Chapitre trente-cinq
Tagan était libre. C'était vraiment la sensation qu'il avait ressentie quand Darerca l'avait autorisé à partir. Il avait une envie folle de parcourir la cité pour se dégourdir les membres et profiter de cette liberté retrouvée, mais il devait poser d'abord ses affaires dans leur pièce commune. L'hôpital n'était séparé du réfectoire et des chambres que par une place, de ce qu'il avait compris c'était la caserne des gardes et soldats de la ville, un autre des bâtiments autour de la place était une armurerie. Il avait du mal à saisir le système qui permettait à cette microsociété de fonctionner. Il savait que des gardes avaient de vraies maisons dans la cité et une famille et qu'il n'y avait que des jeunes et des célibataires qui vivaient dans le bâtiment où ils étaient installés. Mais monétairement il avait constaté que beaucoup de choses fonctionnaient grâce au troc, même s'il avait vu de l'argent circuler. Il n'y avait pas de notion de pauvreté ici, on lui avait mentionné une serre, et des missions de réapprovisionnements, sans parler de la chasse et de la cueillette. Tout était mis en commun pour vérifier que cela suffirait au besoin des habitants, une partie était prélevée pour des réserves, et le reste était disponible sur un marché qui siégeait près du château. L'immense édifice ne protégeait pas les dirigeants ni les nobles, c'était le dortoir des enfants et des meilleurs épéistes de la cité, une partie était orphelins, mais le reste était confié le temps de leur entraînement par leur famille, et en cas d'attaque c'est là que tous les jeunes en dessous de quatorze ans devaient se rendre.
Tagan était admiratif de ce système communautaire qui prenait en considération tout le monde, mais il n'était pas certain qu'il soit applicable à grande échelle.
Quand il entra dans le réfectoire, il avisa le vieil Avel à une table, ce dernier lui fit signe de le rejoindre.
— Je suis heureux de te voir rétabli. Mais n'en fait pas trop, les autres s'entraînent dans la cour du château, sauf votre ami Arzel qui est parti chasser, seul. Je pense qu'il a du mal à supporter d'être entouré par autant de monde ici, sourit le maître épéiste.
— C'est probable, il n'aime pas discuter, je pense que ça le met mal à l'aise. Et quand il est venu me visiter, le moment a été assez gênant, il n'avait rien à me dire et je n'étais pas en état de maintenir une conversation. Je me suis endormi sous ses yeux.
— C'est justement sa capacité à rester silencieux qui doit de le rendre si bon chasseur. Il a déjà énormément contribué à la cité.
— C'est une façon de m'inviter à participer aussi ? demanda Tagan intrigué.
— Je ne suis pas fourbe au point de sous-entendre ce genre de chose, si j'avais eu une tâche à vous confier je l'aurais fait. Vous êtes nos invités. J'essaie de te jauger, Feary m'a parlé de votre rencontre avec Felim le forgeron, et son invitation à aller dans la grotte aux épées. C'est contre nos règles... mais ce ne sont pas nos épées. J'essaie de comprendre ce que le maître elfe a vu chez vous.
— Il n'a peut-être rien vu de singulier, seulement une lueur d'espoir de faire ce que toutes personnes en capacité de défendre les autres devraient faire, répliqua Tagan en cachant son énervement à l'idée de cette garnison complète de soldats cachée. Si vous voulez bien m'excuser, je vais déposer mes affaires dans notre dortoir.
Il n'attendit pas la réponse de son interlocuteur et monta à leur étage.
Le couloir devant leur chambre était éclairé par une lucarne, mais leur pièce était plongée dans une pénombre crépusculaire. Tagan dut attendre un peu de s'habituer à la luminosité avant de rejoindre sa couche, à côté de celle de Maelia. Il remarqua Fuku dans un coin de la pièce en train de se réveiller sur son perchoir.
— Désolé, l'ami, je ne fais que passer.
Après coup, il se sentit bête d'avoir parlé à une chouette, mais cet animal faisait partie de leur groupe comme membre à part entière.
