Chapitre douze

— Tu as l'air frigorifiée Mae, s'inquiéta Beag.

— Ça va, râla la jeune femme.

— On devrait aller à l'intérieur tu y serais mieux, pourquoi tu veux à tout prix que l'on soit seul ?

Maelia porta son regard à la ronde pour vérifier qu'ils étaient loin d'oreilles indiscrètes. Elle ne vit rien d'autre que les arbres et entre les rares trouées la verdure des plaines où paissait le bétail de la rébellion.

— Parce que je veux que tu me dises la vérité.

— À propos de quoi ? Je n'ai aucune raison de te mentir ou de mentir à mes hommes.

— Tu es content d'être là ? D'être le chef de ça, dit-elle en tendant la main en direction du camp.

Beag croisa les bras contre sa poitrine avant de dévisager sa sœur.

— Je ne comprends pas ta question, répondit-il perplexe.

— Je vais le dire autrement : repars avec moi. Étant donné la récompense pour ta tête un jour quelqu'un va te trahir. Viens avec moi, on s'installera quelque part loin de tout, c'est trop dangereux ici.

Le profond soupir qui quitta la poitrine de Beag, informa Maelia de la réponse avant même que son frère n'est ouvert la bouche, mais elle l'écouta quand même.

— C'est chez moi ici, je suis entouré d'amis. Et puis réfléchis Mae, ailleurs, même dans un lieu reculé, les soldats viendraient avec les prévôts. Un jour, nous ne pourrions pas payer et le cauchemar recommencerait. Il faut faire quelque chose. Je n'ai pas peur de mourir, surtout si ça épargne à des familles de vivre l'enfer qui a été le nôtre. En ce qui concerne la récompense, tu n'as pas à t'inquiéter, tout le monde ici sait que ce n'est pas une vraie.

Maelia fixa son frère le temps que les mots qu'il avait prononcés fassent leur chemin. Elle ne le reconnaissait pas, il paraissait si vieux. Tellement plus que ses dix-sept ans, qu'elle se demandait ce qui avait pu lui arriver pour le changer à ce point.

— Que veux-tu dire pour la valeur de ta tête ? est tout ce qu'elle trouva à répondre.

Il lui expliqua que c'était son idée, une façon de répandre leur rébellion à travers le royaume. Maelia explosa littéralement de rage. Beag était persuadé que ses hurlements s'entendaient jusqu'au camp, mais il la laissa décharger sa colère et sa peur. Sa sœur en vint même aux mains, le bousculant en l'insultant. Elle avait tellement l'air bouleversée. Il la captura dans ses bras pour la serrer contre lui, puis lui murmura des paroles apaisantes. Elle arrêta rapidement de bouger et se mit à pleurer.

— Je ne veux pas te perdre, murmura-t-elle entre deux spasmes de sanglots.

— Je suis prudent, ne t'en fais pas. Tu resteras ici, je veillerais sur toi désormais. Tout va aller.

C'est tout ce qu'il pouvait lui promettre, car il ne renoncerait pas. Il mettrait fin à la guerre d'une façon ou d'une autre. Il ferait tomber la famille royale s'il le devait, et même les trois autres des royaumes voisins. Il ferait tout pour stopper l'esclavage. Il rendrait la liberté aux peuples, il éloignerait la terreur. Il n'avait pas encore tout planifié, mais rien ne l'arrêterait.

Ils restèrent un moment enlacés. Il la berça tout en caressant ses cheveux. Ils étaient emmêlés, mais leur longueur et leurs reflets acajoului rappelaient nettement sa mère. Maelia lui ressemblait tellement que ça lui faisait mal. Il avait beau n'être qu'un enfant à l'époque, il s'en voulait de ne pas avoir pu défendre sa famille. C'était il y a neuf ans, mais les souvenirs demeuraient d'une clarté sans pareille. Ainsi que la douleur.

Sa sœur enfin calmée, ils parlèrent en retournant vers les habitations. Il lui demanda de détailler sa vie, avide de savoir ce qu'il avait manqué. Curieux aussi d'apprendre comment elle avait rencontré Tagan, il voulait tous les détails. Plus tôt il n'avait pas insisté sur leur première rencontre. Tagan avait dit qu'ils s'étaient sauvés mutuellement la vie, mais, à la tête de Maelia à ce moment-là, Beag doutait que cela soit la vérité.

