Chapitre quarante-sept

La nuit était tombée. Cylia était captivée par les couleurs de Sane, et celles de son épée, celles de Feary et Maelia avaient arrêté de répondre à leurs émotions depuis un moment, mais pas celle de Sane.

Sane était de plus en plus découragé, Cylia le voyait, alors elle décida d'aller lui parler.

— N'abandonne pas.

— Pourquoi ? s'enquit-il, connaissant assez l'aveugle pour savoir qu'elle ne parlait jamais pour rien.

— Ton épée luit, je ne sais pas si je peux dire ça, mais on dirait qu'elle sent que tu l'appelles.

— Je sens aussi que je peux la faire apparaître, j'ai la main qui fourmille, mais ça cesse avant que je n'y sois parvenu.

— À quoi tu penses quand ça arrive ?

— Que j'ai besoin d'elle, mais je pense à cela tout le temps depuis ce matin.

— Réessaie, l'encouragea Cylia, et si tu me permets de te toucher pendant que tu le fais, j'aimerais.

Il accepta et obéit. Il pensa à sa lame, à l'envie de l'avoir en main, de pouvoir s'en servir, à la nécessité qu'elle apparaisse.

— Là ! s'exclama Cylia, pense davantage à ça.

Sane ne savait pas trop quoi faire de plus, il pensa qu'il avait besoin que son idée fonctionne.

— Non, réagit Cylia au moment où il sentait lui aussi la chaleur disparaître.

— Merci de m'aider, mais je doute que ça serve.

— Si, sourit la jeune femme. Le besoin, l'urgence, c'était dans tes couleurs. Tu es déterminé tout le temps, mais je pense que j'ai senti la légère différence aussi.

— Alors ? la pressa-t-il.

— Tu n'y mets pas assez d'émotions.

Sane resta perplexe, il ne se sentait pas plus avancé.

— C'est quand tes couleurs se réchauffent un peu qu'elle a l'air de réagir. Je ne sais pas le contenu de tes pensées, mais peut-être que tu dois avoir plus de passion, une nécessité émotionnelle de t'en servir.

— Je pensais exactement à la même chose quand on s'entraînait au début, je ne comprends même pas comment ça peut être légèrement différent maintenant.

— Peut-être parce que ton corps sait maintenant ce qu'il doit chercher. Tout ne se passe pas toujours dans la tête.

— Sûrement, dit-il en se concentrant à nouveau.

Il fallait que sa lame apparaisse, il en avait besoin, pas que pour lui.

— Continu, murmura Cylia.

Il pensa à ce qu'il pourrait faire avec son épée, aux vies qu'ils sauveraient, il sentait sa main le chatouiller, et les doigts de Cylia serrant légèrement son épaule. Il continua à s'accrocher à ce qui comptait pour lui, à ses objectifs et surtout à ses motivations.

Puis sa paume se mit à luire. Il prit pleinement conscience de la façon dont son esprit et son corps avaient appelé ensemble la lame.

— Génial, s'enthousiasma Cylia. Tu es une belle personne Sane, quoi que tu en penses parfois, souffla-t-elle en le laissant.

Le prince se sentit plus déstabiliser par cette remarque que par le fait qu'il ait été capable de se servir de magie.

Maelia et Feary vinrent lui demander des explications intrigués et anvieux. Ils discutèrent longtemps. Sane avec difficulté réussit à réitérer l'apparition, et aida Maelia et Feary à faire de même. Il leur fallut une bonne partie de la nuit pour y arriver, mais aucun d'eux n'alla se coucher avant d'y être parvenu.

Eunan n'arrivait pas à dormir, pas parce qu'il avait peur, non, mais il avait un drôle de pressentiment qui l'empêchait de se reposer. Lui qui n'était pas du genre loquace, avait envie de parler, des semaines de mutismes forcés étaient un remède efficace contre les gens silencieux.

