Chapitre quatre

Tagan avait dû descendre de selle pour ménager leur monture. Il était exténué, entre sa blessure, le peu de sommeil et de nourriture qu'il avait ingurgités, comment pouvait-il en être autrement ?

Sa compagne de fuite continuait d'osciller entre les phases de veille et celles d'inconscience. Ils avaient croisé des bûcherons sans qu'elle ne réagisse. Tagan était un peu dépité, car aucun des hommes n'avait su lui indiquer un herboriste. Mais il restait optimiste. Il le fallait bien.

La respiration de Maelia était de plus en plus rapide, chose qui le rendait anxieux. Mais heureusement ils approchaient d'un lieu habité. L'espoir lui redonna des forces pour garder le cap, et c'est d'un pas plus sûr qu'il continua sa route.

— Accroche-toi Maelia, on arrive aux abords d'un petit village, lui souffla-t-il.

Elle releva la tête de l'encolure du hongre pour vérifier les dires de son compagnon.

— C'est bien, dit-elle en le fixant.

— Pourquoi ? s'enquit-il.

Un faible sourire étira les traits de la jeune femme avant de se transformer en grimace de douleur.

— Je n'ai pas protesté ni demandé les raisons qui ont fait que tu m'entraînais dans ta fuite, car je savais que si je restais là-bas, je signais mon arrêt de mort. Mais je t'avoue que tes motivations m'intriguent.

Il prit son temps pour répondre, sourit à son tour, l'aida à mieux se positionner sur le dos de l'animal, avant, enfin, de satisfaire sa curiosité :

— C'est un pur acte de galanterie, rien de plus...

Il laissa sa phrase mourir. Il ne voulait pas exprimer à voix haute le fait qu'il pensait ne pas avoir été assez rapide pour lui trouver de l'aide, que son intervention était peut-être en pure perte. Et que tout ça n'allait sûrement servir à rien. Elle n'avait pas l'air stupide, elle devait le savoir.

Alors que le silence persistait, il arrêta la monture et fit signe à la cavalière de se taire. Non loin devant eux il entendait du bruit, celui de branchages malmenés par le passage de quelqu'un ou d'un animal, il ne savait pas. Dans le doute, il posa sa main valide sur le manche d'un de ses couteaux de lancer. Sa bouche s'assécha. Si c'était un danger qui surgissait, il ne pouvait pas se permettre de rater sa cible. Si jamais ça arrivait, il n'était pas certain d'avoir la force de faire face à qui que ce soit en combat rapproché.

Un jeune homme blond, les cheveux du haut du crâne retenus par une lanière de cuir dégageant ainsi son visage poupin et impassible, déboucha sur le sentier quelques mètres devant eux. À son dos siégeait un arc et à sa taille à côté d'un impressionnant couteau de chasse : un sac de toile contenant un lièvre fraîchement tué dont le sang tachait le tissu.

L'étranger les fixa, immobile. Jusqu'à ce que son bouc frémisse lorsqu'il s'adressa à eux :

— Vous avez besoin d'aide ?

Tagan trouva sa façon de parler rude et le manque de salutation le dérangeait. Mais l'homme ne semblait pas menaçant. Il ne déterminait pas ça aux joues légèrement rondes comme l'enfance. Car même s'il paraissait jeune, il était persuadé que le nouveau venu était plus vieux que lui. Mais c'est à la posture décontractée qu'il le jugeait.

— Nous recherchons un guérisseur, un herboriste ou toute personne avec des compétences pour soigner des plaies.

— Le village est petit, il n'y a rien dans ce genre. Ma mère a quelques aptitudes. Nous n'habitons pas loin.

— Est-ce une proposition ?

Pour toute réponse, l'homme acquiesça et se mit en route.

Les phrases concises, presque comme si parler était une corvée pour lui, attisèrent la curiosité de Tagan. Il se demandait à quoi pouvait ressembler la mère d'un être si peu causant. Car il n'avait pas réellement le choix, chaque heure était déterminante pour Maelia, alors il accepta l'invitation.

En chemin il le questionna, parlant beaucoup, mais leur escorte répondit qu'en économisant ses mots. Au final Tagan n'apprit que son identité : Arzel Aubiols, son âge : vingt-cinq ans, et le prénom de sa mère : Aoda.