Le récit de sa sœur le fit souffrir, même si elle se contenta de raconter les faits. Son changement de maître à trois reprises parce qu'elle n'était pas obéissante. Les coups qu'elle avait pris parfois, jusqu'au jour où elle était allée trop loin. Elle avait stoppé son maître alors qu'il entraînait de force une autre esclave pour la mettre dans son lit. Elle lui avait saisi le poignet, il l'avait giflé en retour et elle s'était rendue. Il avait ensuite saisi un couteau pour la faire reculer alors qu'elle se jetait à nouveau sur lui. Et l'avait blessé avant qu'elle ne soit maîtrisée et arrêtée.

— Tu as toujours été courageuse Mae, lui dit-il alors qu'elle faisait une pause dans son récit.

— Ou stupide, rétorqua-t-elle. Je pense que pour être courageux il faut avoir peur. À ce moment-là, je crois que je n'avais même pas peur, j'ai juste réagi.

— Arrête de te dénigrer et raconte-moi la suite.

Ce qu'elle lui dit après l'intéressa d'autant plus, car Tagan entrait en scène. Il ne cacha pas son admiration devant tant d'audace et de savoir-faire quand elle lui raconta leur évasion. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de devenir de plus en plus méfiant. Qu'un homme qui avait apparemment reçu une éducation complète raille le roi, et qu'il puisse se faire arrêter lui paraissait insensé. Puis, comble de l'ironie, il s'était retrouvé enchaîné à la sœur du chef des rebelles. Même si à ce moment-là il n'avait aucun moyen de connaître le lien de parenté entre Maelia et lui. Mais la coïncidence lui paraissait énorme. Il faudrait être un fou pour ne pas s'interroger.

Des mots de son père lui revinrent en mémoire : « Méfie-toi du destin, il est plus capricieux et joueur que l'homme ne le sera jamais. ». Cependant dans le cas actuel cela semblait impossible. Il devait réfléchir et partager tout ça avec ses amis.

Maelia s'inquiéta de voir le nombre de questions que Beag posait sur Tagan. Elle tut certaines choses, notamment les origines de son ancien compagnon d'infortune. Elle avait peur que la vérité s'apprenne et qu'il soit traité comme un traître et exécuté. Son frère était devenu un homme froid et calculateur.

Elle était persuadée que Tagan n'était pas là pour la tête de Beag. Elle avait eu la révélation en le voyant prendre le risque de se faire éventrer pour empêcher les hommes de l'entraîner à l'écart. Il avait aussi risqué sa vie quand ils étaient prisonniers, sans rien savoir de tout ça. Et il n'était pas stupide, s'il tuait Beag, il ne sortirait jamais vivant du camp. Puis, elle ne le voyait pas se rendre à la cour pour recevoir la récompense, il l'avait fui. De toute façon, si son frère voulait savoir des choses il n'aurait qu'à demander lui-même, elle ne voulait pas trahir Tagan et ne changerait pas d'avis.

Elle retourna la question en demandant à son frère de raconter comment il était arrivé là. Comme elle, il avait changé de main. Jusqu'à ce que son maître ne le cède aux rangs de l'armée. Il avait déserté durant son apprentissage et était venu se cacher ici avec des amis. Et petit à petit, le groupe restreint avait grandi.

— Je suis très impressionnée Beag, admira Maelia.

Pour toute réponse son frère haussa les épaules et lui sourit.

Au camp l'agitation était constante. Beag appela une femme qui passait prêt d'eux :

— Exurie, je te présente Maelia ma sœur. Retrouve ses affaires et amène-les dans la baraque des femmes.

— Comme tu voudras, déclara la jeune femme sans jeter un coup d'œil à Maelia.

Par contre, Maelia l'avait bien détaillé, choquée par son crâne rasé et ses yeux dont le contour était peint d'un noir profond qui faisait ressortir le bleu cristallin de ses yeux. Exurie était grande et élancée. Maelia était certaine qu'elle pouvait être magnifique, le genre de perfection que tous les hommes convoitent. Cependant, comme elle était actuellement, elle avait la beauté farouche d'un animal sauvage hors d'atteinte.

— Ne t'inquiète pas pour Exurie, elle n'a pas l'air aimable, mais c'est une femme de valeur. Je sais que si je te laisse avec elle tu seras dans de bonnes mains.

