Chapitre trois
Eunan regarda son apprenti, assoupi sur le lit de paille. Il reconnut les marques d'inquiétudes et de peur qui le recouvrait à chaque fois qu'il dormait. Savoir que les cauchemars de Kenelm étaient de sa faute le hantait. Chaque jour. Chaque seconde, il y repensait. Encore aujourd'hui, presque sept ans après, il se demandait s'il avait eu raison de l'épargner. Certes, il n'avait pas fait partie du contrat, mais à partir du moment où il l'avait surpris quittant la maison, il aurait dû. Sauf qu'Eunan n'était pas un meurtrier d'enfant. Il n'avait pas pu s'y résoudre, alors il avait fait le seul choix possible, il l'avait amené avec lui.
Mais la situation était en train de changer. Kenelm devenait un jeune homme et dans quelques mois, quand il serait un homme fait, il savait qu'ils s'affronteraient. La flamme de haine dans ses yeux ne s'était jamais éteinte, depuis cette nuit où il l'avait surpris quittant la pièce où il abandonnait les corps sans vie de ses parents. Eunan non plus n'oubliait pas. Il ne regrettait pas leur mort, elles étaient nécessaires et c'était son métier. Mais malgré ça, avoir anéanti l'innocence d'un enfant lui donnait l'impression d'être souillé au plus profond de lui. Cette noirceur lui pesait. Son attachement pour le jeune homme brun était sincère. Mais à presque trente ans, il n'était pas encore las de la vie et c'est ce qui l'attristait le plus : savoir que quand le moment viendrait, il n'hésiterait pas à se défendre. Et à tuer.
Il noua ses longs cheveux noirs et quitta la pièce, les lattes du plancher de l'auberge grinçant sous ses pas.
Kenelm se réveilla tétanisé. Le couinement du bois venait de l'arracher à son passé, lui donnant l'impression que son souvenir se matérialisait et qu'il allait à nouveau tomber sur ses parents baignant dans leur fluide vital. Il n'osa pas bouger.
Durant un long moment il resta seul avec son cœur battant à tout rompre, le corps recouvert de sueur et pour unique son : son sang résonnant dans son crâne.
Puis il se violenta, ouvrit les yeux sur leur modeste chambre. Sa chambre et celle de l'assassin de son ancienne vie.
Le soleil baignait la pièce, il était tard. Mais il s'était couché peu avant l'aube, ce qui expliquait son lever tardif et surtout le fait qu'Eunan ne l'ait pas forcé à le suivre lors de son départ.
Il versa l'eau claire et fraîche de la carafe dans le broc près de la cheminée éteinte, avant de faire une toilette sommaire et de descendre dans la salle de repas.
Il balaya rapidement la pièce à la recherche de son mentor, mais aucune de trace de lui. Par contre il aperçut le sourire angélique de Cylia. La jeune femme était d'une beauté et d'une douceur qui parvenait toujours à l'apaiser. Elle avait le visage tourné vers lui, même s'il savait qu'elle ne voyait rien, elle avait perçu son arrivée. Son handicap n'avait jamais eu l'air de la gêner pour vivre. Il frissonna à l'idée d'un jour de se retrouver éternellement dans le noir.
— Bonjour, tu as bien dormi ?
— Oui, merci.
Elle rit, un petit rire, une note cristalline qui le chamboulait complètement. Mais il savait que la belle blonde était amoureuse d'Eunan. Il n'y avait que le concerné qui l'ignorait. Alors il essayait tant bien que mal d'oublier l'effet qu'elle lui faisait.
— Je ne te crois pas, je ne crois que ce que je vois, dit-elle en tendant ses mains pour qu'il lui abandonne l'une des siennes.
Il s'exécuta, il connaissait déjà la réaction de son amie. Son don ne la trahissait jamais. Il y avait encore quelques années, cela l'embarrassait, mais, désormais, il savait qu'elle ne retournait jamais ce qu'elle voyait contre les personnes qu'elle touchait.
Au bout de quelques secondes, elle déclara :
— Un jour, ces horribles scènes te laisseront en paix, cependant, pour ça, tu dois faire le deuil de tes parents, et pardonner... Pardonner à Eunan, mais surtout te pardonner, toi. Il n'y a aucun mal à tenir à l'homme qui t'a élevé.
