XXXV. Dalanas - (4/4)

La suite du parcours se révéla monotone. Dans la journée, ils avançaient à un rythme soutenu. Le soir, ils se faisaient héberger dans l'un des nombreux campements qui parsemaient le pays. Puis ils repartaient au petit matin. Aucune péripétie ne perturba le voyage. Même lorsqu'ils quittèrent le domaine de Mudjin, personne ne les ennuya. Dès qu'ils reconnaissaient la bannière du vieux Sangären, ceux qu'ils croisaient évitaient de s'approcher. Mudjin aurait constitué une proie bien alléchante, dont la rançon serait élevée en cas de capture. Mais ceux qui seraient séduits par l'idée de s'enrichir ainsi savaient qu'au lieu d'argent, ils risquaient de recevoir la visite d'une horde de cavaliers et de se retrouver eux-mêmes enchaînés et vendus, et leurs biens intégrés à ceux du khan. Quelques-uns avaient essayé autrefois. Cela faisait bien dix ans maintenant qu'aucune nouvelle tentative n'avait eu lieu.

Enfin, après neuf jours de chevauchée – un rythme rapide si on en jugeait par la distance parcourue – ils arrivèrent en vue d'un lac dont le seul émissaire était une rivière assez large coulant vers l'ouest, qui disparaissait, moins d'une longue après sa source au sein d'un bosquet assez dense. Sur la rive orientale se dressait un camp sangären important. Plus d'une centaine de tentes se répartissaient de part et d'autre d'un édifice de bois de grande taille à l'architecture complexe. Fixé sur un mât, sur le plus haut toit de ce dernier, flottait l'étendard de Mudjin. À l'ouest du campement, sur un terrain débarrassé de sa neige, un petit groupe de cavaliers des deux sexes se poursuivaient. Quelques longes plus au sud, un village se blottissait dans le creux d'une vallée. Construit en pierre il n'était pas sangären – son architecture le rattachait aux edorians – mais une route le reliait au campement. Les deux communautés collaboraient, voire entretenaient des liens plus étroits. Il n'était pas exclu que des mariages les unissent ou que des familles se répartissent entre les deux lieux. Les gens que l'on voyait dans les allées ne se pressaient pas. L'endroit respirait le calme et la sérénité, bien loin de ce que l'on imaginait de la façon de vivre des Sangärens.

— C'est magnifique ! s'écria Diosa en découvrant le paysage.

— C'est l'œuvre de Ciarma Farallona, expliqua Atlan.

— Que font-ils ? demanda-t-elle en désignant les adolescents.

— C'est un jeu. Chaque cavalier porte un foulard à sa ceinture. On doit attraper celui de l'adversaire sans se faire prendre le sien. L'équipe qui réussit à s'emparer de tous les foulards du camp opposé a gagné.

— Ça semble amusant.

Atlan s'écarta en direction du terrain. Il regardait les joueurs d'un air envieux, comme s'il brûlait de les rejoindre. Naim prit sa place à côté de Diosa.

— Voilà un endroit où je voudrais bien finir ma vie.

— Vous savez bien que ce n'est pas possible, répliqua la stoltzin.

— Je dois disparaître, c'est cela ? Je sais trop de choses ?

Diosa ne répondit pas.

— Et ma sœur ? Que deviendra-t-elle ?

— Nous nous occuperons d'elle.

Naim saisit les sous-entendus dans cette réponse. Elya réprésenterait la garantie de son silence.

— Dois-je comprendre que vous ne me tuerez pas ?

— Vous devez quitter l'Ectrasyc.

Diosa tourna le visage vers elle, un sourire éclairant ses lèvres.

— D'ailleurs ma prochaine mission sera de vous faire partir. Vous avez pu m'avoir parce que j'étais engourdie par le froid. Au maximum de mes possibilités, vous aurez plus de mal à me vaincre.

— J'ai été entraînée par les meilleurs, vous savez. Depuis maintenant un mois je m'entraîne avec Saalyn en personne.

Diosa examina sa guerrière libre, fièrement campée sur sa monture, en train de discuter avec LDSE.

— Ma sœur est bonne en effet. C'est elle qui m'a appris à me servir d'une épée et je n'ai pas oublié ses leçons. Mais elle n'est pas la meilleure. Vous découvrirez que les Légendes se tiennent un cran au-dessus.

À voir la facilité avec laquelle deux d'entre elles avaient pu vaincre une bande de brigands qui les avaient totalement submergées par le nombre, elle voulait bien le croire.

La voix impérative de Dalanas les interrompit.