Au lieu de les conduire au village Arzel les mena à l'écart sur le flanc d'une colline où siégeait une maisonnette solitaire entourée d'un petit enclos et surmontée de terrasses en pierres servant de potager.

Quand ils s'arrêtèrent devant la chaumière, Maelia n'était plus réellement consciente. Son corps recouvert d'une épaisse pellicule de sueur tendait de plus en plus vers un gris cireux qui n'annonçait rien de bon.

Tagan la tira de selle, mais fut incapable de la soulever, trahi par son bras blessé et les forces qu'il avait perdues en une journée.

Sans parler, Arzel vint porter la jeune femme. Tagan attrapa leurs affaires et le suivit tout en demandant où il pouvait amener le cheval pour le bouchonner. Le grand blond lâcha quelques mots, à peine suffisant pour dire qu'il s'en occuperait.

Une certaine crainte assaillie Tagan, l'homme n'était pas avenant, comment savoir si ce n'était dans le repaire de bandits qu'il les faisait entrer ?

Par précaution il saisit l'un de ses couteaux. Mais sa peur s'envola vite quand il avisa la vieille dame assise devant une table en bois brut. Une lanterne était allumée, éclairant les deux bols qui attendaient d'être remplis par la soupe qui cuisait au-dessus du feu dans un coin de la pièce. L'espace était petit, mais douillet et accueillant. Tagan ne demandait pas mieux.

La femme le détailla, il en fit de même, remarquant que malgré son ses rides ses cheveux blonds étaient peu striés de blanc. Les années semblaient de l'avoir usée au-delà du raisonnable, son corps frêle avait l'air de supporter difficilement son visage émacié.

Elle questionna son fils en un regard.

— Ils cherchent un guérisseur.

— Porte la dans ma chambre, dit-elle simplement.

Alors qu'Arzel entraînait Maelia inerte par la seule porte de l'habitat, Aoda demanda :

— Qu'est-ce qu'elle a ?

— Une plaie purulente au flanc qui date de plusieurs jours et elle a reçu un gros coup sur la tête hier, implora-t-il. Je vous paierai ce qu'il faudra, mais faites ce que vous pouvez.

Lui-même ne savait pas si le rétablissement de Maelia lui tenait à cœur, ou si c'était simplement pour ne pas avoir la sensation d'avoir fait tout ça pour rien.

— Je n'ai pas de grands talents Monsieur. Et vu l'état de maigreur de votre... amie, je ne suis pas sûre qu'elle passe la nuit. Mais je ferais de mon mieux. Mangez et ne vous inquiétez pas pour le prix.

Elle lui tournait déjà le dos, mais Tagan tint à préciser :

— Pas de vouvoiement. Ni de monsieur. Appelez-moi Tagan.

La vieille ne fit que hausser les épaules.

Arzel réapparut et sans rien dire sortit dans le crépuscule s'occuper de leur cheval.

Tagan se goinfra. Il était seul et ne s'encombra pas de manière, engloutissant et buvant tout ce qu'il put. Aoda revint plusieurs fois dans la pièce, toujours dans un silence qui le mettait mal à l'aise. Elle jonglait avec différents pots d'herbes qu'elle faisait infuser, avec une attitude très concentrée.

Il se demanda comment devait être la vie avec des gens aussi taciturnes. Ce silence permanent lui pesait déjà. Il n'osait pas imaginer l'angoisse que cela devait être au quotidien.

Toujours attablé, scrutant le foyer, il se mit à somnoler. C'est Arzel qui le réveilla et l'invita à le suivre. Ce qu'il fit sans se faire prier. Ils empruntèrent la porte qu'avait prise Aoda.

Le couloir était étroit et desservait deux pièces, dans la première le chuintement de la respiration de Maelia, la désigna comme celle de la mère. Arzel entra dans la dernière, un espace exigu avec deux lits de paille de chaque côté de la porte, ainsi qu'une petite commode en dessous d'une ouverture étroite au volet clos. Arzel lui montra une paillasse et l'abandonna. Sans attendre et prendre la peine de quoi que ce soit. Tagan s'affala de tout son long sur la couche, avant de sombrer immédiatement dans un sommeil réparateur.

