Chapitre quatorze

Tagan demeurait assis sur un banc en bois grossier. Il ne pouvait rien faire d'autre, alors il scrutait la foule. La liesse générale ne l'atteignait pas. Il était las. La veille avec les préparatifs pour la journée d'aujourd'hui, il avait dû rester assis à contempler les rebelles s'affairer, comme en ce moment.

Le fait qu'ils fêtent la châtaigne le laissait toujours perplexe. Il n'était pas stupide et voyait derrière cette célébration originale une occasion de s'enivrer et de faire la fête. Il y avait d'autres fêtes de ce genre, ailleurs, mais en général les habitants fêtaient ce dont ils vivaient.

Malgré la bonne humeur sur le camp, certains hommes languissaient leurs femmes restées à Ylufer. La vie était trop rude ici, et les enfants n'étaient pas autorisés.

Par contre Tagan voyait poindre un problème, que Beag et ses généraux avaient de plus en plus de mal à endiguer. L'absence de filles de joie. Certaines des guerrières avaient l'air enclines à se divertir avec certains hommes, mais c'était des rapports consentis, et rares, rien qui ne soit professionnel. Il faudrait au moins une vingtaine de prostituées pour tenir les hommes tout l'hiver. Tagan ne savait pas s'il serait là pour le voir, mais il doutait que la simple séparation de bâtiments des deux sexes prévienne tous les dérapages. Des hommes restaient des hommes. Et les guerriers qui n'avaient rien à perdre ne s'embarrassaient jamais de savoir s'ils pouvaient ou non, ils se servaient. Point.

Sans s'en rendre compte, Tagan fixa Sane, encore. Le visage de cet individu mystérieux lui était familier. Mais il n'arrivait pas à situer où il l'avait déjà vu, et quand. Il avait tenté de le faire parler, le dévisageant lorsqu'il avait annoncé à ce dernier que sa tête lui était familière. Cependant il n'avait rien décelé qui pouvait l'aider. Sane avait simplement été étonné.

Drystan debout près de lui, appuyé contre le mur d'une baraque changea encore une fois de jambe d'appui. Il piaffait d'impatience, tout plutôt que d'être un piquet, mais il n'avait pas le choix. Ce qui extirpa un ricanement à Tagan.

— Qu'est-ce que tu as, petit ?

— Je suis soulagé, je ne suis pas le seul à mourir d'ennui.

— Quand les compétitions auront commencé, ça ira mieux. Je t'ai inscrit aux trois épreuves. J'espère que tu es en forme, petit, l'informa le géant avec satisfaction.

Tagan se tourna pour fixer son geôlier d'un air interrogateur, avant de demander, en pesant ses mots :

— Autant la compétition d'escrime avec les bâtons lestés, je peux comprendre. À part avec un violent coup sur la tête, je ne peux tuer personne. Mais les deux autres, ce ne sont pas le lancer de couteaux et le tir à l'arc ?

— Tout à fait.

— C'est une manœuvre pour justifier le fait que vous allez me tuer ? Au moindre faux mouvement, je me ferai larder ?

Le géant s'esclaffa.

— Non, tu étais équipé pour les trois en arrivant, je veux juste connaître ton niveau. Tant que tu ne fais rien de stupide comme te retourner avec ton arc bandé ou un couteau prêt à voler, tu n'as aucun souci à te faire. Après tout, tu es à l'essai pour que l'on te recrute.

— Je ne savais pas que ma candidature était toujours au goût du jour... À moins que ce soit aussi, et surtout, un prétexte pour savoir à qui vous aurez à faire quand vous voudrez me tuer.

Drystan planta son regard dans celui de Tagan, son visage tout à coup très sérieux.

— Ou un peu de tout ça. La suite dépend en partie de toi...

— Nous verrons alors, conclut Tagan.

Drystan hocha la tête avant de recommencer à regarder les dernières installations.

Tagan fixa les tables du réfectoire qui étaient sorties pour compléter les tréteaux, et être alignées en quatorze rangées interminables.

Maelia passa dans son champ de vision. À son dos siégeait un arc, ainsi que douze flèches empennées de noir avec un léger liseré blanc. Son frère le lui avait offert hier, puis ils s'étaient éclipsés tous les deux durant toute la journée. Apparemment Beag souhaitait faire de sa sœur une archère. Il ne pouvait pas la laisser oisive, mais, d'ici à ce qu'elle soit vraiment utile sur un champ de bataille, leur destin aurait été scellé depuis longtemps, constata Tagan.

Lors du dernier repas du soir, Maelia avait tenté de discuter avec lui, mais aux regards méfiants de son frère il l'avait ignorée de peur que Beag ne soupçonne sa sœur d'être de mèche avec lui, ou autre. Des hommes comme Beag, Tagan en avait déjà rencontré beaucoup. Il était impossible de leur faire quitter leurs objectifs de vue, et cela les rendait extrêmement dangereux. Tagan n'avait aucun doute quant au fait que si Beag estimait que c'était nécessaire, il tuerait sa sœur. Même s'il l'aimait. Cela lui fendrait le cœur, mais il le ferait...