Maelia cacha sa déception. Persuadée qu'elle avait été jusqu'alors, de passer presque tout son temps avec Beag, du moins jusqu'à ce que la douleur à l'idée de se séparer de lui soit moins présente.

Il lui fit visiter le camp. L'armurerie dans l'une des cabanes en bois, qui était plutôt fournie, le chalet où dormaient les femmes, les nombreuses tentes qui abritaient les couches des hommes, le pavillon qui servait de cuisine. Maelia était impressionnée par l'organisation, surtout que plusieurs chantiers en cours montraient que le nombre d'abris en bois allait augmenter. Il y avait vraiment tout, comme dans un village. Elle était même impressionnée du grand nombre d'animaux de ferme qu'ils possédaient. Et malgré tout ça, il restait un grand espace de verdure non exploité à l'arrière des bâtiments.

— Ici c'est l'infirmerie, et aussi le lieu où, les généraux et moi, nous dormons. C'est le seul refuge en pierre, c'était déjà là quand nous sommes arrivées. Je suis souvent ici ou au réfectoire si jamais tu me cherches.

La seule et unique pièce tournait autour de la cheminée centrale. Derrière l'âtre Maelia apercevait plusieurs lits, sous lesquels elle voyait les affaires de leur propriétaire. Derrière la porte se trouvait un meuble imposant qu'elle devinait rempli du matériel médical. Une vieille table en bois recouverte de papier trônait non loin, c'était tout.

Ils quittaient la demeure quand Drystan et Tagan arrivèrent.

— Tout va bien ? s'enquit Beag.

— Ouais, je vais vérifier ses points et que ça ne s'infecte pas.

— Il est blessé ?

— Ce n'est rien de bien méchant, mais votre géant est pire qu'une mère poule, intervint Tagan.

Beag et Drystan échangèrent un signe de tête qu'eux seuls étaient capables de comprendre, puis le frère et la sœur repartirent faire leur visite.

Tagan s'installa sur le lit que Drystan lui désigna.

— Je peux très bien m'occuper de tout cela seul, tenta à nouveau Tagan, qui n'aimait pas trop se retrouver à la merci du géant.

— Petit, ne me chatouille pas, l'avertit Drystan.

Tagan se calma, décidant plutôt de provoquer Drystan d'une autre façon. Pendant que le géant lui appliquait une pâte verdâtre sur la plaie, il demanda en affichant un sourire éclatant :

— Tu ne trouves pas que c'est une perte de temps de soigner un homme que tu devras certainement bientôt tuer ?

Drystan souffla, mimant l'exaspération, mais le rictus qu'il tentait de dissimuler était bel et bien un sourire, sauf qu'il ne lui répondit pas.

— Tu as quoi, entre trente-cinq et quarante ans, tu obéis aux ordres d'un chef qui est tout juste un homme, et c'est moi le « petit » dans cette histoire.

— Petit, commença le géant en appuyant bien sur le premier mot, quand je t'ai dit de pas me chatouiller c'était pas une blague. Ma main fait deux fois la taille de ta tête, pense à ça.

Tagan s'esclaffa.

— Tu sais que je te trouve plutôt sympathique ?

Le géant ne lui répondant toujours pas, il redemanda :

— Plus sérieusement, je ne suis pas stupide. Votre chef ne me fait pas confiance. Quand il me questionnait, j'ai senti son animosité, je ne suis pas dupe, cela ne changera pas. J'ai aussi constaté que plus de personnes me surveillaient que pour Feary. Alors, pourquoi perdre ton temps à me soigner ? Je ne t'ai rien demandé.

— C'est plutôt à moi de te demander pourquoi tu es venu jusqu'ici, sachant que tu as l'air assez intelligent pour savoir qu'on te laisserait pas partir ?

— Parce que... et bien, Tagan resta interdit, il ne savait pas vraiment pourquoi il était là.

— Tu es venu tuer Beag ? demanda simplement Drystan.

— Non, je me fatigue moins en volant pour gagner ma vie qu'en venant me perdre jusqu'ici et essayer de tuer un homme dangereux, qui a avec lui plus de trois cents personnes prêtes à me faire payer mon geste.