Il grogna et retira son bras. Il détestait cette vérité. Car oui, Eunan avait malgré tout trouvé sa place dans son cœur, malgré la haine qui ne l'avait jamais quitté. Quel genre de personne était-il pour aimer celui qui avait assassiné ses parents en échange de quelques pièces ? Il avait l'impression de les trahir, et cette réalité le torturait.
Cylia arbora à nouveau son sourire et partit lui chercher du lait de chèvres, qu'elle avait elle-même traites. Puis elle lui décrit ce qu'elle voyait autour d'eux. Cela le fascinait toujours, car elle ne percevait que des sortes de couleurs, des sensations, comme si perdre la vue lui avait donné la capacité de voir au-delà des apparences. Elle n'éprouvait aucune tristesse à être ce qu'elle était, Kenelm l'admirait pour ça. Pour sa force de toujours sourire à la vie alors que la plupart des gens la méprisaient.
Alors qu'elle semblait se concentrer, elle gratta machinalement une cicatrice au coin de son œil droit. Voir cette marque de violence passée le mit en colère. Il savait que c'était la botte d'un marchand qui l'avait faite et que c'était de cette façon qu'elle avait perdu son seul œil valide. Comme si le destin c'était acharné pour la priver complètement de sa capacité à voir, comme si naître avec un œil inutile n'était déjà pas assez dur.
Depuis les années qu'il la connaissait, elle ne s'était jamais plainte de son état. Au contraire, d'après elle c'était le mieux qui ne lui soit jamais arrivé, car depuis : elle avait un toit et des amis. Jamais Kenelm ne se sentirait prêt à payer un tel prix pour ce genre de chose. Mais contrairement à elle, il n'avait jamais vécu dans la misère et n'avait jamais été contraint de faire l'aumône pour sa survie. Ses parents avaient été de riches négociants et Eunan avait toujours pourvu à ses besoins élémentaires.
— Calme-toi Kenelm, tu assombris la pièce, déclara-telle en lui frôlant le bras. Je pense qu'Eunan arrive, et il n'est pas d'une belle couleur non plus, conclut-elle avec une moue légèrement boudeuse.
Elle posa sa main fine et usée par les corvées sur l'avant-bras musclé de Kenelm pour l'adoucir, alors qu'elle percevait le halo du jeune homme tirer toujours vers un bleu plus foncé. L'estomac de l'intéressé se serra à ce contact si agréable et elle aperçut instantanément ses couleurs s'éclaircir. Elle n'était pas dupe des sentiments du garçon. Elle lisait très clairement en lui, parfois elle avait l'impression de percevoir ses sensations, comme avec les rares personnes qu'elle connaissait depuis longtemps. Mais peu se laissaient toucher aussi souvent que lui. Eunan par exemple, ne l'approchait pas, il aimait garder ses secrets. Attisant toujours un peu plus la curiosité de la voyante.
Le bien-être de Kenelm fut de courte durée quand il vit le bonheur qui s'était emparé de Cylia, au moment où elle reconnut, sans aucun doute, l'approche d'Eunan. Kenelm se dégagea de la jeune femme, c'était trop dur. Il se leva et attendit qu'Eunan lui donne des ordres et se dépêcha de quitter la pièce.
— Relève-toi ! s'énerva Eunan en braquant ses yeux verts sur un Kenelm haletant.
Tout en prenant appui sur son bâton de combat, l'apprenti obéit en lançant un regard ardent à son mentor qui transpirait à peine.
Les sourcils épais et broussailleux de son maître étaient froncés, Kenelm savait que ce n'était pas bon signe. Mais il se tut et attaqua.
Après quelques passes supplémentaires, Kenelm encaissa un violent coup dans l'estomac qui l'envoya au tapis pour la énième fois.
Pendant que l'apprenti reprenait son souffle à grand-peine, Eunan fixa son attention sur Cylia dans un coin de la cour qui tricotait. Avant que l'arrivée d'un homme à la démarche tendue ne l'accapare tout entier.
