XXXV. Dalanas - (1/4)

En quelques pas, Saalyn parcourut vivement la distance qui la séparait du Sangären. Frallen était inquiet. La dernière fois qu'il l'avait vue se déplacer de cette façon, elle était tellement furieuse qu'elle était sur le point de faire une bêtise. Le Sangären aussi s'en était rendu compte, au lieu de la rejoindre il s'était arrêté pour l'attendre. Et le sourire qu'il affichait sur son visage n'était pas franc, comme s'il craignait la réaction de la guerrière libre.

Saalyn s'arrêta devant lui.

— Bonjour Saalyn, répéta-t-il.

Elle ne répondit pas. À la place, elle renversa rageusement la table, projetant les pièces de l'échiquier au sol.

— Alors pendant des années, je vais déposer des fleurs sur ta tombe et toi, tu t'amuses tranquillement à un jeu stupide, ragea-t-elle.

Puis, d'un pas décidé, elle quitta la tente.

Naim essaya de masquer son sourire quand elle vit le vieux Sangären se lancer à sa poursuite. Dès qu'il fut dehors, toute le public se précipita vers l'accès afin d'assister à la suite du spectacle.

— Saalyn ! Attends ! s'écria l'homme. Je te dois quelques explications.

Elle s'immobilisa et se tourna brusquement vers lui.

— Tu as en effet des explications à me donner ! En quinze ans, tu n'as jamais pu trouver quelques tösihons pour me prévenir que tu vivais toujours !

À moitié rassuré, le lieutenant de Mudjin la rejoignit.

— Je ne pouvais pas.

La gifle partit, violente. Il ne tenta pas de l'arrêter, se contentant de tourner la tête pour atténuer le coup. Quelques rires fusèrent. Dans cette communauté de cavalier machiste, voir leur chef se faire remonter les bretelles par une femme les réjouissait. Diosa elle-même baissa les yeux et se cacha la bouche derrière la paume pour masquer son sourire.

— Moi aussi je suis heureux de te voir, ajouta-t-il.

Une seconde gifle suivit la première. Mais quand une troisième arriva, il intercepta le poignet. Elle changea de main, sans plus de succès. Puis il la retourna et la plaqua contre lui, les bras de la guerrière croisée contre la poitrine. Le Sangären était tellement plus fort qu'elle, qu'elle était incapable de bouger. Elle pouvait encore se servir de ses jambes et de ses pieds, mais elle ne le fit pas.

— La règle dit : deux gifles pour une femme de caractère digne de chevaucher à côté du chef, trois sont le signe d'un homme faible, intervint Atlan.

Saalyn envoya un regard assassin au jeune homme. Néanmoins, elle se calma. Elle ne chercha pas à se dégager malgré la position désavantageuse dans laquelle elle se trouvait.

— Je ne suis pas sa femme ! siffla-t-elle.

— Comment le pourriez-vous ? Vous êtes une stoltzin, il est un humain.

— Je ne serai pas surpris qu'ils aient été amants tous les deux, taquina Diosa.

— C'était il y a fort longtemps, confirma le Sangären, quand j'étais jeune.

— Et voilà ! J'avais raison.

L'homme relâcha la traction sur les bras de Saalyn. Comme elle ne chercha pas à se dégager, il la libéra. Elle s'éloigna d'un pas puis fit face au vieux guerrier.

— On fait la paix ? proposa-t-il.

— Ne me recommence plus jamais un coup comme cela.

Il considéra cela comme un oui.

— Et après tu me montreras ce jeu qui semblait te passionner.

De sa place, Naim avait assisté à toute la scène sans intervenir. Saalyn avait été rapidement maîtrisée, mais elle ne s'était pas vraiment battue non plus. Elle voulait juste étancher sa colère. Elle se pencha vers Diosa.

— Qui est cet homme et comment se connaissent-ils ? demanda-t-elle.

— Je l'ignore, répondit la stoltzin.

— Comment ça, ironisa-t-elle, une Légende qui ignore quelque chose ?

— Je ne sais pas tout. Je suis d'un niveau assez bas dans la hiérarchie.

— Une apprentie en somme.

Diosa ne devait pas faire partie des Légendes depuis longtemps. Il était même possible que ce soit sa première mission. La facilité avec laquelle Naim l'avait percée à jour plaidait pour cette hypothèse. Une débutante comme elle ne pouvait pas être laissée seule, surtout en compagnie d'une vétérante telle que Saalyn qui aurait vite fait de la démasquer. Un de ces deux compagnons devait certainement être son maître. Mais aucune réaction ne lui permit de déceler lequel de Frallen ou Hylsin était la seconde légende. Elle avait suffisamment d'expérience pour ne pas se trahir.

Maintenant réconciliés, le Sangären et Saalyn revenaient vers eux.

— Je vous présente Dalanas, dit-elle simplement, commandant de la cavalerie de Mudjin.