— Avec l'arrivée de tes amis et toi, nous sommes trois cent cinquante-sept. Maintenant, je te demande où tu as appris à évaluer aussi précisément une foule, où bien tu éclaircis tes origines de toi même, petit ?

— Si je te réponds, ça ne changera rien. Je ne suis pas là pour assassiner qui que ce soit, c'est tout ce que j'ai envie de te dire, mais tu n'es pas obligé de me croire...

Drystan rangea l'onguent et s'essuya les mains sur son pourpoint kaki.

— Une semaine à vivre ce n'est pas si mal, n'est-ce pas ? questionna Tagan en se relevant.

— Tu es trop intelligent pour ton bien, petit.

Tagan lui fit un clin d'œil et quitta la cabane. Il ne comprenait pas pourquoi il se sentait guilleret alors qu'il était fait comme un rat. Maelia serait en sécurité ici, c'était déjà un bon point, et ça lui faisait plus plaisir que ça n'aurait dû. Elle rayonnait avec son frère à ses côtés. Il n'avait jamais eu la chance de la voir vraiment heureuse. C'était bien ce qu'il avait fait. Il devait se consoler en pensant cela, surtout vu l'avenir incertain et peut pérenne qui se profilait.

Cependant il n'avait pas menti, il ne comptait pas tuer quelqu'un, du moins pas tant que personne ne chercherait à le rendre au néant... Et il aimait bien le géant.

Feary bouchonnait son cheval. Sane le regardait faire avec une impassibilité qui montrait un entraînement accru à la surveillance, Feary le sentait. Il ne trouvait pas encore ce que cachait son regard bleu, mais avec le temps il ne doutait pas d'y parvenir.

Son instinct l'avait conduit sur le chemin qu'il ne voulait pas. Il s'en était douté pourtant. Mais voilà, il était un grand croyant. Comme le premier porteur de Lune il sentait la mort le regarder. Il avait peur d'elle. Mais il était venu quand même. Il ne comprenait pas en quoi sa place au sein d'une rébellion allait empêcher une armée de bêtes destructrices d'anéantir l'humanité, mais ce n'était pas à lui d'en juger. Son envie de rencontrer Sandayu l'avait conduit jusque là, et comme toujours il ferait de son mieux. Il serait juste et clément. Et se servirait à bon escient de ses compétences. Il ne reculerait pas et serait un élément indéfectible de la rébellion.

Il soupira de contentement. Il était clair avec lui même, et cette paix intérieure le rendait heureux.

Egert les rejoint.

— Je viens m'ennuyer avec vous... ou alors on peut rejoindre Drystan et s'ennuyer avec lui. C'est vraiment énervant cette période d'essai, il y a rien qui ne soit pas « dangereux » sur le camp... On aura qu'à se faire un Triga, j'ai des dès, ça nous occupera.

— Je me porte garant pour le porteur d'épée, résonna une voix caverneuse dans leur dos.

Feary se retourna, sachant très bien que c'était le célèbre Sandayu qui venait de s'inviter.

— C'est sûr qu'avec ton arrivée ça va être la fête, répliqua Egert avec sarcasme.

L'épéiste le détailla du haut de son mètre quatre-vingt.

Sane intervint avant que la joute verbale ne s'installe :

— Ce n'est pas à vous de décider, ni à aucun de nous. Beag décidera si Feary peut ou non ceindre son épée. Vous n'aurez qu'à formuler votre requête au souper de ce soir.

— Très bien, quoi qu'il en soit, demain je veux me mesurer à lui avec des épées en bois lestées, ou ça aussi il faudra que je demande la permission ?

Sane fit un geste négatif avec la tête.

— Cela ne sera pas possible. Demain il y a les préparatifs pour la fête de la châtaigne d'après-demain. Il vous sera possible de faire ce que vous souhaitez lors des tournois. Cela pourrait être intéressant.

Sandayu se crispa de colère, mais ne réagit pas. Il n'aimait pas être contredit, Feary le sentait dans la façon dont il dévisageait Sane. Il y eut un moment de flottement où rien ne se passa. Puis Sandayu les quitta, Cendre battant sa hanche, l'énorme kunzite sur son pommeau accrochant la lumière lorsqu'il pivota, renvoyant des éclats parme à la ronde.

Feary était heureux à l'idée de montrer prochainement son savoir-faire. Il avait le sentiment qu'il serait à sa place ici et cela le ravit d'autant plus.



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