Chapitre quarante-deux
Tagan attendait allongé dans un ruisseau asséché qu'Arzel revienne. Comme la nuit précédente il était allé empoisonner les réserves de nourriture d'un baraquement.
Il n'aimait pas ce plan, il avait peur qu'une quarantaine soit installée et l'exécution annulée, ou reportée. Il se fichait que les gens puissent trouver leur plan lâche, après tout les soldats en ayant chargé un campement endormi n'avaient pas fait mieux. Mais il continuait à détester l'idée.
La veille il était allé lui-même vérifier que la prison n'était pas atteignable pour libérer leurs amis plus discrètement. Il avait espéré que sa connaissance parfaite des lieux lui permette d'arriver jusqu'aux cellules sans déclencher d'alarme. Ce fut un échec cuisant, les deux entrées secrètent qu'il connaissait pour se rendre dans les sous-sols des geôles étaient gardées par des soldats au sol, et par des vigies prêtes à sonner l'alerte au moindre mouvement suspect. Ce n'était pas comme sur les toits où aucune lumière n'éclairait ce qui s'y passait, au sol ils avaient installé des torchères. Et la prison utilisée était celle de la caserne collée au mur d'enceinte du château, au cœur de ville. Le lieu le moins discret, et remplis de dizaines de soldats, seulement à quelques pas d'autres dizaines de soldats.
Il restait une option, mais elle ferait trop plaisir à Sane, et Tagan refusait de l'envisager, même si, plus le jour fatidique approchait, plus il était tenté de changer le cap de leur sauvetage. Se rendre au château, et enlever un ou plusieurs membres de la royauté pour faire du chantage. Mais si ça ne fonctionnait pas, leurs amis seraient mis à mort dans leur cellule et Sane aurait un accès direct au trône de leur royaume.
Et de toute façon, si Tagan avait un moyen d'avoir accès à Cadwil il irait le voir avant que tout n'arrive au point de non-retour. Il y réfléchissait, sans même le vouloir, espérant l'apercevoir. Mais il ne pouvait se permettre de prendre le risque d'être pris. Il était tiraillé.
Arzel arriva, sans être suivi ou poursuivi. Tagan détacha la corde de son arc pour ne pas le laisser en tension trop longtemps, avant de traverser les plantations et de rejoindre les bois, en silence, avec Arzel c'était toujours le cas.
— Tout c'est bien passé ? demanda Tagan, qui n'en pouvait plus de n'entendre que les bruits de la forêt.
— Oui.
— Tu m'horripiles ! J'ai passé des heures allongé dans des herbes, à n'entendre que mon souffle, tu pourrais faire un effort.
— Non, répliqua le chasseur dans un demi-sourire provocant.
— Et en plus tu te mets à faire de l'humour.
— En arrivant au camp, je pars chasser, déclara Arzel, sans prêter attention à la dernière réplique de son compagnon.
Tagan décida de ne pas relever. S'ils devaient retourner empoisonner des soldats, ils avaient des doses d'avance et ils savaient comment les faire s'ils en manquaient. De plus ils avaient prévu de ne rien faire demain soir, pour éviter d'éveiller les suspicions.
À peine arrivé à leur campement Arzel parti, sans un mot.
— Qu'est-ce qui lui arrive ? s'étonna Sane.
— Rien, il va chasser, on n'a pas besoin de lui demain soir de toute façon. Et être avec autant de monde, je pense que ça le pèse.
— Il aurait pu prévenir. Je ne m'y ferais jamais.
— Il en avait besoin, intervint Cylia. Il devient vite très malheureux quand il est entouré longtemps. On doit tous rester en accord avec nous même, conclut-elle en se tournant vers Tagan.
Ce dernier mal à l'aise, conscient que la belle blonde avait senti sa lutte intérieure, alla rejoindre Maelia, sous l'abri qu'ils s'étaient construit. Au lieu de trouver de l'inconfort à leur situation, il en ressentait de la liberté, la capitale l'angoissait. À cause de son passé, à cause de l'avenir qui semblait annoncer qu'il n'en ressortirait jamais vivant, à cause de tout ce qui allait se jouer. Il épousa le corps chaud et semi-endormi de Maelia, savourant la plénitude de ce moment simple et remettant à plus tard toutes les réflexions insolubles qui le harcelaient.
Kenelm fut réveillé par l'agitation de Cylia, elle était redressée et regardait fixement dans une direction.
— Il se passe quoi ? osa-t-il demander.
— Quelqu'un approche, je crois que c'est Arzel, mais il est encore loin. Je ne discerne pas bien, mais il n'est pas comme d'habitude... si c'est bien lui, conclut la voyante, dans une moue perplexe.
Kenelm se redressa, avisa le ciel à travers les branchages pour estimer l'heure, l'aube n'était plus très loin. Il chercha la chouette du regard, mais ne la vit pas. Sans attendre davantage, il se rendit près des autres dormeurs et les réveilla en leur expliquant la situation et les doutes de Cylia.
