XXXIII. Le Sangär - (3/3)
Le soir, ils arrivèrent à un campement sangären. Il était idéalement situé, dans le coude d'un ruisseau qui fournissait l'eau, au sommet d'une petite butte. Une vingtaine de grandes tentes rondes étaient disposées en cercle, ménageant un espace entre elles.
— Nous trouverons ici ce dont nous aurons besoin pour la suite du voyage, expliqua Agmen.
— Nous ne passons pas la nuit ici ?
— Si bien sûr. Pourquoi dormir dans la neige quand on peut disposer d'une bonne tente bien chaude ?
Même si les nomades bougeaient constamment, il leur arrivait de construire des équipements communautaires durables. En l'occurrence, les chevaux avaient droit à une écurie en pierre. Cet animal étant omniprésent au sein de cette culture, elle était grande. Ils n'eurent aucun mal à isoler les hofecy. Une fois celles-ci libérées de leur fardeau et bouchonnées, les voyageurs purent rejoindre le camp.
Alors qu'ils commençaient à escalader la colline, une jeune femme sortit de l'une des tentes. Elle surveillait les arrivants, apparemment sans crainte. En fait, après les avoir dévisagés, elle dévala la pente à toute vitesse. Puis elle s'élança en rigolant au cou d'Agmen qui la fit tournoyer avant de la reposer au sol. Étourdie, elle posa une main sur l'épaule du jeune homme pour garder l'équilibre.
Naim examina la nouvelle venue. Elle semblait jeune, presque une adolescente. Elle ne portait encore aucun des tatouages caractéristiques de son peuple.
— Votre sœur ? s'enquit Saalyn.
La jeune femme répondit à la guerrière par un petit rire. Puis elle posa sa bouche contre celle d'Agmen et l'embrassa d'une manière qui n'avait rien d'enfantin, les bras autour du cou, son corps plaqué contre celui du cavalier. Ce n'était apparemment pas sa sœur. Diosa donna une grande tape dans le dos de Saalyn.
— Console-toi, lâcha-t-elle, tu trouveras d'autres hommes ici pour satisfaire tes instincts.
Sa pique lancée, elle passa en tête pour rejoindre le camp, ignorant ostensiblement le regard noir que lui envoyait sa mère.
La tente où les conduisit Agen était la plus grande. Assis en tailleur autour d'une table basse, un groupe d'individus s'apprêtait à manger. Une femme assurait le service. En entendant la toile qui obturait l'entrée se déplacer, elle leva la tête. En reconnaissant Agmen, son visage s'éclaira d'un sourire, qui se figea en constatant qu'il était accompagné. Elle posa son poêlon sur la table et se redressa, elle s'essuya les mains contre son tablier avant de se porter en avant des visiteurs.
La femme enlaça Agmen.
— Ça fait plaisir de te voir, l'accueillit-elle, tu te fais trop rare ces temps-ci.
— C'est toujours une joie de venir dans ton camp. On est toujours bien reçu.
— Je vois ça, constata-t-elle en regardant la jeune femme qui avait réussi à rester collée au jeune homme malgré l'accolade qu'il avait reçue.
Agmen s'écarta de son hôtesse.
— Ça sent bon, qu'as-tu préparé ?
— Du ragoût. Par les temps qui courent, c'est réconfortant.
— Tu es arrivée à trouver la viande ? Comment ?
Elle se contenta d'un petit sourire. Il n'insista pas. Mais il n'était pas difficile d'en deviner la provenance. Le froid avait dû tuer nombre de bêtes. Il se dégagea de l'étreinte et rejoignit la table. Deux hommes se poussèrent pour lui ménager une place ainsi qu'à sa compagne qui s'installa près de lui. Les quelques membres de son groupe de guerriers qui l'avaient accompagné l'imitèrent. Heureusement, il y en avait peu. La plupart s'étaient répartis dans les autres tentes. Visiblement, cette escouade avait ses habitudes dans ce campement.
La Sangären reporta Saalyn et son groupe. Elle tendit la main à la façon naytaine.
— Bonjour, je suis la matriarche Coloda, se présenta-t-elle.
La matriarche du camp, Naim ne put s'empêcher de la dévisager. Comment cette femme qui faisait la cuisine et remplissait les assiettes comme une servante pouvait-elle être matriarche ? Et elle paraissait si jeune.
Saalyn prit l'avant-bras de la jeune femme.
— Je suis Saalyn, guerrière libre d'Helaria. Avec mes compagnes, nous aimerions bénéficier de l'hospitalité pour cette nuit.
— Elle est accordée. C'est un grand honneur pour nous de recevoir une guerrière libre aussi réputée, sans compter vos autres talents qui vont égayer une vie bien morne.
Guerrière réputée : c'était bien le problème de Saalyn. Son anonymat était révolu depuis que Jergo l'avait capturée et torturée. Son travail n'en était que plus difficile. Et si elle était toujours une excellente enquêtrice, elle avait aujourd'hui du mal à se fondre dans la population. Elle voyait venir le moment où elle devrait arrêter ; non parce qu'elle était trop vieille, loin de là, mais parce qu'elle ne pourrait plus faire un pas sans être reconnue.
— Je vous invite à vous joindre à notre modeste repas.
— C'est avec grand plaisir. L'odeur est particulièrement appétissante.
— J'ai quelques talents en ce domaine.
Et en d'autres aussi, pensa Saalyn, si elle était devenue la matriarche de sa tribu.
