Chapitre vingt-et-un

Il ne dormit pas longtemps, il le sut en ouvrant les yeux et se sentant toujours fatigué. Mais le camp s'agitait. Il se prépara rapidement, Drystan était éveillé et regardait le prisonnier dormir.

— Tu ne le réveilles pas ?

— Pour quoi faire ? tant qu'on n'a pas besoin de lui autant qu'il dorme. Et au moins je n'ai pas à m'inquiéter qu'il s'enfuie. Il est dangereux, je le sens.

Tagan acquiesça, cet homme était mortel. Il le ressentait aussi, son corps avait eu une réaction forte la première fois qu'il l'avait vu. Et automatiquement, il s'était interposé entre Maelia et lui, une main sur son arme.

Il devrait avoir peur à ce stade, le sacrifice n'avait jamais fait partie de son vocabulaire. Mais au contraire, il était serein, il trouvait que Maelia méritait quelqu'un qui fasse tout pour elle, même donner sa vie. S'il avait eu le temps il se serait giflé de ressembler aux fiers chevaliers des livres qui faisaient des pieds et des mains pour une belle et riche dame de la cour. Ces mêmes hommes qu'il avait dénigrés à la moindre occasion dans son autre vie.

Il jeta un regard à Maelia avant qu'un signe de tête de Drystan ne le rassure, elle ne craignait rien avec le géant près d'elle.

À peine la botte à l'extérieur de la tente, Beag l'aborda suivit de près par Sane, et lui intima de le suivre.

Le visage hermétique du chef ne lui apprit pas le problème. Mais qu'il l'ait choisi, lui, en plus de Sane pour en discuter à l'intérieur de l'infirmerie à l'écart de tous, ne lui disait rien de bon.

La porte close, Beag livra son explication.

— Ils sont là, lâcha-t-il d'une voix blanche, mais ils ne font pas mine d'approcher à porter de tirs. Ils ont installé un camp provisoire à environ une heure. Exurie est revenue il y a moins de deux heures, elle les a observés, ils trimballent avec eux un chariot avec des sacs de toile rempli de têtes coupées. Vous m'expliquez ce qu'ils veulent ?

Les yeux de Sane et de Tagan s'arrondirent de surprise, avant qu'ils n'échangent un rapide coup d'œil, qui leur suffit pour se comprendre.

— Je... c'est... bredouilla Sane. Il y a deux possibilités, du moins, si c'était mon armée, il y aurait deux raisons possibles à cette stratégie. En vois-tu d'autres, Tagan ?

— Non... soit d'une façon ou d'une autre ils comptent propager des maladies avec les cadavres, soit... il faudrait savoir si vous connaissez les dépouilles...

Beag jura et frappa la table du poing. Il n'avait pas besoin que les deux hommes lui expliquent, il y avait pensé seul.

— À part Exurie et vous, je ne l'ai dit à personne encore, justement à cause de cette possibilité. Et vous deux en particulier, pour vos connaissances militaires. Ils viennent d'Ylufer...

Pour la première fois, Tagan vit Beag douter et ça ne lui plaisait pas.

— Sans vouloir te vexer, intervint Tagan, les autres généraux ne vont pas apprécier que tu leur fasses des cachotteries, et encore moins si c'est avec nous. Ils ne nous aiment pas, et nous n'avons pas gagné leur confiance. Si ce sont vraiment des membres de la communauté d'Ylufer, tu dois leur en faire part.

— C'est mon problème, grogna Beag. J'ai envoyé Exurie espionner leur campement pour avoir l'information avant qu'ils ne nous délivrent leur message... Il reste un espoir que ce soit juste des cadavres pris au hasard.

— Si leur but était de transmettre des maladies, ils auraient juste pris quelques corps. S'il n'y a que des têtes, c'est qu'ils veulent faire plier le moral de tes troupes, et je pense que Tagan ne me contredira pas. Ne te voile pas la face, ce sont sûrement des habitants du village d'Ylufer. Ils ont compris que c'était notre point de ravitaillement, et peut-être même qu'ils ont mis la main sur les familles de certains de tes hommes.

— Je le sais, souffla Beag, mais j'avais vraiment espéré ne pas avoir pensé à une évidence. Ils n'ont pas d'engins de propulsion, alors j'ai cru... Je devrais refuser tout pourparler, et ordonner qu'on tire à vue dès qu'un soldat ennemi approche, j'ai déjà donné l'ordre au cas où... C'est la seule façon pour nous de gagner. Après l'hiver le moral est déjà bas, et je n'ai pas envie de devoir exécuter en masse les déserteurs, ça signerait immédiatement la fin de la révolte. Et au moment où la rumeur du massacre du village se répandra, je ne pourrais plus fédérer les rebelles. Il va falloir gagner vite, sans pitié.