C'est Arzel quittant la chambre qui le réveilla. Il entre-ouvrit un œil pour constater qu'un rai de lumière filtrait par l'interstice du volet. Il grogna son corps réclamant plus de repos. Mais il était déterminé à se lever. Il traîna des pieds jusqu'à la cuisine. La maison était silencieuse, Aoda n'était pas là et Tagan n'osait pas demander à Arzel l'état de Maelia. Il avait peur, peur d'apprendre qu'elle était morte durant la nuit.

L'épuisement la veille avait eu raison de lui et il ne s'était pas soucié d'elle. Une pointe de culpabilité commençait à naître dans sa poitrine. Il essaya tout de même de faire bonne figure et s'installa sur un tabouret, silencieux et immobile comme les gens d'ici.

C'est la vieille dame en entrant dans la pièce qui l'extirpa de sa torpeur.

— Bonjour, bien dormi ?

— Oui, merci pour votre hospitalité.

— Votre amie est stable, sa fièvre a baissé. Elle n'est pas encore sortie d'affaire, mais je pense qu'elle est en bonne voie. Elle est forte.

Elle le fixa un instant et reprit :

— Déjeunez, après je m'occuperai de votre épaule.

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Mon toit, mes règles, lâcha-t-elle dans une ébauche de sourire.

Tagan capitula, après tout, elle avait l'air de savoir ce qu'elle faisait.

Il fallut une semaine pour que la vieille guérisseuse déclare Maelia hors de danger et que Tagan puisse partir l'esprit tranquille. Il offrit une dague à Maelia en cadeau d'adieu, espérant que son futur soit plus ensoleillé que son passé. Puis il laissa le peu d'argent trouvé sur le cadavre du garde à la famille Aubiols en remerciement étant donné qu'ils avaient refusé de garder le cheval. Qu'il s'empressa de vendre à la première occasion pour étoffer sa propre bourse vidée par les soldats qui l'avaient arrêté. Un destrier était trop voyant pour son gagne-pain de toute façon et ne lui était d'aucune utilité.

Il partit en direction du nord à la recherche d'une ville. La taille était importante pour lui, car trop petite elle n'abritait pas assez de personnes aisées et il lui fallait de la haute bourgeoisie pour se renflouer une bonne fois pour toutes, puis se faire oublier. Il était heureux d'accéder à nouveau à la liberté et au bonheur de redevenir maître de son destin.

***

Trois jours à peine venaient de s'écouler depuis que Maelia avait décroché son travail à l'auberge. Elle ne devait pas son nouvel emploi à ses compétences, mais au fait qu'aucune femme saine d'esprit n'acceptait un métier comme celui-là. Arzel et Aoda avaient tenté de la dissuader, mais elle souhaitait à tout prix participer aux frais. Et aussi mettre un peu d'argent de côté pour partir à la recherche de son frère, seul survivant de sa famille.

Mais avant de sortir de chez eux, elle avait demandé à Arzel de vérifier le panneau d'affichage des criminels recherchés. Elle avait toujours cette inquiétude d'avoir sa tête mise à prix. Mais apparemment, il n'y avait même pas eu de rumeur sur l'évasion de prisonniers.

Elle avait passé six semaines entièrement à la charge de ses hôtes, à se remettre de ses blessures. Sans argent, elle n'avait nulle part où aller maintenant qu'elle se sentait mieux, c'est avec gentillesse qu'ils l'avaient invitée à rester.

Le petit village dans lequel ils habitaient été loin de tout. Peu d'opportunité pour elle de trouver un moyen honnête de vivre. Sans compter qu'en cherchant un emploi elle n'avait pas prévu que les commérages sur Aoda Aubiols ne la rendent, elle aussi, infréquentable. Elle avait appris le tenant et aboutissant des « on-dit » à la fin de son premier soir de travail, lorsqu'un bûcheron après avoir biberonné quelques bières avait voulu un rapport intime avec elle, moyennant tarif. Elle s'était offusquée et en colère était allée voir le gérant, Edern, qui avait été embarrassé qu'elle refuse. L'aubergiste lui avait servi une vague excuse, lui rappelant que c'était elle qui vivait avec une femme qui avait eu un enfant hors mariage.

Elle s'était obstinée à décliner. Edern l'avait tout de même gardée. Et elle était restée.

