Chapitre trente-et-un

C'est perclus de courbatures que Tagan se réveilla, la gorge irritée par la fumée qui malgré les ouvertures se répandait un peu dans la pièce.

Arzel était déjà réveillé et tisonnait les braises apparemment en vue de préparer à manger.

— Tu as dormi ?

— Non.

— Tu es sur les routes depuis combien de temps ?

— Plusieurs mois, je n'avais plus de raison de rester à Soumans.

— Je sais que ce n'est pas trop dans tes habitudes de parler, mais si tu as envie tu peux, je me sens mal de devoir te presser de questions pour comprendre les choses.

— Sans question, je ne parle pas...

Tagan regarda Arzel qui restait les yeux sur le foyer, avant qu'étonnamment il reprenne :

— Mais ça ne me gêne pas de répondre à tes questions, et je suis content de vous avoir retrouvé.

— C'était inattendu. Comment tu as su que ton père était un rebelle ? Ce n'est pas le genre d'information que chacun de nous cri sur les toits.

— Des rumeurs. Mais je n'étais pas sûr de ça. Par contre ce que je savais c'était qu'il avait une des épées, et quand j'ai entendu des soldats un soir dire qu'ils étaient envoyés à Vacanac pour surveiller le passage de porteurs d'épées j'ai espéré le voir. Donc j'ai voyagé et j'ai attendu. Puis je vous ai vu entrer Maelia et toi.

Tagan avait remarqué l'effort d'Arzel pour dire tout ça, il avait fait beaucoup de pauses, s'exprimer n'était définitivement pas dans sa nature.

Arzel se sentait à sa place avec les rebelles, après l'abattement de la veille, l'envie brûlante de justice avait complètement repris sa place plus ardente que jamais, comme si ce désir qu'il avait toujours eu allait enfin trouver son exutoire et pouvoir être libéré. Il était satisfait, même s'il détestait le chemin qu'il avait dû endurer pour en arriver là, et tout ce qu'il avait dû perdre.

Ils repartirent après un repas frugal, Feary voulait quitter les grottes rapidement car Fuku s'agitait beaucoup dans son panier. Une longue et entière journée de route enfermée dans la montagne les attendait.

***

Depuis ce terrible coup, malgré les semaines écoulées sa tête la faisait parfois souffrir comme c'était le cas actuellement. Elle se frotta les yeux espérant diminuer l'intensité de la crise.

— Tu vas bien ? s'enquit Cylia qui avait remarqué le changement des couleurs qui indiquaient de la souffrance.

— Oui, rien d'inhabituel, ou d'insupportable.

— On devrait se reposer, nous avons repris la route trop tôt, ta blessure était sérieuse. Kenelm, faisons une pause s'il te plaît.

— Non, ça ira. Réellement, je n'en peux plus de ne pas avancer.

— C'est bientôt l'heure de manger de toute façon, il est temps de chercher un lieu adéquat, répliqua le jeune homme.

Kenelm restait près des deux femmes vulnérables, il n'était pas serein. Avoir la responsabilité de Cylia avait déjà été un poids énorme pour lui, mais tant que leur nouvelle compagne souffrirait de ces violents maux de tête il se sentait surchargé d'un fardeau supplémentaire, comme si voyager dans un pays en guerre interne et aux frontières n'étaient pas déjà dangereux en soi. Il aurait aimé qu'Eunan soit là. Durant les trois semaines où ils n'avaient pas pu se déplacer, il avait été constamment tiraillé entre, faire du repérage sur d'éventuelles approches d'intrus et veiller sur les deux femmes. À deux la tache aurait été moins difficile.

Mais Eunan n'était plus là, même si Cylia refusait de le croire, lui se rendait à l'évidence il avait vu la boucherie qui avait eu lieu, personne ne survivait à ça, à part leur miraculée. Et la guerrière n'en était pas sortie indemne.