Il ne devait pas mettre Maelia plus en danger, sinon tout ça n'aurait servi à rien...

Son absence de préocupation quant à son avenir incertain l'indifférait. Et ce n'était pas son genre... Il ne savait pas si c'était par résignation, ou si au contraire il avait espoir d'être accepté. Pourtant, les chances qu'il arrive à les convaincre de sa bonne foi étaient maigres. Il ne pouvait qu'attendre.

Egert s'approcha d'eux, un immense sourire plaqué sur le visage, tenant à la main un récipient en bois contenant des marrons chauds.

— C'est les premiers, ça vous occupera de les manger. Puis il te faudra des forces pour tous les tournois, pas vrai Tagan ? fanfaronna le jeune homme.

— Apparemment...

Drystan prit le récipient et chassa d'un regard noir le jeune espiègle.

— Ne fais pas attention, il pense être drôle. Vois le bon côté, en étant assigné ici, ni toi ni moi, n'avons eu à nous piquer les mains hier durant le ramassage des châtaignes. Rien que pour ça, je t'en dois une, petit, s'amusa le géant.

Un pauvre sourire étira les lèvres de Tagan. Il piocha un des fruits tièdes dans le plat et le décortiqua avant de le goûter.

La chaleur et la douceur le réconfortèrent un peu.

Dans son autre vie, il aurait été exalté à l'idée de participer à une compétition. Aujourd'hui, il ne savait pas quoi penser. Ne rien faire lui laissait beaucoup trop de temps pour réfléchir, il n'aimait pas ça.

Il se gifla mentalement et se forçat à revêtir sa nonchalance et son assurance. Quoi qu'il doive en découler, il s'escrimerait à donner le meilleur de lui, pour essayer de les battre tous.

La compétition des archers était la première. Durant les phases de sélections, elle ne captura pas l'attention de la foule, qui riait en buvant de l'hydromel et en se gavant de châtaignes grillées.

Tagan n'était pas encore passé, mais il ne ratait rien des essais des autres. C'était au tour de Maelia et de son frère. Tous deux étaient alignés avec treize autres concurrents. Pas plus de cinq seraient sélectionnés pour la phase suivante dans ce groupe-là.

Quand le signal fut donné, les archers saisirent une flèche, l'encochèrent, levèrent leur arc et la lâchèrent. Les tirs n'étaient pas synchronisés, ce qui donna un concert de bruits sourds et de sifflements. Vu la faible distance, ceux qui avaient manqué la cible sortirent d'eux même du rang. À la grande surprise de Tagan, Maelia n'en faisait pas partie. Au contraire, elle et son frère avaient fait mouche. Il surprit même Beag faire un clin d'œil à sa sœur, avant que les juges ne désignent les qualifiés pour l'étape suivante. Avec leurs tirs parfaits, la fratrie fut sélectionnée et le tour de Tagan arriva.

Maelia lui sourit quand ils se croisèrent, cependant il feignit de ne pas la voir.

Il calma son souffle, refermant sa prise sur son arme qu'il avait eu le droit de récupérer exceptionnellement pour l'épreuve.

Le tir à l'arc n'était pas son domaine de prédilection, mais cette étape ne l'inquiétait pas.

Quand le juge les autorisa à tirer, il ne se pressa pas, et, malgré ça, son trait fut l'un des premiers à toucher la cible de paille, en plein milieu du signe dessiné au charbon. Il s'intéressa à celle qui l'avait battu, avec une rapidité et une précision ahurissantes. Il ne montra aucune émotion en étudiant la femme chauve aux lignes fines et magnifiques, qui l'avait devancé.

Elle tourna son regard vers lui. Il n'eut aucun doute quant au fait que son talent avait déjà servi à tuer, la lueur froide dans ses yeux était éloquente.

Cette dernière, dont il apprit le prénom : Exurie, fut retenue comme lui pour la suite.

Ils se retrouvèrent à trente, divisés en deux groupes de quinze personnes. Les badauds étaient au rendez-vous et les paris fusaient.

Tagan jeta un œil à la foule, il y avait ceux qui s'amassaient contre la clôture du pré qui leur servait de champ de tir, et d'autres, affalés soit sur les bancs, soit à même les tables.

Tagan passa dans les premiers, avec Sane, qu'il n'avait même pas aperçu dans l'étape précédente tellement cet homme savait se faire discret. Il essaya de maîtriser ses sentiments, car, comme à chaque fois qu'il le regardait, la sensation de le connaître le harcelait, et il détestait ne pas savoir.

Cette fois-ci, on les fit reculer de la cible, des dix-huit mètres précédents, ils passèrent au double, et ils bénéficièrent de trois flèches.

Tagan répéta son rituel, ses trois flèches trouvant la cible : deux touchant le cœur, alors que la dernière se ficha légèrement à l'écart. Malgré ça, il fit partiedes cinq autorisés à continuer. Il n'avait pas pu se concentrer sur Sane, mais en voyant son résultat, il fut grandement impressionné, il n'avait rien raté.