Son esprit divaguait souvent vers ce que faisaient Kenelm et Cylia. S'ils avaient réussi à quitter les bois des rebelles indemnes, s'ils avaient trouvé un endroit confortable et sûr pour vivre. Puis il les projetait plus loin dans le temps, avec des enfants, gentils, aimants et obligatoirement exceptionnels. Il n'avait aucun mal à les imaginer blonds comme Cylia avec le regard perçant et gris de leur père. Ce genre de pensées lui donnaient chaud au cœur, c'était à ces images qu'il s'était accrochée durant les séances de tortures. Il avait failli craquer, ses tortionnaires ne s'en étaient pas rendus compte, mais les sévices, au tout début de leur captivité, avaient été pires que ce qu'il avait été capable d'imaginer. Il regarda ses mains et ses ongles meurtris.

— C'était tellement bon de t'entendre crier, ricana le garde devant sa cage qui avait remarqué ce qu'il faisait.

Eunan cacha sa surprise, le soldat lui avait fait peur. Il donnerait cher pour avoir le soi-disant talent de Tagan et faire apparaître une arme pour embrocher un de ses bourreaux.

Si les tortures avaient cessé, c'était uniquement parce que le roi avait décidé de tous les exécuter publiquement. Mais les passages à tabac avaient continué épisodiquement, pour leur rappeler quelle était leur place.

L'intervention du garde avait réveillé Folke et Allore, Eunan les avait senties se crisper contre lui, mais elles continuèrent à faire semblant de dormir.

Eunan percevait toujours le regard du garde sur lui, mais il se faisait violence pour ne pas le défier du regard et aggraver la situation. Heureusement, la lourde porte en bois au bout du couloir s'ouvrit, et la relève des cinq gardes la franchit.

Les hommes n'étaient pas tout à fait arrivés aux cages que l'un d'eux s'exclama, réveillant tout le monde :

— C'est lui ?! C'est lui le bâtard qui a tué mon frère !

Eunan croisa le regard de Tagan, il y lut de la peur une fraction de seconde avant qu'il ne se resaisisse, et se mette debout.

— Je ne sais pas, mais si tu m'accuses c'est que c'est sûrement le cas, déclara Tagan avec aplomb.

Le garde chercha frénétiquement la clef de la cellule, avant de parvenir à l'ouvrir et de plaquer violemment Tagan contre le mur du fond.

— Espèce de petite merde, je me fous des ordres, je vais te faire souffrir, et te tuer à petit feu.

Tagan vit que les neuf autres gardes n'allaient pas intervenir. Il essaya de prendre sur lui. Il encaissa les premiers coups, il pensa à Maelia, au fait que s'il se défendait elle n'aurait peut-être aucune chance de revoir son frère ni lui. Elle lui manquait tant.

Sa lèvre céda, suivit d'une de ses arcades, le soldat s'en prit à son ventre, puis en ayant marre de le maintenir debout le laissa tomber, et continua en lui assénant des coups de pieds.

Les mains de Tagan se mirent à luire, il repoussa du mieux qu'il put ce nouvel instinct.

Il entendait comme de plus en plus loin le garde qui accompagnait chacun de ses coups, par un : « Crève ! ».

Puis, la voix de Beag :

— Défends-toi, Tagan ! Ne le laisse pas te tuer.

— Tagan ! entendit-il Drystan à son tour.

Il perçut que les gardes étaient en train de faire taire ses amis, mais tout paraissait se passer loin.

— On va tous mourir Tagan, ne les laisse pas se repaître de ta souffrance ! le secoua Eunan, qu'il connaissait pourtant à peine.

Les invectives des rebelles, ou son manque d'endurance, ou les deux, vinrent à bout de sa volonté de laisser les épées loin de lui. Dans un éclair lumineux, elles apparurent entre sa paume et le sol. Le garde eut un mouvement de recul.Tagan se retourna et s'appuya contre le mur, une de ses épées maladroitement dégainées.