Hylsin s'avança. Ne connaissant pas l'origine du nomade, elle présenta son bras à la manière naytaine. Avec le recul, elle se rendit compte que c'était stupide, son teint était trop pâle pour qu'il soit un natif de ce pays. Il avait certainement vu le jour, lui ou ses parents, sur les bords de l'Unster. Mais il était trop tard pour corriger son geste. Dalanas ne sembla pas s'en formaliser.

— Je suis Hylsin, se présenta-t-elle. Et voici mon fils Frallen et ma fille Diosa.

— Votre nom ne m'est pas inconnu, remarqua le guerrier.

— Tu m'as sûrement entendu le prononcer, le renseigna Saalyn. C'est ma mère.

Dalanas ouvrit de grands yeux surpris.

— Ainsi donc, c'est vous qui avez engendré cette guerrière exceptionnelle.

L'étonnement se ressentit dans sa voix. Hylsin ne se méprit pas sur son origine.

— Saalyn a pris la beauté de son père.

La façon dont elle avait prononcé ces mots témoignait qu'on avait dû déjà lui faire la remarque. Les malotrus capables d'une telle chose n'étaient pas rares dans le monde, Dalanas heureusement n'en faisait pas partie. Il s'inclina devant la stoltzin en un salut digne d'un noble yriani. Puis il s'adressa aux enfants de Hylsin.

— On oublie souvent que derrière un grand guerrier il y a des proches pour les soutenir. Voici donc ceux qui font la force de Saalyn.

Il évalua Frallen de son œil de soldat. Si comme tous les helariasisy il n'était pas très grand, il était suffisamment musclé pour forcer le respect, mais sans excès. Dalanas savait qu'aucun des frères et sœurs de Saalyn n'exerçait un métier en rapport avec les armes. Les deux seuls autres guerriers de la famille étaient morts pendant la révolte contre les feythas. Cette silhouette ne devait donc rien au maniement d'une épée ou autre arme blanche. Avec son visage volontaire, aux traits énergiques, il n'était pas sans ressembler à sa sœur. Il devait produire beaucoup d'effet sur la gent féminine. À l'inverse, Diosa n'était pas une belle femme. Elle ne bénéficiait même pas de cet atout retrouvé chez les autres membres de la famille, des cheveux couleur d'or. Les siens étaient presque noirs. Et s'ils étaient magnifiques, ils lui donnaient un air sombre. Malgré tout, Diosa était bien féminine contrairement à la dernière du groupe.

Naim fut la dernière à obtenir son attention. Il ne savait pas quoi en penser. Il n'était sûr que d'une chose, à la fois humaine et Naytaine, elle n'était pas apparentée à Saalyn. Grande et musclée comme la moitié des habitants de son pays, sa silhouette l'aurait fait passer pour un homme s'il n'avait pas remarqué les seins – petits, mais bien présents – et ses hanches plus larges. Et pour l'instant, elle semblait agitée. Elle finit par formuler la question qui lui brûlait la langue.

— Saalyn, tu as bien appelé cet homme Dalanas ?

— Oui, répondit-elle.

— Le Dalanas Botris.

L'homme fit passer Saalyn à côté de lui. Naim constata que la guerrière libre s'était débrouillée pour qu'un bras reste posé autour de sa taille, la main sur la hanche.

— Autrefois, je m'appelais Dalanas Botris, comte du Than, confirma-t-il.

Il tendit la main pour saluer Naim. Cette dernière, sous l'excitation de sa découverte, mit un temps à réagir et la saisit.

— Petite fille, je lisais le récit de vos exploits.

— Mes exploits ? On les a écrits ! Qui ?

— Je crois que j'en suis la responsable, s'excusa Saalyn. Sous pseudo bien sûr.

Le problème avec Dalanas était son impassibilité, tout au moins, quand il exerçait son office. Dans l'intimité, il se montrait plus expressif. Saalyn pas plus que Naim ne purent déterminer s'il était ravi ou fâché que sa vie se soit étalée au grand jour, même dans une version romancée.

— Mais que fait le plus grand soldat yriani dans un camp de Sangären ? demanda Naim.

— Après la chute de Miles, il me fallait un endroit où me réfugier. Mudjin avait besoin d'un maître de cavalerie. J'ai intégré ses rangs avec les cavaliers qui me restaient.

Naim se tourna vers l'enclos.

— Donc ces chevaux, c'est ce qui subsiste de la puissante cavalerie de Miles, déduisit-elle.

— Les chevaux que j'ai ramenés de Miles avec moi sont morts depuis tout ce temps. Ceux qui ont survécu sont trop vieux. Ceux que vous voyez autour de vous sont leurs descendants.

— Je comprends pourquoi la cavalerie de Mudjin est si redoutable avec un maître tel que vous pour la diriger.

— Vivre au milieu des éleveurs de chevaux était la meilleure solution. Mais, assez parlé de moi, j'ignore toujours qui vous êtes.

— Naim voyage avec nous pour cette mission, l'informa Saalyn. C'est une guerrière libre originaire de l'Orvbel.

À l'évocation du nom du pays, Atlan, qui jusque là était resté en retrait de son aîné, dressa l'oreille.