Quand l'autre groupe passa, il se concentra uniquement sur Maelia. Ses gestes s'assurèrent entre son premier lâché et son dernier. Elle n'avait pas appris à se servir d'un arc la veille, c'était une évidence. Si seulement Tagan avait su plus tôt, cela leur aurait beaucoup facilité la tâche pour arriver jusqu'ici.

La jeune femme fut choisie in extremis pour la suite. Mais quand les dix derniers s'affrontèrent à cinquante mètres, elle fut la première à être disqualifiée, suivit d'assez prêt par Feary.

Tagan perdit à la cinquième place, c'était honorable, il n'avait pas honte de sa prestation. Il put se consacrer entièrement au reste, notamment à la finale quand les trois derniers en lice passèrent à soixante-dix mètres.

Exurie était la concentration incarnée, elle ne prêtait attention à rien d'autre que son objectif. Sa froideur et son détachement déclenchèrent un frisson chez Tagan, qui ne passa pas inaperçu pour Drystan, qui gardait toujours son poste, collé à ses semelles.

— Si jamais tu tentais de t'enfuir, ce serait certainement elle qui te tuerait.

Le voleur acquiesça, il ne doutait pas de ce qu'il venait d'entendre. Le ton n'avait pas été menaçant, Drystan ne faisait même pas cela pour lui faire peur. C'était une constatation.

Beag quant à lui, était calme, mais les aussi longues distances n'avaient pas l'air de lui réussir.

Cependant ce qui captiva le plus Tagan, c'était la posture de Sane, d'une droiture et d'un détachement presque hautain. Son comportement n'avait rien à voir avec ce qu'il était ailleurs. Car certes, il s'exprimait et bougeait comme une personne éduquée. Mais ici, à cet instant il avait une attitude... princière...

Un flash foudroya les souvenirs de Tagan, il sut exactement où il avait déjà aperçu un portrait de cet homme, dans le bureau de guerre du roi, sur le mur dédié à la famille royale d'un des royaumes voisins. Il se concentra davantage, réfléchissant à ce qu'il savait sur l'âge des portraits, et l'âge que devait avoir aujourd'hui chaque personne peinte. De toute façon il n'y avait qu'un seul blond avec un âge correspondant : Ridwen.

Sane semblait avoir une trentaine d'années, ce qui concordait avec les trente-trois ans qu'était supposé avoir le prince à l'heure actuelle. De plus, il était annoncé être tombé lors d'une bataille. Donc c'était plausible. Ridwen. Le fils ainé. Sane était l'héritier légitime du royaume de Finkel. Quelle surprise.

Mais comment avait-il atterri ici ?

Tagan douta. Peut-être qu'il se trompait. Mais si ce n'était pas le cas, cette information le mettait davantage en danger qu'il ne l'était déjà... Car sa présence devait être un secret.

Il regarda à peine la fin de la compétition, qui vit Exurie gagner.

Comment savoir qui à part Beag était au courant. Le prince était-il là pour faire profiter son pays de la chute du leur ? Ou était-ce un malheureux concours de circonstances ?

Des milliers de questions se bousculaient dans la tête de Tagan. Dont certaines le firent penser à Cadwil. Son ami était peut-être encore plus en danger que ce qu'il s'était imaginé.

Tout dans ce camp le surprenait. L'organisation, le nombre de rebelles, leurs compétences. Il avait beaucoup de raisons de se mettre à réfléchir.

Une ou deux personnes le complimentèrent lorsqu'ils passèrent à table.

Tagan se retrouva assis entre le géant et Sane. Feary était juste à côté de ce dernier. Les deux hommes avaient l'air de bien s'entendre.

En face de Feary était assis un homme d'âge mur au visage fermé, qui avait l'attitude de quelqu'un contraint à être là. En écoutant les conversations, Tagan apprit que c'était Sandayu, l'homme que Feary cherchait.

Les plats passèrent au milieu de la table. Des mets délicieux, et le premier repas de viande qui était servi depuis qu'ils étaient arrivés ici. Tagan mangea à s'en faire craquer le ceinturon. Heureusement pour lui, il y avait un battement entre le repas gargantuesque et la prochaine épreuve.

La compétition du lancer de couteaux fut un jeu d'enfant, même si Egert lui donna du fil à retordre en finale. Tagan aurait pu perdre si le jeune homme avait eu de meilleures lames. Mais ce n'était pas le cas, et il s'imposa avec des tirs d'une précision mortelle.

Quand il se détourna des cibles pour tendre son baudrier à Drystan, la foule le regardait d'un air grave, plein de respect.

— Bien joué, le félicita le géant. Dans la dernière épreuve, il me tarde de me mesurer à toi, vu les compétences que tu nous montres, ça va être intéressant.

Tagan hocha la tête et alla s'asseoir pour se concentrer. Il voulait gagner la prochaine épreuve, des trois, c'était celle qui lui importait le plus. Elle lui donnerait le loisir d'observer les autres et d'apprendre leur manière de se battre, ce qui l'avantagerait un peu en cas de fuite. Il préférait pallier à un maximum d'éventualité.



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