter du déménagement des rebelles pour tuer le chef. Ou alors s'il était déjà mort... L'inquiétude lui rongeait les entrailles depuis son départ, comme une bête ayant sa propre vie. Parfois avec Cylia dans les bras il arrivait presque à ne plus penser à rien, mais il sentait le poids de cette angoisse, comme si la bête dormait et attendait de se réveiller pour le ronger à nouveau. Il ne pourrait pas vivre toute une vie sans savoir. C'était une certitude. D'une façon ou d'une autre il trouverait un moyen de croiser les rebelles s'ils partaient ailleurs, et d'avoir l'information, il le fallait pour la paix de son esprit et de son âme. Les rebelles ne resteraient pas reclus tout le temps et peut-être même qu'ils étaient déjà en route pour leur guerre, il n'aurait pas un temps infini pour leur parler s'ils se faisaient tous tuer. Ils devraient les suivre à distance raisonnable, avec Cylia et sa capacité à percevoir les personnes de loin ce serait possible sans la mettre trop en danger. Il allait bien évidemment lui en parler, mais il était certain de sa réponse.



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