Ce soir, il y avait plus de monde que d'habitude, deux étrangers encapuchonnés à l'allure de détrousseur étoffaient les rangs des dîneurs. C'est peu sûre d'elle qu'elle avait pris leur commande. Mais contrairement aux mineurs et bûcherons, aucun d'eux n'avait tenté de la charmer, ce qui malgré elle la rassura.

— Avec le plat du jour, vous désirez boire quelque chose ? demanda-t-elle.

Le plus mûr des deux leva ses yeux verts surmontés d'épais sourcils noirs broussailleux vers elle. Sa voix caverneuse l'empêcha de le quitter du regard. Elle oscillait entre une certaine crainte et de la fascination pour ce son grave. Elle resta interdite quelques secondes avant de prendre congé une fois les notes hypnotiques taries. Au passage jusqu'au comptoir elle évita les mains baladeuses et prit commande.

Elle leur apporta les boissons en premier pour les faire patienter. Mais sur le chemin du retour, un mineur la ceintura et l'attira sur ses genoux.

Maelia essaya poliment de s'extraire, mais l'homme insista, lui soufflant son haleine alcoolisée au visage.

— Montre-moi ce que tu caches. La vieille Aubiols a bien dû t'apprendre des choses.

— Lâchez-moi, tenta-t-elle.

Son manque d'assurance fit rire toute la tablée.

— Tu fais encore ta farouche, je ne sais pas d'où tu viens, mais ici on récompense les pauvres travailleurs. Allez, distrais-nous.

Maelia continua de refuser en essayant de se redresser, mais rien ne fonctionnait. Jusqu'à ce que la voix grave de l'étranger se fasse entendre.

— Vous me gâchez ma bière.

L'ouvrier libéra la serveuse et répondit d'un ton bourru.

— De quoi je me mêle ?

— Toi et tes amis, avec vos rires gras et votre incapacité à être civilisés, vous troublez mon repas. J'estime que ça me concerne.

L'étranger n'avait pas bougé et pourtant tout le monde dans la pièce sentit le danger, son aura menaçante écrasant presque l'air. En une gorgée celui qui avait importuné Maelia vida sa chope et quitta la salle avec ses compères sans oser répliquer.

Maelia profita de servir les deux hommes pour remercier son sauveur, puis partit nettoyer les autres tables, toutes innocupées désormais.

Le patron s'impatientant du repas tardif des deux derniers clients, lui laissa sa paye et alla se coucher.

Elle était dorénavant seule avec les deux étrangers qu'elle soupçonnait être des voleurs. Pour se calmer, elle caressa le manche du poignard sous le tissu de sa robe. Avant d'essayer d'arrêter d'y penser. À la place son esprit dériva vers les mots rabaissants qu'avait eus l'homme. Voir le mépris que tous les habitants avaient pour Aoda la dégoûtait. Car seule une personne foncièrement gentille aidait les autres dans le besoin comme Tagan et elle l'avaient été. Les gens d'ici s'attardaient sur des détails sans importances. Le fait d'avoir eu un enfant sans mari ne justifiait en rien l'exil que les habitants lui infligeaient.

Elle fut tirée de ses vagabondages de l'esprit par le bruit volontairement fort d'un broc que l'on pose. Elle se retourna et vit le plus jeune des étrangers, patientant, accoudé au comptoir. Elle s'enquit de ce qu'elle pouvait faire pour lui.

— Rien, j'attends que tu finisses pour te raccompagner chez toi.

Maelia eut du mal à cacher son angoisse. Malgré la jeunesse de celui qui lui faisait face, elle avait peur. Ne sachant pas comment refuser poliment, elle joua avec son tablier.

— À moins que tu ne vives ici ? Où que quelqu'un le fasse ? demanda-t-il en enlevant sa capuche.

Elle tenta de l'en dissuader, mais il ne voulut rien entendre. Alors après avoir fini ses corvées elle le laissa l'escorter, n'ayant pas le choix et puisant sa force dans l'acier mortel dormant contre sa peau.

Avant de sortir à la suite de la jeune femme, Kenelm remit son capuchon, recouvrant ses cheveux bruns pour se cacher de la vue d'éventuels badauds. Il ne l'avait retiré que pour essayer de gagner la confiance de la serveuse qui lui avait semblée au bord de la panique quand il lui avait proposé sa compagnie.

C'est Eunan qui lui avait ordonné de la raccompagner jusqu'en lieu sûr et sans discuter. Il avait obéi, comme à chaque fois.