— On y va, ordonna-t-il.

Aussitôt, la troupe retrouva le bel agencement qu'elle avait adopté pendant leur voyage, puis elle entreprit de descendre dans la vallée. Dans ce paysage de plaine parsemée de faibles collines, la route n'avait pas besoin de décrire des circonvolutions complexes, elle allait tout droit.

Devant le village, un groupe d'enfants jouait avec des bâtons de bois symbolisant des épées. L'un d'eux repéra les cavaliers, il s'élança vers le grand bâtiment qui s'élevait au centre de cet océan de tentes. En l'apercevant, Dalanas esquissa un sourire. Nul doute que la matriarche allait se démener pour leur offrir un accueil à la hauteur.

Ils atteignirent le village sangären en moins d'un calsihon. Les sentinelles qui gardaient la porte les laissèrent passer sans les arrêter. Tout le monde connaissait Atlan. Il était le fils de Mudjin, leur chef, son visage constituait le meilleur des sauf-conduits. Ils s'enfoncèrent sans problème au cœur du campement.

Naim étudiait attentivement tout ce qui l'entourait, et remettait en question tout ce qu'elle croyait savoir sur les Sangärens. Elle les connaissait comme pillards. En fait, ceux-ci ne représentaient qu'une petite partie de la population. Elle ne voyait autour d'elle que des artisans, sculpteurs de pierre, de bois, cordonniers, tisserands. Et cela, ce n'était que ceux qui avaient choisi de travailler devant leur tente. Un certain nombre avaient préféré rester au chaud : on entendait que les bruits de leur activité qui filtraient à travers les fins murs de toile. Elle s'arrêta un instant pour observer un artisan confectionner un étui pour y glisser un couteau. Il maîtrisait son art au point que s'en était un spectacle, avec des gestes sûrs pour fendre le cuir. En cela, il ne se différenciait en rien d'un Naytain, hormis son teint de peau que la vie au grand air n'avait pu assombrir beaucoup et les tatouages qui lui couvraient le visage et les mains. L'homme remarqua sa présence. Il interrompit un instant son ouvrage pour lui offrir un sourire avenant puis lui désigna sa production de la main. Celle-ci était suspendue à un étrier à côté de lui. Les Sangärens étaient vraiment le peuple des chevaux, puisque la majorité des objets exposée s'y rapportaient. Elle vit de quoi harnacher un cheval, sangle, rênes, longes. Il n'y avait qu'une seule selle de toute beauté, mais à l'écart, elle en repéra deux. Elles étaient inachevées, n'ayant pas encore reçu leurs ornements. Naim estima que ce n'était pas lui qui s'en chargeait.

Naim rattrapa ses compagnons alors qu'ils atteignaient presque le centre du village.

— Où étais-tu passée ? demanda Saalyn.

— J'ai fait quelques emplettes, répondit-elle.

Elle lui montra la ceinture qu'elle venait d'acheter, un travail de qualité, soigneusement taillée en cuir brun clair, décorée au fil noir selon les mêmes motifs sangärens que l'on retrouvait sur leur visage. L'artisan avait compensé la pénurie de métal en remplaçant la boucle par un système de glissière qui immobilisait la sangle sans qu'il y ait besoin d'ardillon. Saalyn renvoya un sourire appréciateur.

— Je vois qu'on se fait des petits plaisirs, remarqua-t-elle.

— Ce n'est pas pour moi.

Elle tendit la ceinture à Saalyn. La guerrière libre la regarda, intriguée.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pour ne pas m'avoir tué sur le champ quand on s'est rencontrée. Pour vous être occupé de moi quand j'étais malade et pour m'avoir fait confiance.

— Confiance est un bien grand mot.

— Vous vous êtes lancée dans cette aventure sur ma seule parole. Et puis, votre cheville, c'est un peu de ma faute si vous vous l'êtes foulée.

Saalyn la regarda longuement avant de répondre.

— Cela fait un moment que je vous observe. Pourquoi avez-vous tué cet Honëgan ? Cela ne colle pas à l'idée que j'ai pu me faire de vous.

— La panique. C'était ma première mission. Je n'avais jamais été confronté à une situation de ce genre. Cet homme m'avait surpris sortant d'une maison. Il allait me dénoncer.

— Il n'aurait pas eu beaucoup d'effort à faire pour donner une description réaliste.

— L'inconvénient d'une silhouette comme la mienne.

Saalyn hocha la tête.

— Cela ne justifiait pas de le tuer. Un cambriolage, vous auriez pris cher. Mais moins que pour un meurtre.