Kenelm resta près de Cylia qui ne lâchait pas des yeux la noirceur des bois dont elle seule pouvait voir au-delà.
— C'est lui, finit-elle par dire.
— Fuku n'est pas loin, si ça avait été un étranger il l'aurait réagi je l'ai entendu partir dans cette direction, surenchérit Feary.
Les rebelles avaient à peine commencé à tourner le dos à la zone d'où devait émerger Arzel, que Cylia lâcha :
— Mais quelque chose ne va pas.
— Quoi ? demanda naïvement Sane.
— Je ne suis pas devin, répliqua Cylia en le gratifiant d'un grand sourire. Ce que je vois, c'est qu'il n'a pas l'air de souffrir, il est juste perturbé.
— Voilà qui nous avance, grommela Sane en s'appuyant nonchalamment contre un arbre.
Arzel déboula, beaucoup moins discret que d'habitude. Il ne parut même pas s'étonner de voir ses amis debout à l'attendre, et sans prendre le temps de récupérer son souffle il débita un flot de paroles incompréhensibles.
— Je n'ai pas saisi le sens de ta tirade, à part le mot : rebelle. Reprends plus calmement, l'encouragea Sane avide d'en savoir plus.
— Des soldats parlaient de rebelles prisonniers, répéta Arzel.
Sane resta interdit une seconde, car ce condensé ne pouvait pas être ce que le chasseur avait dit plus tôt, c'était trop court. Il l'encouragea à développer.
— J'ai surpris un campement de deux coursiers, des soldats. Ils venaient chercher des renforts.
— Pour quelle raison les renforts ? Et quel est le rapport avec des captifs ? s'énerva Sane.
— Ils ont des prisonniers rebelles, à amener à la capitale. Ils ont peur de tomber dans une échauffourée en approchant d'ici, ils veulent une escorte.
— Où ? Combien de gardes ? Combiende de rebelles ?
— Ils sont stationnés près du premier village quand on prend la route principale.
— Et le reste ?
— Je ne leur ai pas demandé, j'ai juste surpris une conversation, cracha exaspérèrent Arzel qui en avait marre de parler.
Sane fit comme si de rien n'était, et demanda aux autres s'ils devaient tenter un sauvetage.
— Si on échoue tout est fini, déclara calmement Tagan, et si on réussit la suite va être plus compliqué, ils pourraient même annuler.
— Tu es en train de dire que tu veux les laisser à leur sort ? le questionna Exurie avec méfiance.
— Non, je ne fais qu'énumérer les deux scénarios les plus plausibles. Autant que toi je veux les sauver, mais je pense qu'on ne pourra pas aider tout le monde, il va nous falloir faire un choix.
— Et comment tu décides ? Hein ? Qui tu sacrifies ? J'aimerais bien le savoir !
— Ne t'énerve pas, je p... commença Tagan interrompu par Sane.
— Il n'a pas tort, il nous faut réfléchir, et il a raison de lister ce qui pourrait advenir. Je pense que nous devons prendre le risque de secourir ceux qui sont le plus facilement atteignables... Même si nous ne savons pas combien de gardes les acheminent jusqu'ici.
— Il nous faut prendre de vitesse les renforts, expliqua Tagan, si une unité est envoyée ça nous fera cinquante soldats de plus à tuer ou à neutraliser d'une façon ou d'une autre. Et je ne parle même pas du repli, s'il y a des blessés, si les soldats nous suivent jusqu'ici... et j'en passe.
— Je peux créer une fausse piste qui mène au Nord, intervint Arzel.
— Une qui serait convaincante ? Il faudra donner l'illusion que plusieurs dizaines de personnes on fuit sûrement.
Maelia compris à la seconde de silence qui suivit cette phrase, qu'ils espéraient tous qu'il y ait beaucoup de survivants captifs, mais qu'en même temps, plus ils seraient nombreux, plus ce serait difficile de partir sans se faire rattraper.
— Je pourrais le faire, faites-moi confiance.
— De toute façon nous partirons réellement vers le nord, puis te laisserons continuer la piste, pendant que nous retournons sans laisser de traces vers la capitale.
Personne ne remit en doute le chasseur, qui avait beaucoup de talents, ni le plan de Sane.
— Nous allons avoir un problème, par contre souligna Tagan. Le prochain village est à plus d'une demi-journée de marche. Si on agit en journée ça va être difficile, mais admettons que c'est ce qu'on choisit de faire, malgré ça, je doute que demain soir, nous soyons opérationnels pour continuer notre plan de base à la capitale, car il va nous être impossible de tous stationner ici, il nous faut une autre cachette, des vivres. Et le moindre retard va nous faire rater notre meilleure opportunité.
— Tu n'as pas tort, tu resteras ici Tagan, tu es le plus apte à survivre seul et à pouvoir faire quelque chose si ça tourne mal pour nous.
