Chapitre cinq
Kenelm s'impatientait. Eunan était parti la veille en fin d'après-midi leur acheter des vivres et trouver des informations sur le prochain contrat. Son maître lui avait donné peu d'indications, juste qu'ils devaient tuer le chef d'une bande.
C'était habituel, Eunan ne disait jamais rien. Parfois il réfléchissait à voix haute. En général, il fallait le laisser parler sans l'interrompre, c'était l'unique façon pour Kenelm d'en apprendre un peu plus. Quand il arrivait à dénouer les méandres des analyses de l'assassin.
Seul, au milieu des arbres Kenelm se mit à aiguiser ses lames. Eunan n'avait pas voulu qu'ils soient vus ensemble. Il était allé à Ylufer, une petite ville. La dernière avant des zones boisées à perte de vue recouvrant des montagnes dont personne ne connaissait l'étendue. C'était dans ce labyrinthe qu'ils devaient trouver leur homme. Si Kenelm n'avait pas eu une foi inébranlable dans les talents d'Eunan il aurait imaginé la tâche impossible. Sauf qu'il savait que son maître était un traqueur très instinctif auquel personne n'échappait. Personne.
Une fois tous ses couteaux rangés il s'occupa en s'entraînant à les lancer sur le nœud d'un chêne à quelques mètres devant lui. Satisfait, il recula à une quinzaine de mètres et tenta à nouveau d'être aussi précis. Mais échoua. La patience le déserta et la minutie avec. Il grogna, jura et perdit définitivement son sang-froid.
— Je vais finir par croire que tes médiocres performances avec le bâton n'étaient pas feintes. Moi qui pensais que tu cachais tes progrès pour mieux essayer de m'abattre. Visiblement je n'ai pas de soucis à me faire si tu rates un arbre en te tenant si près, commenta Eunan en s'avançant vers le campement de fortune.
Kenelm rosit de honte. Honte d'avoir été aussi médiocre devant son maître. Et honte qu'Eunan n'ait jamais été dupe ces derniers mois lors de leurs entraînements. Il n'arrivait jamais à lui cacher quoi que ce soit. Alors que lui était opaque. Kenelm ne savait rien du tueur ni ce qu'il aimait ni ce qu'il détestait. Eunan était un assassin. C'était tout. C'était lui. Jamais d'émotions. Jamais de regrets. Aucune humanité. Du moins Kenelm n'avait jamais rien vu de tel.
L'assassin vint près de lui, ouvrit sa cape, détacha une lame de son baudrier de lancer et toucha la cible. Le tout avait était fluide, rapide et exécuté avec une décontraction née de l'habitude.
— Le calme et l'équilibre. C'est ce qui te fait défaut. Si tu n'es pas à ce que ta tâche, ne la fais pas, trancha-t-il. Mangeons.
Kenelm obéit sans broncher. Comme toujours.
Eunan avait rapporté du pain frais, ce qui avait terriblement manqué à Kenelm, qui ne put s'empêcher de se jeter dessus. Alors qu'il mâchait avec appétit Eunan parla, le regard dans le vague et d'une voix monocorde :
— Huit mois, c'est à peu près ce que nous avons et nous sommes presque au but. Quelque chose cloche... Mais ce n'est pas un piège... Ça ne peut pas être un traquenard. À moins que le commanditaire ait parié que sa demande soit suicidaire, ce qui n'est pas faux dans le fond. Parce qu'à priori ce serait une centaine d'hommes qu'il aurait sous ses ordres... On voulait m'éloigner, ça doit-être ça. Au départ, j'ai cru que c'était pour me suivre et mettre la main sur tous mes contacts, mais je n'ai vu personne dans notre ombre. Puis, il y a ces affiches, dit-il en soupirant et en marquant une pause. Il va falloir que je retourne à la capitale chercher Cylia, j'ai un mauvais pressentiment. Il faut qu'elle soit avec nous.
Kenelm souffla sans vraiment s'en rendre compte trop concentré à essayer de démêler les paroles incompréhensibles d'Eunan.
— Un problème garçon ?
Le jeune homme devint rouge. Car le problème c'était son manque d'envie de voir la belle Cylia en adoration devant le tueur et il était hors de question pour lui de l'avouer.
— Non aucun.
— Ça ne m'enchante pas non plus, je vais devoir la toucher pour l'amener ici. Et elle ne peut pas s'empêcher de commenter ce qu'elle observe. Ça devrait te faire plaisir, après ça elle sera certainement entièrement tournée vers toi.
— Quoi ? s'étrangla Kenelm.