Les deux hommes présents dans la pièce agréèrent. Il n'y avait rien de plus à dire. En cas de désertions ils seraient finis.

Alors qu'ils s'apprêtaient à laisser Beag, ce dernier les stoppa.

— Au sujet de l'assassin, vous en pensez quoi ?

— Qu'est-ce qui te fait dire qu'il est un assassin ? demanda Sane. Après tout, c'est peut-être simplement un espion de l'armée.

— Ils sont deux, et je pense que celui qui rode encore est l'apprenti dont Maelia m'a parlé quand je suis allé la questionner davantage. De plus, je pense savoir qui est notre prisonnier, pour la simple et bonne raison que je l'ai fait chercher, en vain, par mes hommes.

Tagan se concentra sur l'échange emmagasinant un maximum d'information.

— Je pense que c'est Eunan, le meilleur assassin du royaume. Je voulais le rallier à ma cause pour tuer le pouvoir en place et prendre plus facilement la capitale.

— Eunan est une légende, tous les meurtres non élucidés lui sont mis sur le dos, ça fait un « méchant » à blâmer, rien de plus, le contra Tagan.

Un sourire carnassier fendit le visage fatigué du chef.

— Plusieurs de mes hommes ne sont jamais rentrés de cette quête, je crois plutôt que c'est la couronne qui a voulu me doubler en me l'envoyant.

Sane se passa la main sur le visage, complètement las.

— Ces histoires deviennent de plus en plus complexes, nous nous basons sur trop de raisonnements sans faits. Je sais Beag que tu fonctionnes à l'instinct, que je ne dois ma vie qu'à ça, et que tu es arrivé jusqu'ici grâce à ce talent là. Mais j'ai le sentiment que tu cherches une excuse pour le garder en vie et faire plaisir à ta sœur.

— Très bien, nous allons trancher, que Drystan et le prisonnier viennent, conclut le chef, en lançant un air de défi au prince perdu.

Tagan revint avec Drystan, le prisonnier, et Maelia, qui ne lui avait pas laissé le choix, et que de toute façon il refusait de laisser seule. Il se plaça en retrait dans la pièce. Toute cette histoire était à deux doigts de lui donner le tournis, tout était en train de se précipiter. Il avait vérifié rapidement auprès des sentinelles et des archers qu'ils tireraient au moindre mouvement comme Beag l'avait décidé, mais ça ne pourrait être que provisoire. Même s'ils décimaient l'armée ils tomberaient sur les têtes en sortant d'ici et le problème à gérer serait le même, peut-être même pire : un soulèvement. De rage d'avoir été trompés par leur chef ils pouraient décider de s'en prendre à lui... ou à ses proches. Maelia. C'était son unique obsession : sa sécurité.

Et en plus de ça, ils se retrouvaient peut-être avec l'assassin le plus doué de tout le royaume, captif, dans leur base. Un assassin que sûrement Beag allait tenter de retourner contre la famille royale, et donc son plus vieil et seul ami : le prince Cadwil.

Beag était posté devant le prisonnier, les yeux ancrés aux siens pour imposer son autorité. Il n'était pas sûr de ce qu'il avait avancé, mais les coïncidences étaient trop grandes.

— Alors Eunan, dit-il en laissant planer un silence. Je te félicite pour ton absence de réaction, mais je sais que c'est toi, et je sais aussi qui t'envoie.

Un nouveau silence, le prisonnier ne parlait toujours pas.

— Comme la veille tu refuses de me répondre. Dommage, car, si c'est bien toi, je pourrais t'offrir une échappatoire. Par contre, si tu es quelqu'un d'autre, je te torturerais pour te faire parler avant de t'achever.

Eunan ne l'avait pas quitté des yeux et il restait muet. Beag cacha son irritation, il n'avait pas le temps de jouer. Il était acculé dans son campement, sans savoir comment empêcher, à plus ou moins long terme, ses hommes de déserter. Il avait besoin d'un plan de secours, quoiqu'il arrive il ne renoncerait pas, et cet assassin pouvait être son salut.

Il respira profondément, décidant de mettre à profit ce que Maelia lui avait dit, ainsi que les descriptions d'Exurie.

— Bon, comme tu voudras. Dès qu'il sera remis, mes hommes feront parler ton compagnon.

La mâchoire du tueur tressaillit, sans qu'il ne parle pour autant. Beag le voyait lutter pour garder cet air décidé, alors qu'une bataille faisait rage à l'intérieur de lui.

