Chapitre sept
La nuit était voilée et fraîche, annonçant l'automne qui chassait doucement l'été. C'est le sourire aux lèvres que Tagan s'enfonça à vive allure dans les ruelles sombres, la besace pleine de bijoux en tout genre et d'un bon paquet de pièces. Il prit nombre de détours avant de quitter la ville. Puis une fois loin des habitations il se rendit discrètement à l'opposé pour récupérer le reste de ses affaires cachées en haut d'un pin. Chose qu'il n'accomplissait que la nuit, pour ne pas voir le sol. Il aurait nié si quiconque lui avait soutenu qu'il avait le vertige, pourtant c'était vrai, le comble pour un voleur. Sauf que pour lui combattre tous les jours sa peur était une façon de se sentir plus fort.
C'est complètement grisé par son dernier larcin et sa nouvelle victoire contre sa phobie qu'il prît la route, couler quelques jours tranquilles à dépenser sans compter dans un endroit où il serait un parfait anonyme.
Le chemin fut long, et comme souvent il manqua de nourriture avant d'arriver. Quand voler devenait une habitude et que l'on avait grandi dans l'abondance, il restait difficile de prédire les besoins à venir. Et avoir assez d'aliments sur lui faisait partie des choses qu'il était incapable de prévoir. De toute façon il ne savait rien cuisiner. Dans ses bagages se trouvaient, quand il y pensait, quelques gâteaux de voyage et c'était tout. Sa vie au château ne lui manquait pas pour autant. Il était désolé pour ses parents tombés en disgrâce quelque part en train de succomber à la faim, s'ils n'étaient pas déjà morts. Mais il avait refusé de partager le destin qui allait avec le choix de son père.
Un fou aveuglé par l'amour voilà tout ce qu'était le riche négociant qui avait élevé Tagan. Un homme doux, mais pas plus intelligent que les femmes qui se donnaient la mort après s'être offertes à la mauvaise personne.
Il gardait toujours un goût amer de cette histoire malgré les années. Car il avait tout découvert en même temps que la cour, le roi et Cadwil, qui était son ami et le prince du royaume.
Cadwil le seul à ne pas l'avoir jugé et à l'avoir toujours traité comme avant, alors que tout le monde l'avait méprisé, reniant son rang. Tagan n'avait pas pu rester là bas, même avec le soutien du prince. Apprendre à la mort de celle qu'il avait appelée « mère », qu'elle ne l'était pas, qu'il était le fils de l'amante de son père, une simple esclave, ça lui avait été insupportable. Et qu'en plus son père fasse l'affront de se marier avec l'esclave et de souiller ainsi la mémoire de sa défunte épouse, signant sa ruine et déshonorant leur famille, ça avait été trop dur pour le jeune noble arrogant qu'il était alors.
Avant ça, tout lui était possible et accessible. Les plus belles femmes, les meilleurs postes. Puis son père avait brisé ses rêves, tout jeté aux oubliettes, par égoïsme, par amour. Pour quelque chose d'insaisissable. Jamais il ne lui pardonnerait, même s'il était heureux maintenant.
Il adorait sa nouvelle vie, même en sachant qu'en continuant comme ça il ne vivrait plus très longtemps. Au moins c'était ses choix désormais qui déterminaient son avenir. Ça ne valait pas sa brillante carrière à peine entamée de bras droit du prince, mais c'était quand même quelque chose qui lui plaisait. Peu de personnes pouvaient se targuer de faire ce qu'elles aimaient, lui si, et il était assez intelligent pour s'en satisfaire.
***
Un sourire béat aux lèvres, il se laissait sécher sur la rive du petit cours d'eau, près de la bourgade où il coulait des jours heureux depuis plusieurs semaines. C'était certainement le dernier jour clément de l'année, une exception dans des jours automnaux déjà frais.
Les habitants d'Ylufer l'avaient bien accueilli à partir du moment où ils avaient constaté qu'il pouvait payer. Pour ses repas, ses habits, son logis et toutes les corvées du quotidien dont il refusait de s'embarrasser. La provenance de sa richesse avait l'air de ne pas importer, sauf pour le malheureux bougre qui avait tenté de subtiliser ses biens lors de sa seconde nuit. Avant d'achever le bandit il lui avait demandé pourquoi, l'homme avait répondu : « Il n'y a pas de mal à voler un voleur », Tagan n'avait pas réfuté et l'avait tué, avec une pointe de tristesse en sachant que c'était vrai. Mais il n'avait pas voulu être imprudent. Entre sa vie et celle des autres, il privilégiait systématiquement la sienne, tant pis pour les imbéciles.