— Tu ne vois rien, s'indigna presque Eunan. Tu deviens un homme, Cylia y est sensible. Tu es la seule personne à t'ouvrir à elle sans retenue. Elle sourit toujours quand tu es près d'elle. Je pense que ton rêve va se concrétiser dans ces montagnes.
— Je ne comprends pas, bredouilla le garçon.
— Tu dois bien être le seul. Un jour tu différencieras curiosité et amour, déclara Eunan avant de clore définitivement la discussion en se levant, laissant Kenelm complètement perdu.
Eunan alla se reposer, pour s'oublier dans le sommeil et ne pas réfléchir à ce que Cylia penserait de lui quand elle l'aurait touché, quand elle prendrait conscience qu'il n'était pas l'homme bien qu'elle appréciait. Et surtout, il pria silencieusement pour qu'elle ne se sente jamais coupable des actes qu'il avait commis.
Les jours suivants les deux hommes arpentèrent la futaie et les roches à la recherche d'abris : discrets, difficilement accessibles et aménageables. L'objectif était d'autant plus compliqué qu'il leur fallait éviter les autres humains furetant dans les bois.
Eunan tenait à bien visualiser les lieux qui les hébergeraient tous les trois durant des semaines. De rudes semaines d'hiver où la neige cacherait les points d'eau, les chemins et tout ce qui était vital. Ils devraient être prêts pour ça. Mais au moins ici dans les montagnes ils seraient invisibles pour le monde et Eunan pourrait surveiller les habitudes de sa cible : le chef de la rébellion naissante, et le tuer au moment opportun.
Plus de deux semaines, ils errèrent, tâtonnant, rampant et s'épuisant. Eunan aurait le temps de réfléchir à cette histoire et de faire les choses à son rythme. Au final ils choisirent cinq emplacements. Les deux plus éloignés se retrouvant distant de presque deux jours de marche, leur offrant ainsi la préférence du lieu. L'un d'eux était une grotte spacieuse, avec un ruisselet courant sur l'une des parois formant au sol une petite retenue qui leur serait bien utile. De plus, ils n'avaient pas exploré toutes les cavités voisines qui, ils l'espéraient, leurs permettraient d'en faire un camp de base pratique et assez douillet.
Kenelm fut chargé de tous les pourvoir en combustibles, en eau et tout le nécessaire possible. Mais tout ce qu'il devait acheter ou se procurer il devait le faire dans la discrétion. Son maître lui donna rendez-vous dans à peu près un mois à l'un des cinq points, lui rappelant qu'ils devraient y séjourner l'hiver et qu'il était nécessaire de les achalander en conséquence.
***
Le garçon voulait toujours le tuer, il le sentait et le voyait dans l'éclat de ses yeux gris. La présence de l'aveugle changerait peut-être ce point. Eunan l'espérait. Car même si Cylia et lui étaient proches, elle ne lui pardonnerait jamais de tuer le jeune intrépide. Elle n'avait qu'eux. Les autres personnes étaient effrayées par elle à cause de son don, ou alors ils avaient pitié de son infirmité. L'aubergiste prenait soin d'elle parce qu'Eunan le payait grassement pour ça et que l'homme n'était pas fou. Il était conscient qu'à la moindre égratignure, il viendrait le tuer. Voilà tout ce qu'il inspirait aux gens : la peur. Sauf à Cylia. Pour Cylia il était le sauveur. Celui qui lui avait donné un toit, de la chaleur et à manger. Une tranquillité qu'elle n'avait jamais connue dans la rue, ou avec ses parents qui avaient exploité son handicap pour faire lâcher quelques pièces d'apitoiement aux passants. Mais quand la petite était devenue complètement aveugle et que des jeunes tout aussi miséreux, mais en pleine possession de leurs moyens, s'étaient mis à lui voler le maigre butin qu'elle arrivait à gagner, ses parents l'avaient tout simplement abandonnée.
Eunan se rappelait que trop bien cette époque. C'était encore le temps où sa fougue essayait constamment de le dominer et où il voulait tuer tous les êtres qu'ils trouvaient mauvais. C'était aussi là qu'il avait appris la patience et à mettre son envie de vengeance de côté.
Il s'était fait seul. La rue ne laissait pas le choix. Il fallait échapper aux soldats et aux autres trafiquants d'enfants pour rester libre. Et savoir s'imposer dans les groupes. Une enfance constamment sur le qui-vive.