— Il est si jeune, c'est tellement triste. Il a été très courageux au début, mais, quand on sait faire pression correctement, même les cœurs les plus endurcis parlent. Il suffit de trouver LA faiblesse.

— Tu mens très bien, sourit le captif. Ne te fatigue pas, passons à l'étape de la torture.

Eunan avait douté, mais s'était rappelé que jamais Kenelm n'abandonnerait Cylia. Quand le chef des rebelles avait parlé de faiblesses, pendant une seconde il avait craint qu'il lui annonce la capture de la douce Cylia, mais il n'en était rien, ça avait fini par le convaincre du mensonge.

Le dos bien droit, il était déterminé à rester fier le plus longtemps possible.

— Tu n'as pas trouvé ça étrange, que les autorités te demandent à toi, un hors-la-loi, de venir te mêler de l'histoire de la rébellion ? Je vais te confier un secret, je pense qu'ils l'ont fait quand ils ont appris que, moi, je te cherchais.

Le cerveau d'Eunan se mit en marche. Le sentiment que quelque chose clochait, qui l'avait taraudé tout le long de sa mission, s'envola. Comme si cette dernière nouvelle enlevait un voile sur les mois passés.

Il s'admonesta de ne pas avoir eu l'idée, de ne pas avoir envisagé cette option, alors qu'il avait mis des semaines à venir chercher Cylia. Car au début c'est à ça qu'il avait pensé, que quelqu'un essaierait de l'atteindre en profitant de ce long délai en s'en prenant à elle et à se contacts. Que c'était le but de ce contrat. Mais les individus auraient eu largement le temps.

Par contre que le roi ait voulu se débarrasser de deux de ses problèmes en une fois paraissait couler de source.

Mais rien ne lui garantissait qu'après ses aveux le rebelle soit sincère et lui donne sa chance.

— Kenelm est plus coopératif que toi, tenta à nouveau Beag.

— Je pense surtout que la jeune fille d'hier a une très bonne mémoire. Que je parle ou non, rien ne me garantit que tu me laisseras la vie sauve, et que tu ne me tortureras pas.

— En effet, mais tu es certain qu'en gardant le silence, ça arrivera, contra en souriant le chef.

Eunan hésita, puis décida que cette option pourrait quoiqu'il arrive lui permettre de gagner du temps, et peut-être de trouver une occasion de fuir, alors, à contrecœur, il accepta de parler.

Maelia quitta l'infirmerie la conscience en paix. Eunan avait un sursis, son frère semblait enclin à lui laisser la vie, au moins pour un temps, c'était toujours ça de pris. Mais la réalité de leur situation la rattrapa aussi vite, avec Tagan qui l'entraîna à sa tente, et lui fourra une cotte de mailles dans les bras, avec un pourpoint, un plastron en cuir bouilli et une longue bande de tissu.

— Enfile ça. J'ai inspecté les mailles moi-même. Elle est presque à ta taille, et le reste aussi. Appelle-moi, j'attends dehors.

Tagan était terriblement fermé et froid, elle comprenait pourquoi, il n'y avait rien de réjouissant à venir. Toutefois elle n'avait pas son courage, et elle avait besoin de puiser sa force quelque part. Elle était morte de peur, elle espérait que ça ne se voyait pas, c'était tout ce qu'elle pouvait faire. Mais voir Tagan aussi perturbé ne l'aidait pas.

Elle se dévêtit rapidement dans le froid mordant. Elle se banda la poitrine, sans remords pour sa féminité maltraitée, qui était plus un fardeau qu'un cadeau.

Quand elle saisit le pourpoint, elle fut saisie par la qualité de la matière, alors avant de l'enfiler elle l'examina. Constatant avec stupeur la trace de reprise de certaines coutures. Il appartenait à Tagan, la fibre était douce et chaude. Sa poitrine se serra devant ce geste de pure gentillesse. Elle le revêtit, avant de passer le plastron.

Avec peine elle souleva la côte et la passa. La sensation était complètement nouvelle. Le poids lui donnait l'impression de s'enfoncer dans le sol, soulever les bras était fatigant. Elle ne savait pas comment elle supporterait cette protection plusieurs heures.

Elle appela Tagan malgré tout.

Il la jaugea des pieds à la tête, lui demanda de bouger. Sous ce regard scrutateur, elle ne put qu'obéir.

— Comment tu te sens avec tout ça sur le dos ?

— C'est trop lourd.

—Je m'en doutais, la cotte de mailles c'était juste pour essayer tu peux l'enlever, on la laissera ici... Normalement tu ne devrais pas en avoir besoin. Tu n'as pas trop froid ?