Kenelm inspecta la réaction de son professeur à cette intrusion pour comprendre comment il devait agir lui-même. Eunan était légèrement crispé, ce qui n'était en général pas bon signe. Son visage taillé à la serpe était d'une immobilité qui paraissait peu compatible avec la vie. Kenelm savait qu'en une seconde l'étranger pourrait se retrouver mort au moindre geste suspect, la passivité de son maître était son arme la plus trompeuse. Eunan était le meilleur tueur que comptait le royaume, même si, à part une poignée, personne ne pourrait le reconnaître.
Le nouveau venu s'arrêta à une distance respectable et salua avec un excédent de politesse. Sans répondre à l'homme, mais tout en continuant de le fixer, Eunan parla de sa voix caverneuse, sur un ton de discussion :
— Aide Cylia à rentrer, elle a besoin de se reposer.
Kenelm n'était pas naïf. Il y avait deux possibilités pour que son maître lui ordonne de partir. Soit pour réellement mettre Cylia en sécurité, soit pour qu'il n'assiste pas à l'échange. Mais dans un cas comme dans l'autre, il agirait aveuglément, car c'était l'engagement qu'il avait pris sept ans plus tôt.
Cylia enfin à l'abri et le jeune Kenelm loin du danger que représentait cet homme du roi, Eunan était plus serein. L'accoutrement et les manières de l'homme ne lui laissaient aucun doute, il venait de la cour, le cercle le plus intime de la royauté. Ça sentait les ennuis.
L'intrus lui tendit une missive cachetée avec un sceau de cire, mais pas n'importe quel sceau, celui d'un de ses amis. Un riche ami. Chez qui il cachait une partie de son argent. L'un des seuls à savoir comment il gagnait sa vie et l'un des agents qui lui remettaient les missions et les négociait pour lui.
Avec méfiance, il prit la lettre et rompit le cachet.
Un gros coup,
Aie confiance.
Aucune signature. Un saut à la ligne après la virgule, comme il faisait usuellement, comme garantie supplémentaire de la provenance. Mais la majuscule après la virgule, était un signal d'alarme. Pas un péril imminant, sinon il n'y aurait pas de point final. Mais il signifiait qu'il devait changer d'air. L'allusion à la confiance lui indiquait qu'il ne devait plus jamais aller voir son ami. Leur code était simple, mais il les gardait en vie. Eunan se félicita des heures qu'il avait passé à apprendre à lire et écrire, sans Kenelm, il ne l'aurait jamais fait et il aurait renoncé à excellent moyen de se protéger.
— Je vous écoute, dit-il au messager.
— Pouvons-nous échanger dans un lieu plus... privé ?
Eunan l'entraîna dans l'étable avant de poursuivre la discussion.
— Le commanditaire souhaiterait que vous alliez tuer le chef de la rébellion, il est prêt à payer le prix pour que ce soit votre travail exclusif.
Eunan garda son calme, car il savait que derrière les politesses se cachait un ordre du roi et qu'il serait mal avisé de le faire remarquer. Il acquiesça, il ne pouvait décemment pas refuser, sans que lui ou ses amis ne soient tuer. Sauf que la requête lui paraissait irréaliste. Pour lui il n'y avait ni rébellion ni chef. Juste quelques bandits. Alors à moins de décimer tous les malfrats des bois, il se retrouvait pris au piège.
— Le délai ? s'informa-t-il sur un ton égal, dissimulant son trouble.
— Avant le printemps.
Le tueur cacha sa surprise devant la largesse du temps imparti, surtout après qu'il ait spécifié que ça devait être que son unique mission. De plus même si les forêts étaient loin d'ici, la marge qui lui était offerte était énorme, trop pour être honnête.
— Combien ?
— Deux cent cinquante pièces d'or maintenant, le triple à votre retour.
— Où est le piège ? questionna-t-il immédiatement, conscient que son manque de réaction paraîtrait trop suspect.
— Il n'y en a pas. Mon maître souhaite que ce soit discret, c'est sa façon de vous remercier pour votre loyauté et vos talents.
— Considérez que c'est fait, accepta-t-il en prenant la bourse qui lui était tendue. Puis il quitta la pièce en deux grandes foulées sans se retourner.
