Chapitre trente-neuf
Cinq jours, au moins, qu'ils cheminaient dans ces tunnels étroits et sombres. Sane n'avait plus aucune notion de temps, c'était Kast, leur guide qui donnait l'impression d'être omniscient à ce sujet. Ils n'avaient pas pu prendre des chevaux, impossible dans ces interminables fissures. Feary avait amené Fuku avec lui, et faire passer son panier ainsi que leurs sacs était déjà tout un périple en soi. La pauvre chouette n'avait mangé qu'un peu de viande leur première nuit dans ces boyaux sombres, depuis elle ne voulait plus rien. Feary ne semblait pas inquiet, Sane l'était davantage, et encore plus quand il entendait ses claquements de becs lors de secousses importantes.
Tagan se sentait étouffé ainsi limité dans ses mouvements par toute cette roche, mais il essayait de ne pas paniquer, car il savait que ce serait pire s'il s'énervait. L'air était lourd et il en fallait peu pour avoir l'impression d'en manquer. Il était content de porter Mirage et Vérité dans son dos, ses amis avaient énormément de mal avec les leurs, sans parler des arcs et de tout ce qui dépassait en général.
Arzel pourtant agile en temps normal, chuta. Tagan, qui était à sa suite, l'aida à se relever. Ils économisaient leurs torches, et la visibilité était presque inexistante. Le chasseur lui fit un discret mouvement de tête en guise de merci et se remit à avancer.
— Quand arriverons-nous ? s'impatienta Sane, tu avais annoncé que ce serait la dernière journée.
— Je sais, et nous touchons presque au but, plus que quelques heures.
Le prince grogna ce qui arracha un sourire à Tagan qui aimait le voir contrarié.
— Comptes-tu vraiment repasser par ici après nous avoir fait sortir ?
— Oui. Et non, avant que tu demandes à nouveau, je ne vous accompagnerais pas jusqu'à Senacnacsor. Ce n'est pas mon combat.
— Je serais curieux de savoir, quel est-il ? grogna Sane, en se faufilant dans un rétrécissement.
— Le bonheur, et non la mort. Et pas les désirs fous de remplacer des dirigeants par je ne sais quoi, qui sera peut-être pire.
— Tu as raison, le peuple respire la joie de vivre actuellement, c'est pour ça qu'il se réfugie dans votre cité pour fuir cette affluence d'allégresse.
— Garde tes sarcasmes jeune homme, j'ai encore l'âge de te faire regretter tes paroles, tu étais plus amadouant les premiers jours. Du haut de mes quarante-cinq printemps, j'ai vu plus de choses que tu ne l'imagines. Le changement apporte souvent pire.
Sane se tut à la grande surprise de Tagan et le froid qu'avait jeté cette discussion perdura des heures.
Fuku ne demanda pas son reste et s'envola dans la nuit noire sans étoile où le vent annonciateur d'un orage semblait posséder la végétation.
Le groupe exténué de cette interminable traversée suivit Kast qui les conduisit dans un renfoncement rocheux à l'abri des regards indiscrets où ils installèrent leur campement. Arzel et Feary préparaient un repas plutôt copieux pour compenser ceux faits dans les cavernes, Tagan et Maelia étaient allés chercher du bois et remplir leurs gourdes, pendant que Sane se dégourdissait les muscles dans de lents exercices de lame, sous l'œil critique de Kast.
— Vos épées sont remarquables, si vous commettez du grabuge dans la capitale il y a de fortes chances que le roi décide d'envoyer des forces armées contre la cité.
— Ça, c'est seulement si nous échouons, contra affablement Sane en stoppant ses exercices.
Les deux hommes se lancèrent dans une lutte silencieuse en se fixant, avant que Sane ne reprenne :
— Oserais-tu prétendre que nous n'avons aucune chance ?
Kast ne rétorqua rien et se contenta de s'allonger.
Maelia et Tagan, qui avaient assisté à la scène de plus loin dans les bois, échangèrent un regard circonspect avant de se remettre à leur tache.
Maelia avait une furieuse envie puérile d'arracher un baiser à Tagan, et de l'affection, mais elle n'osait pas de peur qu'il trouve ça hors propos. Elle était quand même rassurée par le fait que Tagan lui offrait beaucoup de sourire et d'attention discrète, preuve qu'il n'avait aucun regret sur ce qui avait eu lieu quelques nuits plus tôt.