— Non ça va, et je dois pouvoir bouger si je veux être efficace avec mon arc donc je ne peux pas mettre d'autres épaisseurs.

Il acquiesça.

— Tu as besoin d'aide pour retirer la cotte de mailles ?

— Oui, je n'arrive pas à lever les bras.

Habilement il lui retira, puis il se mit à la fixer.

Plus le temps s'allongeait, plus elle aperçut un sourire étirer sa bouche.

— Quoi ? demanda-t-elle, un peu brusquement, pour cacher son malaise.

— Toujours pas de « merci ». J'attends le jour où tu le diras avec impatience.

Un sifflement aigu coupa court à leur conversation et troubla le campement, qui pendant une seconde se retrouva silencieux avant que l'agitation ne reprenne de plus belle.

— C'est le signal qui annonce que ça bouge, il faut aller à l'entrée.

Rapidement, elle accrocha son carquois à sa taille et attrapa son arc, alors que Tagan rajouta un baudrier autour de son buste, pourvu de cinq lames. Puis ils filèrent là où le chant des arcs vibrait déjà.

***

Kenelm était nerveux, son corps fourmillait d'énergie, et rester comme un animal enchaîné dans la grotte alors que son maître était peut-être déjà mort était une véritable torture.

Il fixait l'horizon tentant, en vain, de percer la noirceur de la futaie.

La petite main de Cylia vint se loger dans la sienne. Caresse, douce et fraîche, qui étouffa en partie le feu ardent de violence qui menaçait toujours de le submerger quand il ne maîtrisait rien.

— Il n'est pas mort.

— Tu ne peux pas le savoir, grogna-t-il.

— Si, je le sentirais, j'en suis certaine. Calme-toi ça ne sert à rien. On va l'attendre encore quelques jours ici.

— Même s'il s'en sortait, et qu'il parvenait à tuer le chef des rebelles il ne reviendrait pas Cylia. Il a tiré un trait sur nous.

— Alors, on restera là parce qu'il y a tellement de monde dans les bois, que je perçois des taches lumineuses de là où nous sommes. Elles se trouvent juste là, déclara-t-elle en désignant la direction du camp des rebelles. C'est très bleu, et sombre, ajouta-t-elle.

Kenelm n'avait aucune idée de ce qui se déroulait dans les bois et la frustration enfla en lui.

La main de Cylia sur sa joue capta son attention. Il se tourna vers elle, lâchant le tourbillon négatif qui l'entraînait vers la mauvaise part de lui, et se perdit dans la beauté éclatante qui émanait de sa Cylia. Au-delà de ses traits qu'il trouvait parfaits, il y avait vraiment quelque chose de simplement beau qui se dégageait d'elle. Il s'y accrocha, littéralement, car sans s'en apercevoir ses mains avaient cueilli en coupe le visage de son amie.

Cylia savoura le touché des paumes chaudes et rugueuses de Kenelm contre la peau des ses joues. Elle vit un changement au fil de l'échange, les couleurs instables du jeune homme s'harmonisèrent et se réchauffèrent. L'écho de l'amour qu'il était en train d'éprouver vibra jusqu'à elle au travers du contact de leur peau, lui coupant le souffle.

La bouche entrouverte de Cylia était une invitation. Il voulait l'embrasser, ça n'avait jamais été aussi clair, ni aussi impérieux. Ne résistant pas à l'appel, il se pencha doucement effleurant les lèvres de sa partenaire, avant de les faire fusionner avec les siennes dans un baiser affectueux qu'elles réclamaient.

Un sentiment merveilleux l'envahit, grisant, libérateur, le berçant dans une tendresse infinie.

Cylia se sentait complète, et elle savait que Kenelm ressentait exactement la même chose. Le bonheur était si intense qu'une larme se perdit sur sa joue. Dans ce moment éternel qui ne serait jamais souillé par rien. Elle se laissa aller contre le torse de Kenelm, intensifiant leur échange.

Puis vint le temps de reprendre son souffle, toujours lovée contre les muscles de Kenelm, savourant les décharges d'amour qui crépitaient autour d'eux. Elle ne pouvait pas distinguer auquel des deux elles appartenaient. La certitude que Kenelm l'aimait, et l'avait enfin accepté la remplissait d'une joie pure et sauvage, elle avait envie de le crier au monde, tout en voulant préserver le trésor de ce qu'elle venait de découvrir.

Elle n'avait jamais été perturbée par des émotions contraires venant d'elle, et même si c'était effrayant, elle adorait ce sentiment, et était certaine d'en redemander toujours.



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