— L'Orvbel, s'étonna Dalanas, j'aurai parié que vous veniez de la Nayt.

— Je suis née en Nayt, expliqua Naim, mais je travaille pour la corporation des guerriers libres d'Orvbel.

Étonné, Dalanas tourna sa tête vers Saalyn.

— Il y a des guerriers libres en Orvbel ? Et vous tolérez ça ?

— Aucune loi n'interdit aux autres pays de créer leur corporation, se défendit-elle. Nous n'avons pas le monopole du terme ni de la fonction.

— C'est vrai, reconnut-il. Mais l'Orvbel ! Autant la Nayt, je comprendrais. D'ailleurs, d'une certaine manière, c'est déjà le cas. Certaines brigades de l'inquisition possèdent un rôle similaire. Mais l'Orvbel. À moins que...

Il dévisagea longuement Naim au point de mettre la jeune femme mal à l'aise. Elle avait l'impression que le regard acéré du vieux chef de guerre la pénétrait et découvrait tous ses secrets.

— L'Orvbel veut exploiter l'aura des guerriers libres pour placer ses espions hors du pays, conclut-il.

— C'est en effet la principale raison, confirma Naim. Brun ne cherche pas à étendre la justice dans le monde.

— Brun ! Juste Brun ! Pas de roi ! Ni de seigneur lumineux ! J'ai l'impression que vous ne l'aimez pas.

— Il détient ma sœur en otage pour me forcer à travailler pour lui.

— Je doute que ce soit votre motivation. Après tout, il l'éduque en échange de vos services. Je me trompe.

— Pas tout à fait. Si je veux la récupérer à sa majorité, je devrais la lui racheter.

— Et je suppose que vous n'arrivez pas à économiser la somme demandée, déduisit-il du ton amer de la Naytaine.

— Nous discutons dehors, dans la neige, intervint Atlan, et je sais que nos amis stoltzint n'aiment pas le froid. Venez vous mettre au chaud. Vos accompagnants s'occuperont de vos montures avant de nous rejoindre dans ma tente.

Une main familière se posa au creux de la chute de rein de Saalyn pour la guider vers la sortie de ce qui tenait lieu de salle du conseil. Loin de s'offusquer, la guerrière libre ne le repoussa pas pendant le trajet jusqu'à l'abri de toile.

Habituellement, Dalanas vivait dans son aile réservée au sein du palais de Mudjin, constitué de plusieurs tentes reliées par des couloirs. Mais avec le froid perçant, il s'était réfugié dans ce qui n'était de toute évidence qu'une installation temporaire plus facile à chauffer. À part sa taille plus grande, rien ne distinguait sa yourte de celle des autres nomades.

En découvrant l'importance du camp, Naim manifesta de la surprise.

— Vous disposez d'une cavalerie puissante, fit-elle remarquer. Je suis étonnée que des caravanes puissent circuler en toute sécurité sur la route de l'est.

Elle réalisa un peu tard que sa phrase, réduisant les Sangärens à une bande de pillards, pouvait lui valoir la colère du vieux chef de guerre. Mais il ne sembla pas offusqué par question.

— Nous avons une réputation de pillards. Et comme on dit : vagues qui déferlent sur le rivage, tempête au large. Mais pour détrousser quelques caravanes, il faut bien que la plupart voyagent en toute sécurité, plaisanta-t-il. Sinon aucun marchand ne se lancerait plus dans l'aventure.

Malgré l'humour de la réponse, Saalyn ne put s'empêcher de penser qu'il avait raison. Au cours des plus de soixante ans d'existence de la route, elle n'avait rencontré que peu de problèmes en l'empruntant. Et jamais du fait des Sangärens d'ailleurs.

— Avant de continuer, j'ai besoin de savoir, reprit Dalanas, l'humaine qui vous accompagne est-elle en votre compagnie depuis longtemps ?

— L'humaine a déjà contracté la maladie, et en a guéri, lâcha Naim, elle ne peut plus l'attraper ni la transmettre.

Dalanas s'inclina.

— Je vous prie de m'excuser, maître Naim, ma formulation était indélicate.

Les manières du Sangären arrachèrent un sourire à la Naytaine.

— Je vous propose de vous nettoyer un peu des poussières du voyage, de vous restaurer, avant de nous rencontrer dans ma tente. Je suppose que vous ne vous êtes pas lancé à ma recherche sans une bonne raison.

— En fait, nous cherchions Mudjin, répondit Saalyn, mais tu dois connaître la réponse aussi bien que lui. Nous cherchons...

— Après le repas. Après tant de jours à dos de cheval, vous n'en êtes pas à un stersihon près.

Il avait raison. Après la piteuse expérience de Diosa dans la rivière, plus aucun stoltz ne s'était lavé. Elle avait besoin de s'immerger dans une bonne bassine d'eau bien chaude et les autres membres de sa famille également. Ciarma avait disparu depuis douze ans, ce n'était pas un monsihon qui allait leur faire perdre la piste qu'ils suivaient.

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