Il s'éloigna de la route, suivit des deux femmes qui se soutenaient l'une l'autre, persuadé que Cylia le préviendrait si elle voyait d'autres humains là où ils se rendaient. Ils s'installèrent près d'un ruisseau, à l'ombre, la rive était composée en partie de galets, alors que l'autre était du sable assez grossier.

Cylia s'installa sur un tronc couché que lui indiqua Kenelm et joua distraitement avec un des petits cailloux plats pendant que ses deux compagnons vaquaient à leurs occupations.

Elle se sentait toujours un peu frustrée de ne pas pouvoir faire grand-chose dans ces moments-là, comme ramasser du bois, chasser, pêcher. Constamment dans de nouveaux lieux elle se sentait complètement inutile, là où dans sa vie d'avant elle pouvait aller chercher de l'eau au puits et faire d'autres corvées. Mais elle savait que les autres ne la voyaient pas comme un poids lors de leurs haltes, cela la consolait un peu.

Elle fixait la rebelle qui semblait énormément souffrir, ses couleurs étaient souvent traversées par une sorte de décharge sombre ou rouge vif, qui finissait par s'assombrir et teinter toute son aura. Elles avaient souvent été en contact ces derniers jours, malgré le fait que Cylia l'ait averti que ça lui donnerait un accès assez intime à sa personnalité. Elle avait senti clairement les douleurs foudroyantes durant ces moments de proximités, et aussi la volonté farouche de la rebelle de ne pas se laisser complètement submerger par cette peine lancinante. Mais petit à petit, elle avait aussi aperçu l'usure qu'avaient ses crises sur le moral de leur nouvelle amie, et ça la rendait inquiète.

— Ça va aller, Exurie ? Demanda-t-elle alors que les couleurs de la rebelle ne s'éclaircissent plus.

Exurie accroupi devant l'onde était à bout, elle venait de se passer de l'eau fraîche sur le visage sans grand effet.

— Ça va, ne t'inquiète pas Cylia, je mange et je m'allonge un peu, et ça passera.

Exurie était trop exténuée pour s'attendrir sur la sollicitude de ses nouveaux compagnons de route, et pour se préoccuper de quoi que ce soit d'autre.

Elle passa les doigts sur la longue estafilade à l'arrière de son crâne, les bords étaient irréguliers, boursouflés, la force du coup lui avait fendu l'os. Sur le moment elle ne l'avait pas senti, elle avait cru mourir, certainement comme le soldat qui n'avait pas cherché à l'achever. Jamais elle n'oublierait l'horreur qu'elle avait vue en reprenant conscience, il faisait pourtant noir, mais le sang séché avait l'allure de flaque noire aux reflets rubis sombre. Elle avait entendu que les soldats étaient en train de partir et avait eu peur d'être surprise, entre deux hauts le cœur, elle avait titubé jusqu'au bois, dans une brume de douleur indescriptible. Elle avait perdu conscience à nouveau et par un miracle était revenue à elle avant l'aube. Elle avait marché, autant que ses forces le lui permettaient, les jambes flageolantes, vidant son estomac souvent jusqu'à ce que son corps et son mental capitulent et que les ténèbres ne la libèrent de la torture de son corps.

Et là, elle espérait presque tourner de l'œil pour être délivrée quelques instants. Elle alla se mettre en boule prêt du foyer, passant l'une de ses mains sous sa tête, se faisant la remarque que ses cheveux avaient beaucoup trop poussé et qu'il faudrait qu'elle y remédie.

Kenelm regarda les traits crispés du visage d'Exurie, il n'arrivait pas à croire qu'elle ait survécu, c'était Cylia qui l'avait repéré dans les bois en vérifiant qu'ils n'étaient pas suivis, et qui avait insisté pour qu'ils aillent voir, car elle avait vu par la faiblesse des couleurs que la personne était évanouie. Et quelle surprise de voir celle qui l'avait traqué et presque tué, bien qu'il ne l'ait pas reconnue de suite, tellement son corps et ses habits avaient été maculés de sang et de boue. Il n'avait pas hésité à lui venir en aide parce que ces horreurs qui avaient frappé les rebelles n'avaient rien d'humain, c'est après, pendant qu'il transportait la femme inerte qu'il avait réalisé qu'elle lui fournirait peut-être des informations sur Eunan.