La jeune femme marchait vite et il avait remarqué à plusieurs reprises qu'elle touchait un renflement sous son jupon. Elle devait dissimuler une lame, mais il était persuadé que cela ne lui serait d'aucune aide si des hommes s'en prenaient à elle. Elle paraissait trop chétive et peu sûre d'elle pour ça. Une proie toute désignée pour n'importe qui.

La sortie du hameau arriva vite, curieux il demanda où ils se rendaient.

— La maison où je vis est à l'extérieur du village, il doit y avoir un kilomètre à faire encore. Mais tu peux me laisser là.

Il refusa. Elle insista.

Leur échange dura un moment. Il avait beau lui avoir expliqué que c'était un ordre de son maître et qu'il ne désobéirait pas. Elle avait continué, soulignant qu'il était stupide de ne jamais prendre d'initiative.

Elle abusait de sa patience, alors il fit de son mieux pour détourner la conversation.

Il se présenta, mais en vain, car elle était revenue à la charge. Il regrettait presque qu'elle n'ait plus peur. Il décida d'arrêter de lutter et se concentra sur l'environnement. C'est comme ça qu'il aperçut l'archer non loin d'une maisonnette.

— Je ne veux pas t'inquiéter, souffla-t-il, mais un homme nous vise avec ses flèches. J'espère que c'est ton mari.

Elle le rassura et salua Arzel qui s'approcha pour détailler l'inconnu de plus près. Comme à son habitude il ne fit pas la conversation et parut même hostile à l'encontre de l'étranger.

Kenelm n'était pas fâché de se débarrasser de cette pie bavarde et de son ami mal luné et partit se coucher son devoir accompli.

***

Maelia était épuisée, son corps avait été ravagé par la maladie. Ses muscles avaient fondu et elle ne s'était pas encore faite au rythme de travail.

La journée commençait à être longue, de plus ce soir elle rentrait seule alors que la veille Arzel s'était débrouillé pour l'attendre. Mais ce matin à l'aube il était parti pour revenir que le lendemain en fin d'après-midi.

En quittant l'auberge, elle entendit des rires d'hommes par le chemin qu'elle avait envisagé prendre. Elle décida de faire un détour par la place du village pour les contourner.

Le centre de la bourgade était le seul endroit éclairé par deux lanternes. Elle se dépêcha de quitter la lumière, se sentant vulnérable ainsi exposée. Mais revint sur ses pas en apercevant une nouvelle affichette sur le panneau d'informations. Elle avait la chance de savoir lire. Ses parents s'étaient donnés du mal pour l'instruire et lui offrir plus de possibilité d'avoir une belle vie. Ils avaient fourni leur maximum pour leurs trois enfants. Son père avait été un peu excentrique en inventant toujours des explications tarabiscotées pour élucider ce qu'il ne comprenait pas. Mais elle l'avait aimé pour ça, comme elle avait aimé sa mère pour sa douceur et sa petite sœur pour son espièglerie. Dorénavant, quand elle pensait à eux elle ne voyait que leur corps sans vie et du sang, beaucoup de sang.

La nouvelle affiche était un portrait. Un jeune homme, tout juste adulte y était représenté. Dessous été indiqué :

Individu dangereux, châtain aux yeux noirs, souvent aperçu équipé d'un arc.

Récompense pour sa dépouille : 50 pièces d'or.

La prime était énorme. La peur l'assaillit. Car l'homme dessiné avait le même visage que son père avec la bouche et les yeux de sa mère. Elle essaya de se raisonner. Parce qu'aux dernières nouvelles son frère était un esclave comme elle. Mais quelque chose dans ce portrait lui était familier. Si jamais il s'agissait de Beag, comme Maelia le pressentait, elle devait le retrouver et le protéger d'une façon ou d'une autre. Elle était la grande sœur, c'était son rôle.

C'est tremblante et perdue dans ses souvenirs qu'elle quitta le panneau. Trop accaparée par ses inquiétudes elle ne fit pas attention aux hommes qui la hélèrent et l'invitèrent à passer du bon temps. C'est quand une main calleuse emprisonna sans douceur son bras qu'elle comprit. Sans réfléchir, elle gifla le propriétaire et partit en courant.