Sa quiétude se trouva troublée par de l'agitation provenant de la route non loin. Il risqua un coup d'œil qui le rassura. Une troupe de saltimbanques avec leurs deux chariots s'apprêtaient à faire halte, et ils l'accomplissaient bruyamment pour attirer le chaland.
Tagan n'était pas étonné d'en voir si loin de la capitale, car ici il y avait peu de soldats, et, surtout, il était plus facile d'échapper aux impôts ou aux taxes. Mais en contrepartie le risque de se faire dépouiller par des hors-la-loi était plus grand. Tout l'arrière-pays était une forêt dense, repère de détrousseurs en tout genre. Ylufer était le dernier bastion habitable, ville marchande où les voyageurs étaient fréquents. C'était pour ces raisons que Tagan était venu se perdre jusqu'ici.
Il profita encore un temps de son bain de soleil puis alla se sustenter à l'auberge où il résidait. La fille du tenancier, une jeune femme ronde au nez en trompette, le servit d'un grand bol de ragoût de lièvre accompagné d'une bière ambrée bien fraîche. Pendant qu'il descendait avec soif sa boisson, une voix féminine attira son attention vers le comptoir.
Un sourire de loup étira ses lèvres, car, contre le bar, en pleine négociation avec le tavernier, se tenait Maelia. Il s'approcha discrètement et tendit l'oreille.
— Vous devez bien avoir quelque chose à me proposer, de la couture, du ménage, la corvée de bois, peu importe, je suis robuste, je m'accommoderais.
— Si tu n'as pas d'argent file de mon établissement, ou bien je te mettrais dehors, nous ne faisons pas la charité ici.
— Donnez-moi ma chance ou indiquez-moi une adresse, s'il vous plaît, insista la jeune femme.
— J'ai dit du balai, tu déranges ma clientèle.
Maelia comptait surenchérir quand Tagan s'en mêla :
— Y a-t-il un problème ?
L'aubergiste frotta ses grosses mains abîmées par le labeur sur son tablier, mal à l'aise, avant de répondre avec contrition.
— Aucun, juste une crève-la-faim qui allait s'en aller. Vous faut-il quelque chose ?
— Oui, servez-moi une nouvelle assiette et une autre choppe, cette demoiselle se joint à moi.
L'homme s'empourpra avant de partir dans l'arrière-salle pour obéir. Quant à Maelia, elle fixait Tagan, ses yeux noirs essayant de comprendre ce qui se tramait dans la tête de son sauveur. En réponse à son inspection, il ne fit que sourire, puis alla s'asseoir.voler
Une fois la surprise passée, Maelia en colère alla s'installer en face de lui.
— Je ne veux pas encore te devoir quelque chose, s'indigna-t-elle.
— Si tu apprenais à dire bonjour ce serait déjà un bon début, pour les remerciements nous essaierons une prochaine fois, la taquina-t-il.
— Tu aimes te servir de tes grands airs de noble. Je ne t'ai rien demandé, je te rembourserai.
— Tu étais moins énervante en étant mourante. Je comptais te proposer le second lit qui se trouve dans ma chambre pour cette nuit, mais je suppose que c'est inutile. Je souhaiterais bien savoir quel mal je t'ai fait pour que soudainement tu m'en veuilles, répliqua-t-il avec calme.
Maelia soupira, passa une main sur son visage fatigué et tenta d'être plus polie :
— L'homme m'a énervée, le voyage était éreintant, et, toi, avec ton opulence tu as été la goutte de trop. J'accepte ton offre.
Tagan se retint de sourire pour ne pas la vexer, il avait appris que la susceptibilité et la fierté de ce petit bout de femme étaient démesurées et il voulait contenter sa curiosité avant qu'elle ne se ferme définitivement.
Ils discutèrent toute la soirée. Maelia raconta son périple à la recherche de son frère, en omettant l'avis de recherche. Tagan avait remarqué qu'elle évitait de dire ce qu'il faisait, mais il n'en montra rien, attendant son heure, persuadé qu'à un moment ou un autre il saurait.