— Ça suffit, parvint-il à articuler malgré le souffle coupé et le sang dans sa bouche.

Le garde hésita, mais quand il décida d'avancer pour continuer son œuvre un de ses amis le retint et le fit sortir. Puis, un autre vint devant Tagan, ils se fixèrent plusieurs secondes, avant que Tagan rengaine avec peine sa lame et fasse glisser les deux vers son geôlier, qui s'en saisit et partit.

Le voleur n'eut plus le courage de rester conscient et glissa dans le réconfort des divagations de son esprit.

Il fut réveillé par le chirurgien accroupi près de lui en train de le dénuder. Il protesta mollement, mais l'homme d'âge mûr ne prit pas en compte son agitation.

Le chirurgien se tourna vivement vers l'un des gardes :

— Va chercher mon apprenti !

L'homme obéit.

Le chirurgien retourna à sa tache, grommelant devant son travail gâché, il avait passé la journée d'hier à suturer les innombrables plaies et il devait recommencer, la plupart des points avaient sauté.

— Quel gâchis, Tagan, déclara-t-il tout bas.

Tagan ne répliqua pas. Il n'avait rien à répondre. Le chirurgien avait toujours été gentil avec lui, et avec tout le monde. La veille déjà il n'avait pas su quoi dire à son regard accusateur. Que dire à quelqu'un qui vous avez connu enfant, soigné, et qui vous soignait à nouveau alors que vous n'avez plus rien d'innocent ? Tagan l'ignorait.

— Je t'ai connu plus courageux, avec le dialogue facile... Mais je suppose que la vie nous change tous.

Tagan glissait à nouveau dans les ténèbres, il se sentait lessivé.

— Ah non, Tagan, tu restes avec moi, si tu veux tu ne parles pas, mais reste conscient.

La porte s'ouvrit sur un apprenti essoufflé qui s'approcha de son maître.

— Va préparer une infusion Chardon-Marie, Prêle des Champs et de Grande Pimprenelle, en urgence. Quand tu l'auras lancé, il me faut plus de cataplasmes Noisetier des Sorciers, Thym, Lavande, assez pour ce patient et celui d'hier, déclara-t-il en regardant Drystan, et aussi de quoi en faire avec du Noisetier des Sorciers et du Kava. Tu te rappelles jusqu'ici ? s'inquiéta le chirurgien.

— Oui, oui, ce sera tout, maître ?

Le chirurgien réfléchit un instant.

— Non, fait aussi une grande quantité d'infusion avec du Corydalle, du Kava et du Noisetier des Sorciers, cette dernière n'est pas urgente. N'oublie pas la première, celle avec le Chardon-Marie, prépare-la bien. File maintenant.

L'apprenti repartit en courant, bousculant un garde au passage.

— C'est beaucoup de mal pour pas grand-chose, marmonna ce-dernier à son collègue.

Le chirurgien l'épingla du regard.

— Au lieu de faire des remarques inutiles, aidez-moi à le dévêtir, ordonna-t-il.

Tagan luttait pour rester éveillé. Il n'avait rien de trop grave, du moins il n'en avait pas l'impression, il était simplement épuisé.

Entièrement nu, il frissonna.

— Est-ce que vous comptez continuer à regarder sans rien faire ! Allez chercher des couvertures.

— Nous n'avons pas à vous obéir, se rebella un soldat.

— Oh que si, mon garçon ! C'est assez que vous n'en fassiez qu'à votre tête, on m'a demandé de soigner ces hommes et ces femmes, je me fiche éperdument de vos rancoeurs. Je vous ai déjà demandé, hier, de bien les nourrir, et de les laisser boire à leur soif, je n'ai pas le sentiment que ça a été fait. N'avez-vous aucun cœur ? Aucune compassion ? Je vous souhaite de ne jamais tomber sur des gens comme vous.

Plusieurs gardes, penaux, baissèrent la tête, et s'exécutèrent.