Tagan reçu comme un coup la remarque de Sane, un flot contradictoire d'émotion le balaya. En partie touché par la confiance que Sane mettait en lui, par la responsabilité qui pesait subitement sur ses épaules, et la crainte de voir ses adieux à Maelia arriver bien trop vite.
Cylia toucha son bras, compatissante, il aurait aimé se dégager, car il était persuadé qu'elle voyait aussi l'espoir qu'il avait eu de profiter de ce temps seul pour aller voir Cadwil. Mais il ne la brusquerait jamais, son calme était un vrai baume pour eux tous, et il avait compris qu'elle gardait tout pour elle, même si ça ne lui plaisait pas.
— Tu es sûr, Sane ? finit par répondre Tagan.
— Oui, je sais que tu prendras les décisions qu'il faut, et que tu t'adapteras, et que tu tenteras tout pour faire libérer les autres si on devait ne jamais revenir, ou se retrouver captifs aussi.
Tagan acquiesça.
— Pour le reste nous aviserons, il y a trop d'inconnu et spéculer ne nous amènera à rien.
Tagan aida Maelia à se préparer.
— Je n'ai pas envie qu'on se sépare, lui murmura-t-il après lui avoir volé un baiser.
— Je sais, moi non plus.
Il lui tendit son sac, elle le prit sans un remerciement, ce qui lui arracha un sourire.
— Pourquoi tu as cette tête ? demanda-t-elle intriguée.
— Tu ne dis jamais merci. Tu es toujours réfractaire à la gratitude, mais je compte bien te faire changer.
— En rêve, répliqua-t-elle avant de coller ses lèvres aux siennes fugacement.
— Je t'aime.
— Moi aussi.
Elle avait tout fait pour paraître impassible, la déclaration d'amour de Tagan lui faisait mal, parce qu'elle savait que c'était au cas où l'un d'eux ne survivrait pas. Ils ne se l'étaient jamais dit, c'était une façon pour eux de se donner l'éternité. Elle avait tout fait pour cloisonner les moments intimes et ceux qui servaient leur but, mais petit à petit, insidieusement, ils avaient volé de plus en plus de moments ensemble, et sans s'en apercevoir ils s'étaient affichés aux yeux de tous.
Elle soupira, pris ses affaires et partit avec les autres sans se retourner de peur de ne plus arriver à avancer.
Tagan réprima la douleur des adieux, et commença à ranger le campement pour effacer toutes traces de leur séjour ici. Ça lui prit du temps. Il cacha ce dont il n'avait pas besoin, et fit en sorte que rien n'indique quoi que ce soit. Le travail lui permit de se vider l'esprit.
Il passa sa cape, vérifiant que ses épées ne se voyaient pas autour de sa taille. Il vérifia que tous ses couteaux étaient bien en place dans leur baudrier et leur fourreau. Une fois tout en ordre il ne savait pas quoi faire au juste, il avait prévu de dormir dans une auberge, mais il avait besoin de solitude encore, plonger dans la ville bruyante lui demanderait une attention constante. Il se mit à marcher, et décida d'aller au bord du Nar. Le petit cours d'eau était en partie asséché au plus fort de l'été, mais à cette saison il espérait qu'il coulerait.
Le trajet fut plus long que prévu, il ne s'était pas rendu compte de la distance entre leur campement et le ruisseau. Enfant, durant des sorties montées avec Cadwil ils leur arrivaient d'échapper à leurs instructeurs et de partir au galop jusqu'aux berges et de les traverser dans des courses effrénées, l'eau jaillissant à chaque impact de sabot. C'était leur moment de liberté. Ils se baignaient parfois quand le temps était clément lors de la mi-saison, dans l'un des seuls tronçons avec de la profondeur.
Tagan n'eut pas le cœur de se baigner, il contempla les fantômes de sa mémoire jouer, rire. Ils les voyaient évoluer sous ses yeux, Cadwil chassant l'eau de ses cheveux bruns quand il remontait à la surface après avoir tenté de le couler. Suivant toujours les ombres de ses souvenirs, Tagan regarda les deux jeunes gens remonter à cheval et se diriger vers la ville. Il contempla, avec nostalgie le château légèrement en hauteur, il semblait petit de là où il était. Comme il s'était senti exceptionnel quand il y vivait et qu'il avisait la ville sous leurs pieds.
Il remâcha ses souvenirs longtemps, installé sur la plage de galets. Il était vulnérable, mais il ne s'en souciait pas. Il scrutait l'onde, laissant les problèmes présents resurgir et les manipulant dans tous les sens pour savoir comment agir. Il suivit des yeux une branche ballottée par le courant. C'est ça qui lui rappela qu'il n'avait pas vérifié tous les passages qu'il connaissait, bien que celui-là ne menait pas au cachot ni à l'intérieur même du château. Il menait au beau milieu de la cour principale du château. Pour sauver ses amis, il ne lui servirait à rien, pour enlever une personne il était tout aussi inutile, mais pour parler à Cadwil il pourrait peut-être servir. C'est avec cette nouvelle résolution en tête qu'il se redressa.
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