Elle fut sortie de ses pensées par une réflexion de Tagan :
— Avel nous avait dépeint son ami Kast comme quelqu'un de jovial, je doute que lui et moi ayons la même définition, ce type est un vrai rabat-joie.
— Je pense que c'est surtout parce qu'il nous en veut.
— Nous n'avons pas voulu que les soldats s'en prennent à d'autres à cause de nous, s'il n'est pas capable de comprendre ça, c'est qu'il est idiot. Il gaspille son énergie avec ses critiques alors qu'il pourrait sûrement nous apporter beaucoup...
— On va trouver comment s'en sortir sans lui, et sans l'aide des épéistes de la cité, j'ai confiance en nous, déclara fermement Maelia.
Tagan était attendri par la remarque et comme à chaque moment de chaque jour, il avait l'envie furieuse d'embrasser la jeune femme et de la câliner, mais il doutait qu'elle prenne bien ce genre de marques d'affection. Il la voyait déterminée à rester positive pour l'avenir incertain qui se profilait, il ne voulait pas entacher sa résolution en ajoutant ses sentiments dans l'équation.
La pluie s'abattit, les éclairs zébrèrent le ciel et le tonnerre roula dans la vallée. Malgré leur abri les bourrasques douchaient les corps pelotonnés entre la paroi et le feu qu'ils tentaient de maintenir.
— Je n'arrive pas à croire que je regrette les tunnels, grommela Tagan.
— Ça pourrait être pire, et être de la neige, répliqua Feary en souriant.
— Comme d'habitude tout a l'air de te convenir, ronchonna-t-il.
Les victimes de la météo s'occupèrent comme elles purent, parlant peu, trop exténuées.
Kast rangeait son sac avec minutie, un air sombre ne quittant pas ses traits.
— Pressé de rentrer ? demanda innocemment Feary. Tu auras assez de ressources pour la traverser sous les montagnes ?
— Vous allez finir par me laisser tranquille avec vos remarques désobligeantes, s'énerva l'aîné.
— Ca me contrarie d'intervenir, car j'estime que tu mérites des remarques désobligeantes, mais je pense que Feary souhaite vraiment s'enquérir que tu ne manques de rien et que tu arrives vite dans un lieu plus confortable, intercéda Sane.
— C'est vrai, confirma Feary. Tu as l'air si préoccupé.
— Comment ne pas l'être, vous allez amenés la mort dans mon foyer, qui est aussi le tien je te rappelle jeune porteur.
— Je sais tout ça, mais je refuse de vivre en paix avec une minorité favorisée, pendant que tout le reste du peuple se meurt. Je ne vaudrais pas mieux que la caste riche du royaume qui ne se sent pas concernée par le devenir des petites gents. Si vous nous aidiez, je suis persuadé que nous arriverions à quelque chose de meilleur.
— Vous êtes aveuglés par la confiance de la jeunesse. Les royaumes voisins vont sauter sur ce royaume comme la misère sur les pauvres. Pour le moment, et comme depuis des siècles, les forces sont stables et s'équilibrent. Quand tout sera chamboulé un des rois va étendre son pouvoir sur chaque royaume, marier un de ses descendants à des membres des familles déchus qu'il n'aura pas tué pour asseoir son pouvoir, et ce sera notre crépuscule, sa prochaine cible sera la cité. Et même si nous sommes équipés pour résister longtemps, nous finirons par tomber. Là, il n'y aura plus d'espoir pour installer à nouveau une démocratie, ni même un semblant de justice. Le peuple n'aura plus jamais le choix de ses dirigeants. Donc vous aurez échoué malgré tout, même si vous arrivez à vos fins dans ce royaume vous serez perdant.
— Tu devrais nous faire confiance. Nous ne sommes pas stupides, ni trop fougueux. Nous avons un plan.
Kast ne fit que lever les yeux au ciel, enfonçant un peu plus son cou dans ses habits protecteurs et continua de mettre de l'ordre dans ses affaires.
Sane était heureux de voir Kast les quitter, ils n'avaient pas besoin de lâches défaitistes. En plus le prince était de bonne humeur, le petit discours du vieil aigri de la nuit lui avait donné une nouvelle détermination, et c'est d'un pas vigoureux qu'il avança sur le sentier accidenté, persuadé qu'il allait rendre le monde meilleur, et même pas le temps maussade n'entama son assurance.
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