Le chirurgien inspecta le corps de Tagan minutieusement. Il sortit son couteau et coupa les restes de fils inutiles. Son air soucieux n'échappa pas à Beag, quand il le vit lui palper le ventre.

L'attente lui parut longue, mais moins qu'à Tagan, qui ne souhaitait qu'une chose : dormir.

L'apprenti revint enfin, une outre tenue avec un chiffon dans une main et une bassine remplit avec des bandes de tissus imbibés de plantes.

— Attention, maître, l'infusion est très chaude. Je pars chercher les autres cataplasmes.

L'apprenti à peine reparti, la pesante porte en bois s'ouvrit à nouveau.

— Pourquoi y a-t-il autant d'agitation ? s'énerva le prince en entrant.

Son regard balaya la pièce avant de tomber sur le chirurgien et Tagan.

— Que s'est-il passé ? demanda-t-il à personne en particulier.

Personne ne répondit, il dut réitérer sa question, avec force et autorité.

— Un de vos gardes a pris plaisir à frapper ce prisonnier, votre majesté. J'ai vu son état quand je suis venu changer les bandages du prisonnier que vous m'aviez confié hier.

Beag scruta le prince, et chacune de ses réactions, intrigué par l'homme pour lequel Tagan s'était jeté dans la gueule du loup. Il avait douté de la fidélité de Tagan envers eux la veille, mais plus maintenant, même s'il savait qu'il ne fallait jamais faire aveuglément confiance aux personnes sentimentales de ce genre, il savait aussi que Tagan donnerait sa vie pour Maelia, et, s'il était là, c'était parce que ça devait être elle la rebelle aperçue avec lui à l'orée du territoire de la cité. Il en était soulagé. Bien qu'il sache que Maelia viendrait essayer de les secourir, elle avait deux raisons au lieu d'une, maintenant.

Le prince s'énerva et demanda des explications aux soldats. Ils bafouillèrent en livrant l'histoire, et le nom du coupable. Quand le prince eut fini d'écouter, il s'approcha du chirurgien.

— Va-t-il mourir ?

— Je ne peux pas en être certain. Les coups au visage n'ont pas l'air d'avoir causé de graves lésions, mais j'ai peur qu'il ait des saignements à l'intérieur de son corps et que ça finisse par le tuer.

— Ouvrez-le et soignez-le dans ce cas, lâcha nonchalement le prince, c'est votre métier.

— Ce n'est pas aussi simple. Personne, de ce que j'en sais, ne sait soigner ce type de blessure. De plus je ne peux pas connaître l'origine exacte du saignement, je le tuerais si je cherchais. Et, si je peux me permettre, votre majesté, il n'est pas le seul dont je ne peux garantir la survie jusqu'à l'exécution, beaucoup sont faibles, plus de nourriture et d'eau ne seraient pas de trop. Beaucoup ont de la fièvre, il n'est pas à exclure que leur état s'aggrave.

— Bien, céda le prince, ils seront mieux traités. Beaucoup de nos garnisons sont malades, est-ce le même mal ? Devons-nous craindre une épidémie ?

— Je ne le pense pas, vos soldats avaient des troubles digestifs en grande majorité, certains déliraient, je n'ai rien vu de tel ici.

Tagan n'avait pas quitté Cadwil du regard, même si son ancien ami ne l'avait même pas regardé. Il retint un sourire triomphant à la nouvelle que leur plan semblait marcher. Dommage qu'il n'ait pas pu le mener jusqu'au bout.

— À ce propos, reprit le chirurgien, il faudrait éviter d'épuiser vos soldats qui n'ont pas contracté la maladie, je sais d'expérience que ça augmente le risque qu'ils finissent par tomber malades.

Un regard froid fut la seule réponse du prince.

Cadwil finit par tourner les talons, une fois à la porte, il se tourna vers Tagan.

— Je reviendrais plus tard te poser des questions.




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top