En quittant le réfectoire, il rencontra Elicia qui sortait des cuisines.
— Tu rejoins les autres ?
— Oui, j'ai envie de voir un peu d'action.
— Je t'accompagne, Feary m'a proposé un duel amical, précisa la belle rousse en attachant ses longues boucles.
Tagan était content d'être accompagné, il n'était pas sûr de savoir quel chemin prendre.
— Il paraît que tu as déjà donné une leçon à Sane et que ça valait le coup d'œil, lança le voleur autant pour combler le silence que pour noter les réactions de son accompagnatrice.
— Tu voudras tester tes compétences dans quelques jours ?
Tagan ne fit que rire pour toute réponse, l'assurance de la jeune femme le désarçonnait un peu et il ne voulait pas le lui montrer.
Avant d'arriver au château ils passèrent devant Solitaire, la tour culminait à une hauteur qu'il n'était pas sûr d'avoir déjà vue sur un autre édifice, lui qui avait le vertige était quand même curieux de voir la vue de là-haut. C'était en dessous de cette géante que se trouvaient les épées. Il ignorait ce que ça changerait pour lui d'en posséder une. Les légendes à leur sujet étaient peu contées, vieilles, surannées, oubliées... des anecdotes historiques que personne ne croyait. Il n'était pas sûr d'être capable de restituer le passé d'un des porteurs et aucun de leur nom ne lui venait.
Est-ce que Feary et Sandayu auraient un impact, ou est-ce que dans cinquante ans plus personne ne se souviendrait d'eux... Est-ce que tout ceci aurait un poids dans l'histoire ?
— Tu sembles songeur, nota Elicia.
— Je pensais à l'impact qu'un homme seul pouvait avoir, même avec une arme légendaire... surtout si cette dernière a été oubliée de l'esprit collectif.
— Épées ou non, je pense qu'un homme devrait faire ce qu'il pense bien.
— Vraiment ? Et les femmes ? contra Tagan.
— Je vois où tu veux en venir, je parlais des hommes et des femmes, et je n'aime pas la violence, je ne suis même pas très douée avec une épée.
— Tu l'es assez pour battre l'un des meilleurs épéistes que je n'ai jamais vu combattre. Sane est capable de venir à bout de plusieurs adversaires sur un champ de bataille. Et, toi, seule, tu l'as battu, qui dans notre monde peu s'en vanter ? Pas les dizaines ou les centaines d'hommes qu'il a déjà tués dans toute sa vie. Donc, combien de personnes tu pourrais défendre avec tes compétences ?
— Arrête !
— Si tu le souhaites.
Tagan accéléra l'allure pour passer l'immense arche qui trouait l'un des murs du château, la herse était levée, mais il distingua les piques au-dessus de sa tête durant la sombre traversée.
Il n'avait pas voulu énerver Elicia, ni insulter Avel, mais c'était plus fort que lui. Voir toutes ces personnes, avec les armes, les compétences et les moyens de se battre et qui ne le faisaient pas parce qu'elles n'aimaient pas la violence ou d'autres raisons tout aussi stupides le rendait amer. Car une part de lui aimerait se cacher tout comme eux, et il en comprenait aujourd'hui l'égoïsme. Il se sentait tiraillé entre le désir de vivre pour lui et celui de faire ce qui lui semblait juste.
Arrivé dans l'enceinte du château il remarqua que Maelia s'entraînait à l'arc dans un concours amical avec Feary. Les pennes de son amie étaient blanches et noires alors que celles de Feary étaient grises. Et de ce qu'il pouvait voir, ils étaient durs à départager au premier coup d'œil.
Il rejoint Sane dans un coin nonchalamment appuyé contre un puits.
— Ils sont vraiment bons, commenta le prince.
— Très, voir Arzel concourir avec eux ne serait pas déplaisant.
Ils se turent un moment, continuant d'observer les prouesses de leurs compagnons.
— Ça ne me regarde pas, mais est-ce normal, les regards noirs que te lance Elicia ?
— Nous avons eu une discussion tendue.