Ses espoirs avaient été vains, Exurie se souvenait d'avoir vu ses amis morts, mais elle ne pouvait ni confirmer ni infirmer avec certitude qui elle avait vu en traversant le champ de bataille. Il se souvenait encore des sanglots qui l'avaient secoué en racontant le champ de corps qu'elle avait dû traverser, consciente des amis qui étaient à ses pieds et qu'elle ne reverrait jamais, c'était la seule fois où elle avait craqué, elle était encore assez faible à ce moment-là. Depuis, elle gardait un visage relativement impassible, sauf quand elle dormait où sa souffrance transparaissait sur ses traits.

Le seul avantage, c'est qu'elle lui avait expliqué ce qu'Eunan faisait parmi les rebelles, libre de surcroît. Il avait toujours du mal à réaliser que son ancien maître était devenu un rebelle au lieu de remplir sa mission. Mais après tout, Eunan avait toujours été secret.

Ils reprirent la route une fois Exurie reposée. Cette dernière ne supportait pas d'être un tel fardeau. Mais ce qu'elle supportait le moins c'était la culpabilité d'avoir failli à sa tâche parmi les rebelles, elle se sentait responsable de l'attaque-surprise des soldats, elle ne les avait pas repérés avant d'aller se coucher, alors qu'une telle troupe aurait dû forcément attirer son attention. Ses amis étaient morts à cause d'elle, elle ne se pardonnerait jamais, et elle ne rêvait que d'une chose : se racheter. Faire payer l'armée et aider les rebelles restants. Elle ne pouvait plus sortir de ce conflit inégal, même si elle devait tenter de faire changer les choses seule, elle irait essayer de tuer la famille royale elle-même. Mais pour tout ça, elle devait se remettre, il ne restait qu'un peu moins de deux mois pour être prête. Elle n'avait pas encore parlé de ses plans à ses nouveaux amis, mais elle espérait que leur recherche sur ce qui était arrivé à Eunan les pousse à l'aider, après tout Kenelm était l'un des rares qu'elle avait traqués et ratés. Elle se souvenait encore de cette intuition qui la menait souvent à être au bon endroit au bon moment et qui lui avait permis d'intercepter l'approche d'Eunan et de son élève. Elle n'y prenait aucun plaisir à chasser et abattre des hommes, mais elle était douée, et ses amis avaient eu besoin de ses talents. Elle préférait être la chasseuse que la proie, enfant, elle avait été poursuivie par des soldats qui voulaient l'amener pour rembourser les dettes de son père. Elle avait toujours été une fille timide, peureuse, elle ne connaissait pas le bois près de son village, mais elle s'y était précipitée, la peur au ventre. Et malgré tout, elle avait réussi à savoir où aller pour éviter le danger et les personnes à sa recherche. Comme si malgré elle son cerveau enregistrait les sons et autres signes montrant la présence humaine. Après ça, elle avait vécu misérablement dans les bois, volant dans les potagers la nuit. Puis elle avait eu le courage d'aller fouiller la maison de son père désormais abandonné de tout occupant. Et elle avait pris ses deux arcs. Il lui avait fallu du temps pour que ces outils l'aident à avoir de la viande, cependant c'était son seul salut, elle le savait, alors elle n'avait rien lâché pour devenir celle qu'elle était. Rejoindre les rebelles quand ils étaient passés près de son bois avait été dans l'ordre des choses, elle n'avait même pas réfléchi après toutes ces années de solitude, elle n'avait pas eu peur de ces gens qui semblaient aussi misérables qu'elle, mais dont les yeux reflétaient une envie féroce de faire changer les choses.

Une esquisse de sourire traversa son visage, ils avaient été sa famille, elle s'était sentie plus qu'un pion, et pour ce sentiment-là, elle ferait de son mieux pour les venger.



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