— Vu la maison dont je sortais, je n'en suis pas sûre.

Saalyn réfléchit un instant. Soudain, son visage s'éclaira, un sourire se dessina sur ses lèvres et ses yeux se plissèrent.

— Ne me dites pas que vous avez dévalisé les pentarques ?

— Si.

Saalyn éclata de rire, un rire franc et joyeux. Quelques cavaliers et passants se retournèrent pour découvrir l'origine de cet éclat.

— Un peu de tenue, maître Saalyn ! s'écria Dalanas. Nous arrivons.

Saalyn se calma, mais elle ne put se retenir de pouffer deux ou trois fois.

— C'est vous qui avez cassé le bureau ?

Naim hocha la tête.

— Wotan était furieux. Je vous conseille de l'éviter pendant la prochaine centaine d'années si vous ne voulez pas qu'il vous explique sa façon de voir les choses.

— Votre frère m'a appris à encaisser.

— Oh ! Wotan ne vous aurait pas touché. Mais au bout de deux monsihons de sermon, vous auriez été prête à n'importe quoi pour que ça se termine.

Saalyn reprit sa place en tête du convoi, entre Dalanas et Atlan, se retenant pour ne pas à nouveau éclater de rire. Naim la regarda faire. Elle ne lui semblait plus hostile, comme au début de cette enquête. Mais elle n'avait pas pris le cadeau.

En effet, un comité d'accueil attendait les arrivants. Au pied de l'escalier qui menait au bâtiment de pierre, une jeune femme les attendait. Un pas derrière elle, deux hommes l'accompagnaient. Et Naim n'eut aucun doute, c'était bien la sœur de Mericia : malgré la neige et le froid ambiant, elle ne portait qu'une robe courte qui s'arrêtait à mi-cuisse, et lui laissait les bras nus. Le tissu retombait en plis souples qui soulignaient sa silhouette. Pour le reste, leurs vies différentes avaient éloigné les deux sœurs l'une de l'autre. Si elles avaient été semblables à une époque, et même si elle retrouvait les traits de Mericia sur ce visage, aujourd'hui il serait impossible de les confondre. Sa vie au grand air avait bruni sa peau et éclairci ses cheveux davantage que les bains de soleil de Mericia n'avaient pu le faire. Elle était plus mince aussi, plus sèche, sans être maigre pour autant. Et si elle était jeune, elle semblait plus âgée que la belle concubine de quelques années. Tout comme Mericia, elle était très belle, mais une beauté plus sauvage, plus dure. Seule leur attitude altière était bien la même. Elle n'avait toutefois pas cet air hautain, presque méprisant que la concubine arborait souvent, mais Naim soupçonnait depuis longtemps que ce n'était qu'une façade. Elle ne l'adoptait plus quand elle rencontrait Deirane.

La matriarche examina tour à tour les arrivants. Quand son regard se posa sur Saalyn, sa bouche s'ouvrit, esquissant un mot qui ne vint pas.

— Saalyn ! s'écria-t-elle enfin.

— Ciarma. Je te croyais morte.

— Je croyais que tu m'avais oublié.

Imitant Atlan et Dalanas, Saalyn mit pied à terre. En fait, seule l'escorte resta à cheval. Dalanas lui fit un signe. Quelques cavaliers prirent la bride des chevaux abandonnée et quittèrent la place. Le jeune Sangären enlaça la femme. Il lui déposa un baiser sur chaque joue avant de la libérer. Il la poussa délicatement vers Saalyn.

— Que risque-t-on à prendre une matriarche dans ses bras et à la serrer contre soi ? demanda la stoltzin.

— Si l'escorte prend ça pour une agression, ça peut être risqué. Mes gardes du corps ont tendance à frapper d'abord et poser les questions après. C'est pour ça qu'il est préférable de procéder dans l'autre sens.

Ciarma s'élança dans les bras de Saalyn en contraste total avec son attitude altière antérieure. Saalyn la repoussa pour l'examiner de la tête aux pieds.

— Tu as changé depuis la dernière fois qu'on s'est vue, remarqua-t-elle.

— J'espère bien, j'avais six ans. Petite, je rêvais d'être aussi belle que toi quand je serai grande. Le pari est presque gagné.

— Presque ! Tu as une mauvaise vue. Ou tu n'as pas de miroir. C'est moi qui devrais être jalouse de toi.

Saalyn reprit Ciarma dans ses bras et la serra fort contre elle.

Naim regarda un les deux femmes enlacées, suffisamment longtemps pour remarquer que Saalyn pleurait.


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