Sane dévisagea Tagan, avant d'oser lui demander le sujet de cette animosité. Tagan lui expliqua succinctement qu'il l'avait plus ou moins traité de lâche.
— Tu as vraiment beaucoup de tact avec les personnes qui tentent de dialoguer avec toi ces derniers jours, je suis heureux de constater que je n'ai pas été ta seule victime, plaisanta Sane avant de continuer plus sérieusement. Honnêtement, sur le fond tu n'as pas tort et je pense que je risque d'être amené à leur tenir les mêmes propos que toi avec plus de délicatesse, cela va sans dire. Il suffit tout bonnement d'attendre le bon moment...
Les deux hommes ne dirent plus rien jusqu'à ce que Maelia les rejoigne et que Feary et Elicia se défient.
— Je parie sur Feary, lança Tagan.
— Elicia, répondirent en cœur Maelia et Sane.
Feary était nerveux, un peu. Mais assez pour que la prise sur son arme d'entraînement ne soit pas totale.
Comme à son habitude Elicia ouvrit le bal, il ne fut pas surpris outre mesure, toutefois sa parade arriva presque trop tardivement, il dut reculer ses appuis et son adversaire en profita. Elle poussa son avantage, entraînant Feary dans une succession de parades. Il était dominé. Elle s'était drôlement améliorée durant son absence. Il bloqua une attaque et poussa violemment pour contraindre Elicia à battre en retraite, ce qui fonctionna, il s'échappa ensuite et tenta de la prendre à revers. Trop lent. Elle avait anticipé sa manœuvre et la lame factice ne rata que de quelques millimètres son ventre.
Les jeunes autour d'eux s'exclamèrent et se mirent à encourager Elicia. Toutefois Feary n'avait pas dit son dernier mot, certes en vélocité il était en dessous, mais pas pour le reste. Malgré les failles qu'il avait repérées dans la technique adversaire, il fut mis à mal, mais fini par l'emporter.
Tagan affichait un large sourire, surtout devant l'air vexé de Sane qui venait de perdre un pari et qui apparemment trouvait sa défaite passée sûrement plus humiliante. La compétition constante entre les meilleurs épéistes au camp des rebelles avaient été une de leur distraction durant le long hiver, et le prince n'avait apparemment pas été habitué à perdre, heureusement pour lui, ça lui arrivait peu souvent, mais là, venant de Feary qu'il battait pourtant en temps normal, il prenait d'autant plus mal son échec contre un adversaire que le jeune porteur d'épée avait pu battre.
Tagan aurait aimé lui faire une remarque, toutefois Feary capta son attention en appelant Maelia et avant même qu'elle se soit retournée dans sa direction il lui lança l'épée d'entraînement. La jeune femme réussit habilement à la saisir par la poignée, mais elle bougonna.
— Heureusement que je ne t'entends pas, je pense que ça ne me plairait pas, plaisanta Feary.
— Je n'aime pas ta façon de tester mes réflexes, hier tu m'as lancé un vrai couteau ! Et pendant que je mangeais en plus !
— Et tu t'es coupé, la preuve que tu as encore besoin d'entraînement.
Maelia ne répliqua pas, elle savait que son ami faisait ça pour son bien, être toujours prête, anticiper, elle finirait par y arriver même si ça ne lui plaisait pas.
Elle s'entraîna encore un peu, contre Feary et Sane, sous le regard attentif de Tagan. Quand ils lui dirent que la pratique était finie pour la journée, elle ne se fit pas prier pour les laisser à leur joute, tant pis si elle ratait une rencontre intéressante, après tout, ces deux-là se battaient amicalement souvent, elle avait l'habitude.
— Attends-moi Maelia ! l'interpella Tagan, tu t'es fortement améliorée, c'est très impressionnant, tu peux être fière de toi.
La jeune femme rougit avant de le remercier en bafouillant. Elle se sentait idiote.
Devant le silence de son amie, Tagan sourit et l'accompagna jusqu'aux bains.