Il se rappelait peu de ses parents. Ils l'avaient caché le temps que les gardes prennent l'impôt. Ils avaient été trop pauvres et n'avaient pas la somme demandée. Les percepteurs avaient fait arrêter son père comme paiement. Et après ça, sa mère était venue le retrouver pour l'amener à la capitale. Il se remémorait ses larmes et de ses sanglots, de ses pitoyables excuses quand elle lui avait expliqué que c'était la seule chance qu'elle pouvait lui donner, que c'était mieux que d'être esclave.
Il l'avait revue quelques fois au coin de rues malfamées vendant son corps pour une misère, toujours un peu plus décrépie à chaque fois. Elle n'avait pas survécu longtemps, à moins qu'elle ait refait sa vie, car un beau jour il ne l'avait plus jamais aperçue. Il n'avait jamais cherché la réponse, à quoi bon, c'était comme pour son père, ça ne lui aurait rien apporté. Le garçon plein d'espoir et d'émerveillement pour le monde qu'il était, avait péri le jour où son père fut amené. Et il ne savait que trop bien que les choses mortes restaient perdues.
Au fur et à mesure de sa vie d'errance et de larcin, il s'était inventé des règles. Une ligne de conduite à laquelle il ne dérogeait jamais. Et ses règles l'avaient incité à devenir un assassin. Un assassin qui n'aimait pas tuer. C'était toute l'ironie de sa vie.
Il n'avait aucune vision de son avenir. Seulement sa représentation de ce qui était juste. Tant qu'il n'éprouvait pas de plaisir et qu'il gagnait de l'argent pour subvenir à ses besoins, à ceux de Cylia et Kenelm, il continuerait. En espérant de tout son cœur que sa chute, que ce soit parce qu'il serait trop vieux, trop lent ou trop confiant, ne les entraîne pas avec lui.
Avant de retrouver ce trésor qu'il s'était juré de protéger, avant qu'elle ne lève le voile de tous ses secrets et qu'elle ne le ralentisse, il décida d'aller à la recherche d'informations sur cette mission plus qu'étrange.
Lors de ses emplettes à Ylufer, il avait découvert une affiche avec une grosse récompense pour la mort d'un jeune homme. En se renseignant, il avait conclu que c'était sa cible. C'est ce constat qui le poussait à aller chercher Cylia. Il ne comprenait pas pourquoi les autorités et à priori la haute sphère du royaume souhaitait la mort de cet homme. Et encore moins pourquoi ils y mettaient autant de moyens. Après tout un groupe épars de fuyards, vivant reclus au plus profond des montagnes ne pouvait pas être une menace sérieuse.
Depuis la venue du messager, il avait une mauvaise impression. Comme si un vent froid lui caressait la nuque lui promettant la mort. Il laisserait Cylia à l'abri avec Kenelm le temps de se charger de la cible. S'il échouait, le garçon s'occuperait d'elle.
Le sentiment d'être le dindon de la farce dans ce meurtre ne lui plaisait pas et l'idée d'y entraîner les autres lui était insupportable. Il aurait pu abandonner, rien n'était plus facile que de se faire oublier. Mais même si c'était du suicide, il irait, parce que c'était comme ça qu'il fonctionnait. Il avait accepté. Il honorerait le marché, mais il voulait comprendre. Comprendre le fin mot de cette situation frôlant l'absurde. Pourquoi envoyer un assassin pour sa discrétion, en le payant une fortune et proposer une récompense ahurissante en placardant des affiches partout à la vue de tous ? Eunan ne saisissait pas pourquoi le roi ou l'un de ses sénéchaux ne missionait pas une petite armée écraser leur homme et ses subordonnés. À moins que lui-même ne se trompe sur toute la ligne et que le fugitif sur l'affiche ne soit pas le chef qu'il était censé éliminer. Mais il doutait avoir tort. Car même s'il avait eu tort sur un point, en étant persuadé que ces histoires de rébellions n'étaient que des affabulations nées du désespoir des gens, cette fois il avait des preuves. Des témoignages d'habitants, des indics dans le village envoyant des messagers dans les bois sous le couvert de la nuit. Il avait été spectateur de tout ça.
Il y avait bel et bien des rebelles dans les bois. Des gens qui se regroupaient pour s'élever contre l'autorité royale, contre l'esclavage, contre l'injustice. Il essayait de ne pas y penser, de ne pas céder à cet espoir fou qu'une poignée d'hommes pourrait renverser tout un système. Un système qui avait détruit sa vie, celle de Cylia et celle de tant d'autres. Car s'il y croyait il se retrouverait pris entre le besoin d'honorer sa parole et celui de suivre ses convictions.
C'est empreint de doutes et d'interrogations, qu'il fit le voyage, souhaitant que cette histoire se finisse au plus vite, peu lui en importait l'issue.
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