Maelia avait voyagé avec des marchands entre chaque ville, pour se mettre à l'abri d'éventuelles agressions, gagnant sa pitance en s'occupant des chevaux ou diverses corvées ingrates. Tagan fut tout aussi minimaliste qu'elle dans son récit, il inventa un petit pécule qu'il était allé récupérer et qu'il dépensait en voyageant. Mais aucun des deux n'était dupe.
Une fois dans la chambre Maelia s'endormit instantanément. Elle était épuisée et avait une confiance aveugle en Tagan, qui s'il avait dû lui faire du mal l'aurait fait il y a longtemps.
Elle se réveilla à l'aube, plus reposée que jamais. Cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas pu se relaxer dans un vrai lit et dans un lieu où elle s'était sentie en sécurité.
— Bien dormi ? demanda Tagan en train d'enfiler ses chaussures.
— Oui, merci, je vais pouvoir poursuivre la route sereinement.
— Aujourd'hui ? s'étonna le jeune homme.
— Je ne vois pas ce que je ferais en restant plus longtemps ici.
— Reprendre des forces, prévoir la suite. Tout un tas de choses, je suis certain que tu ne connais pas encore le lieu exact où se trouve ton frère. Tu n'as pas d'habits plus chauds, pas de carte. Tu ne peux pas partir comme ça.
Maelia leva les yeux au ciel.
— Ça ne te regarde pas, se renfrogna-t-elle.
— C'est un hors-la-loi, il vit dans les bois, n'est-ce pas ? Ne nie pas : c'est l'unique raison qui aurait pu te pousser à venir jusqu'ici en traversant presque tout le royaume. Et comme beaucoup, je n'ignore pas le nombre d'esclaves qui se réfugient dans cette zone. Permets-moi tout de même de te dire que partir seule dans ces bois est du suicide.
— Encore une fois, ce n'est pas ton problème.
— J'ai risqué ma vie pour la tienne, tu devrais au moins considérer cela dans la balance.
— L'hiver va bientôt arriver, je n'ai pas de temps à perdre, s'emporta-t-elle.
— Comme tu voudras, même si de mon point de vue ce n'est qu'une raison supplémentaire pour mieux préparer ton périple. Viens déjeuner avec moi au moins.
Elle accepta. Tagan l'énervait avec son air moralisateur, car elle savait qu'il n'avait pas tort, mais elle n'avait pas le choix sans argent.
Alors qu'elle prenait un réel plaisir à faire descendre les œufs brouillés bien chauds jusqu'à son estomac, elle décida de retourner la réflexion que Tagan lui avait faite.
— Que fait quelqu'un d'aussi honnête que toi dans cette ville de bandits ?
— Je n'ai jamais prétendu être honnête, sourit-il avant de se pencher par-dessus la table et de murmurer à son oreille : je prends aux riches qui ne sauraient pas quoi faire de tous leurs biens, c'est un acte charitable de ma part, mais je suis certain que tu l'avais compris seule.
Maelia se mit à rire, Tagan l'imita.
Elle se doutait qu'un homme capable de crocheter des serrures aussi vite n'était pas une personne irréprochable. Elle décida de faire abstraction de la façon dont il avait obtenu son argent. Elle avait toujours tout fait pour rester droite, pour faire les choses justes, même si la vie avait été cruelle avec elle. Elle n'avait jamais rien volé, jamais triché, elle ne s'était jamais dérobée à ses responsabilités, sauf la fois où Tagan lui avait sauvé la vie. Mais après tout à ce moment-là elle ne lui avait rien demandé. Son sens moral ne résistait pas à l'envie d'avoir le ventre plein, peu importait comment ce serait payé.
Maelia finissait son verre de cidre quand Tagan lui fit une proposition :
— Écoute. Si tu me donnes des détails sur ton frère et les raisons qui t'ont persuadée qu'il est dans ces bois. J'enquêterais pour vérifier les informations. Durant ce temps, tu me laisses te payer de nouveaux habits chauds, tu prends quelques kilos qui ne seront pas de trop dans ces montagnes. Et je t'escorterai jusqu'à lui.
— Pourquoi ?
— Question d'investissement, répondit-il simplement.
Maelia ne comprit pas, mais ne dit rien, car elle avait conscience que seule dans cette forêt reculée elle ne survivrait pas.
— Tu acceptes ? demanda-t-il.
Elle acquiesça, persuadée que c'était sa meilleure chance, même si ça ne l'enchantait pas de devoir encore quelque chose à cet homme.
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