Maelia était heureuse et soulagée de revoir Tagan sur pieds, elle aurait aimé faire durer le moment pour rattraper le temps perdu, mais elle ne trouvait rien à dire. Heureusement Tagan avança un nouveau sujet.
— Tu devrais essayer toi aussi, avec les épées quand nous irons dans la grotte.
— Pourquoi tu me dis ça maintenant ? répliqua-t-elle peu désireuse de s'étendre sur le sujet.
— Parce que je suis sûr que tu ne pensais pas tenter l'expérience, et que tu as la force, l'agilité et tout ce qu'il faut pour devenir l'une des meilleures. Il ne te manque que la pratique, et elle va venir...
Maelia garda le silence quelques secondes, commença à se déshabiller pour entrer dans le bassin, et répondit enfin :
— Je ne veux pas être la meilleure, ni tuer des gens... Je... Je veux juste récupérer mon frère et l'aider, j'ai le sentiment que je n'ai plus que ça d'accessible, ou a accomplir. Je ne sais pas comment l'exprimer.
— J'ai compris, et je comprends. Moi aussi j'aimerais que tous nos sacrifices et les vies perdues servent à quelque chose, mais tu ne vis pas pour ça Maelia, (à la moue énervée de son interlocutrice Tagan nuança son propos.) Je veux dire que tu vivras après ça, tu vivras avant ça. Ne te ferme pas à nous, ni aux autres. Tu as le droit d'être heureuse, de rire, de planifier des choses qui ne comportent aucun acier.
— Tu essaies de m'endormir avec tes belles phrases, conclut-elle en entrant vivement dans l'eau, alors que Tagan détournait les yeux.
— Je serais là, maintenant, pendant, et après. Je n'essaie pas de te tromper. Ce sera dur, il y a de grandes chances de mourir, mais nous n'avons pas le droit d'y penser et de le voir comme une fin, par respect pour nos morts, même si c'est difficile.
Tagan entendit l'eau quand Maelia s'y immergea totalement. Il avait essayé d'alléger la culpabilité de Maelia et surtout ce besoin pressant de mourir qu'il percevait en elle, mais il doutait avoir réussi.
Il se plongea à son tour dans la chaleur réconfortante du bain, savourant le silence.
Le temps semblait les avoir oubliés, c'est l'arrivée de travailleurs qui les sortit de cette torpeur bienfaitrice.
Maelia était heureuse d'avoir pu rester avec Tagan sans que Darerca la renvoie pour qu'il se repose. Les mots que lui avait dits son ami l'avaient chamboulé, elle essayait encore de bien les digérer, mais elle ne pouvait s'empêcher de puiser un réconfort infini à être avec lui. Elle savait que le temps était compté, ça ne l'effrayait pas, mais elle n'était plus aussi pressée qu'au départ de mourir pour ses idées et son frère.
— Tu veux que je te laisse seule, demanda gentiment Tagan sur le chemin du retour au réfectoire.
— Non, j'aime être avec toi, répondit-elle honnêtement.
Sans avoir anticipé cette réplique Tagan rosit et osa lui avouer timidement que lui aussi.
Ils aidèrent les personnes du service à tout mettre en place pour le repas du soir. Avel lançait des regards peu amènes à Tagan, mais ce dernier fit comme si de rien était.
Arzel arriva de sa chasse alors que l'obscurité était déjà dense, le jeune homme était sale, mais malgré son apparente inexpression ses amis reconnurent les marques d'un sourire, sa chasse avait été bonne.
Pour fêter le retour de la traque d'Arzel et la remise sur pied de Tagan, la bière coula à flots.
Sane et Feary burent plus que de raison, toutefois Tagan ne les jugea pas, car lui aussi sentait avoir abusé de la boisson, il avait perdu l'habitude. Avec Arzel ils aidèrent les autres à monter les étages péniblement, si Maelia n'était pas restée derrière eux pour les empêcher de basculer en arrière les choses auraient pu se terminer douloureusement, plus que ce qu'elles s'annonçaient pour le réveil du lendemain.
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