Dans les bois, les yeux perdus dans la danse des flammes, Kenelm était en pleine lutte intérieure.
Le doute le gagnait. Devait-il tuer Eunan ?
Comment la seule chose qui l'avait motivé toutes ces années, son seul et unique but, pouvait devenir un cas de conscience ?
Il avait beau peser le pour et le contre. Laisser la douleur et les images ressurgir, rien n'y faisait. Dans sa vie dorénavant il n'y avait plus qu'Eunan et Cylia. Cette dernière ne le pardonnerait jamais s'il le tuait.
Il soupira avant de se détourner des flammes pour habituer ses yeux à la noirceur alentour, c'était à lui de monter la garde. Eunan s'était montré évasif sur les menaces qui les attendaient et il avait refusé de révéler qui ils partaient tuer. Mais Kenelm n'était pas stupide. Le riche qui s'était entretenu avec son maître, avait tout d'un homme proche de la royauté. Cela voulait dire qu'il y avait une chance qu'ils se fassent abattre ou soient recherchés par les gardes, car la transaction aurait très bien pu être un piège pour les identifier.
Un papillon de nuit le percutait de temps à autre. Il ne se laissa pas gagner par l'agacement. C'est ce qu'Eunan lui avait enseigné, lors d'une nuit peu différente de celle-ci. Sauf qu'à ce moment-là, il n'éprouvait que de la haine, du ressentiment et une envie de vengeance qui le consumait entièrement. Il exécrait tout ce qui était vivant. Il avait désiré massacrer le monde. La joie qu'il voyait en chacun, les sourires. Il voulait que la terre se recouvre d'ombres et de peine. Comme lui.
Il avait tenté de se débarrasser définitivement et rageusement du papillon qui le harcelait, mais la poigne d'Eunan l'en avait empêchée.
Il se rappellerait à jamais de la discussion qu'ils avaient eue à ce moment-là :
— Lâche-moi ! avait-il craché avec agressivité.
— Qu'allais-tu faire ?
— Écraser l'insecte.
— As-tu senti ta vie menacée ? avait demandé l'assassin d'une voix douce.
— Ce n'est qu'un petit papillon !
— Alors comptais-tu le manger ?
— Non, s'était-il écrié. Il m'énerve. Qu'est ce que cela peut vous faire ?
Eunan avait libéré son bras et s'était placé accroupi devant lui, avant d'expliquer, calmement, tellement calmement que Kenelm avait senti les menaces derrière les arguments.
— Est-ce que cela veut dire que dès que quelque chose nous gêne, on a le droit de s'en débarrasser ? Ou est-ce une question de taille ? Plus l'être est petit, plus il est aisé de le tuer, plus il est autorisé de s'exécuter ?
— Ce n'est pas un être humain, s'était renfrogné Kenelm, et vous êtes mal placé pour parler.
— Tu penses à tes parents. Tu te dis, à juste titre, qu'ils gênaient quelqu'un et que c'est pour cette raison que je les ai tués. C'est vrai, comme il est vrai que j'ai été payé pour le faire. Mais malgré ça, je respecte la vie, plus que beaucoup d'autres. Désormais, même si tu ne comprends pas pourquoi, tu épargneras le plus de vies animales possible et tu ne tueras que ce que je te demanderai de tuer. Tu as accepté de te plier à mes règles. Tu avais le choix, maintenant assume-le, avait il conclut avant de retourner chercher du bois.
Kenelm repensait à l'amertume de ce moment où il s'était senti piégé. Certes, il l'avait suivi, mais uniquement parce que c'était soit ça, soit mourir et à cette époque-là, son seul souhait été de venger ses parents. Aujourd'hui, tuer Eunan, ne lui apporterait rien. De plus, il ne connaissait toujours pas qui était le mécène qui avait payé pour leur assassinat, jamais Eunan n'avait voulu lui livrer les informations. Alors que Kenelm aspirait à assouvir sa soif de revanche sur lui aussi. Il était perdu, sans savoir quoi faire et c'est dans cet état qu'il termina son tour de garde avant de replonger dans l'immobilité du sommeil et l'enfer qui l'y attendait.
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