Elle souleva sa robe au-dessus de ce qui était considéré comme étant de l'ordre du correct pour aller plus vite et reçut en retour un sifflement envieux de l'un des animaux à sa suite. Car c'est ce qu'ils étaient en cet instant. Elle percevait le mélange de ricanements et de respirations fortes dues à l'effort physique.

Chaque foulée lui était de plus en plus difficile, elle n'entendait plus que son sang résonnant à ses tempes, ses joues la brûlaient et elle était à bout de souffle. Malgré tout elle essayait d'allonger toujours ses pas et d'entretenir la distance.

Elle ne réfléchissait pas. Elle en était incapable. Il lui fallait fuir. Loin. Elle était inapte à comprendre les conséquences d'amener les trois hommes jusqu'à la demeure Aubiols, où devait dormir profondément la vieille Aoda. Elle se dirigeait simplement vers le seul endroit où elle se voyait en sécurité. Il ne lui vint pas une seconde à l'esprit de dégainer le cadeau de Tagan.

Mais bientôt ses muscles chétifs et la pente eurent raison d'elle et elle chuta. Elle n'osa pas se retourner ou bouger. Elle les sentait. Malgré la noirceur de la nuit et des bois, elle savait qu'ils la détaillaient. Elle entendait leurs rires et leurs encouragements mutuels par-dessus les tambourinements de son cœur. Dès que l'un d'eux se lancerait, ils ne s'arrêteraient pas. Frissonnante, elle pivota pour les regarder. Leurs visages et leurs traits étaient invisibles dans la nuit. Elle ne percevait d'eux que leur imposante carrure et ça et là : le reflet de leurs yeux ou de leurs dents. C'est avec un filet de voix qu'elle supplia de pouvoir repartir, déclenchant leur hilarité et le début du supplice.

L'un d'eux arracha le tissu lui couvrant la poitrine avant qu'ils ne se mettent à la toucher. Chacun y allait de son commentaire. Elle ferma les yeux, les implora, mais rien ne changea. Elle pensa à sa dague, mais n'osa pas. Elle qui s'était toujours targuée d'être courageuse, elle avait peur. Une peur primitive, saisissante et impitoyable. Elle se résigna. Mais elle ignorait que quelque part dans les bois quelqu'un avait entendu les trois hommes et leurs rires tonitruants.

Rapide, agile et silencieux malgré la végétation dense qu'il avait à traverser il arriva vite. Déboulant sur le chemin, ses cheveux blonds emmêlés par sa course folle, son arc en main, il ne réfléchit pas et lâcha la corde. Il fit mouche, dans la cuisse de l'un des hommes. Et c'est avec une rage mal contenue qu'il somma le groupe de partir dans une économie de mot qui le caractérisait si bien. Il avait envie de tous les tuer, sans exception. La justice par la mort lui semblait la solution la plus légitime. Il était persuadé que si un jour il cédait, libérant cette part de lui, cette part sombre désirant la mort, il changerait définitivement et serait incapable de faire machine arrière et de se contrôler. Être discret et tuer étaient ce qu'il savait faire de mieux. C'est ce qui le définissait, en plus de cette soif de justice qui le coupait du monde et qu'il gardait enchaînée par égard pour sa mère. Un jour il n'aurait plus de raison de rester ici. Un jour, il ferait payer ceux qui le méritaient. Mais pas aujourd'hui. Pas encore.

Traînant leur ami blessé, les hommes détalèrent, non sans insulter Arzel. Ce dernier s'approcha de Maelia sans quitter les monstres des yeux. Il lui tendit sa veste pour qu'elle couvre le haut de son corps, et c'est sans rien dire qu'il repartit vers la maison en vérifiant qu'elle le suivait.

Il ne lui reparla pas de l'incident, Maelia lui en était reconnaissante, même si elle se sentit obligée de le remercier. Il ne fit que hausser les épaules et l'évita jusqu'à ce quelle décide de partir, le patron de l'auberge ayant refusé de la garder après cette fâcheuse nuit. Elle dut vendre son couteau pour avoir de quoi survivre quelques jours et c'est avec un petit pincement au cœur qu'elle quitta le seul endroit où elle s'était sentie chez elle depuis la mort de ses parents. Cependant, c'est résolue et avec l'unique but de retrouver son frère qu'elle marchât vers l'inconnu.

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