Les cinq visiteurs se dispersèrent autour de la table. Les Sangärens se poussèrent pour leur faire de la place. Coloda s'installa sur le coussin qui lui était réservée au bout de la table. Ainsi surpris dans leur intimité, les farouches nomades semblaient loin de l'image austère et rébarbative qu'ils offraient au reste du monde. La discussion était animée, concernant aussi bien des sujets sérieux que des blagues, parfois graveleuses. Les femmes, même jeunes, n'étaient d'ailleurs pas en reste pour lancer ces dernières. Le voisin de Saalyn se pencha vers elle.
— J'ai rarement vu les guerriers libres se déplacer en groupe aussi nombreux. Votre mission doit être importante.
— Je mène une enquête un peu spéciale.
— Est-elle secrète ?
— Non. Juste discrète. Je recherche le meurtrier de mon frère.
— Ah. Une affaire de famille. Et que ferez-vous quand vous l'aurez trouvé ?
— Je le tuerai.
— Ce n'est pas une bonne idée !
L'homme qui venait de les interrompre était très vieux ainsi qu'en témoignaient son visage ridé et ses cheveux blancs. Comme ses congénères, il était couvert de tatouage, mais ceux-ci étaient devenus indiscernables sur sa peau parcheminée par l'âge.
— Pourquoi ? demanda Saalyn.
— Ce serait un meurtre. Vous n'êtes pas une simple guerrière libre. Vous êtes la première, celle qui a créé la corporation. Plus que tout autre, vous vous devez d'être irréprochable. Si votre réputation était entachée, les dégâts toucheraient plus de monde que votre propre personne. Cela pourrait ébranler sérieusement l'Helaria.
— Une légende m'a sorti un tel discours il y a quelques années.
— Elle avait raison. Quel crime escomptiez-vous commettre pour que l'une d'elles se sente obligée d'intervenir ?
Saalyn hésita. Mais après tout, que risquait-elle ? Jamais ce groupe n'irait raconter ce qu'il s'était passé ce jour-là. Et les personnes importantes, Muy ou le roi Menjir connaissaient l'histoire.
— Je voulais tuer le roi Falcon.
— Il est heureux que vous ne l'ayez pas fait, intervint Coloda, même si je le regrette. La guerre qui en aurait suivi aurait été terrible.
— Vous avez perdu des proches lors du sac de Miles ?
— Mon père et mon grand-père, répondit Coloda. Et vous ?
— Mon frère. Et des amis. Beaucoup d'amis.
Avec l'évocation de ces personnes disparues, le silence se fit, pesant. Naim intervint alors.
— Sans indiscrétion, comment avez-vous pu fuir Miles ? J'ai entendu raconter que la ville était sillonnée de soldats assoiffés de sang.
— Grâce à Mudjin. Je lui dois ma liberté.
— Mudjin ? C'est surprenant, parce que j'ai chez moi une témoin des événements. Et elle affirme que Mudjin a participé à l'assassinat de sa mère et à son enlèvement.
— Certainement pas ! protesta Coloda. Votre amie était jeune, je suppose. Elle a mal interprété ce qu'elle a vu. Pendant cette terrible journée, les hommes de Mudjin ont sauvé un maximum d'habitants. Moi-même, j'avais été jugée assez âgée pour être vendable. Et sans Mudjin qui a attaqué mon convoi et m'a libérée, je ne serais pas ici aujourd'hui. Et nous sommes des centaines au Sangär à pouvoir raconter une telle chose.
La véhémence de Coloda incita Naim à renoncer à la suite de cette discussion. Salir Mudjin risquait de lui attirer l'inimité de la matriarche. Elle jeta un coup d'œil en direction de Saalyn qui semblait satisfaite. Elle lui avait offert un nouvel éclairage sur les événements de cette fameuse nuit où la ville de Miles était tombée. Elle éprouva de la tristesse pour Mericia. Si lors du pillage, elle avait réellement vu Mudjin, elle était, selon toute vraisemblance, passée à un cheveu de recouvrer sa liberté.
Le timbre joyeux de la compagne d'Agmen brisa le silence.
— Si on passait au dessert, lança-t-elle.
Saisissant la perche, Coloda se leva.
— Il faudra partager. Je n'avais pas prévu autant de monde ce soir.
— S'il n'y en a pas assez, proposa Hylsin, je pourrai...
Face au regard farouche de la Sangären, la scribe ne termina pas sa phrase.
— Ce sera avec grand plaisir.
Naim avait encore faim. Elle jeta un coup d'œil dans la soupière quand la matriarche l'emporta. Elle était vide. Et le gâteau qu'elle apporta n'était pas bien gros. S'ils avaient encore de quoi se nourrir, la pénurie de avait aussi atteint le Sangär. D'ailleurs, en mangeant sa part, elle constata qu'il n'était pas préparé à base de farine, il tenait plus du flan que du gâteau. Il fut rapidement expédié.
Après une journée de chevauchée, ils étaient tous fatigués. Le repas ne s'éternisa pas. Un camp de Sangären aussi petit ne disposait pas de tentes supplémentaires pour les invités. Peu nombreux, les voyageurs furent logés dans la tente de la matriarche, leur escorte s'était déjà répartie chez les habitants. Quelques calsihons après la fin du repas, tout le monde dormait profondément.
Le lendemain, Naim fut la première à se réveiller. Elle paressa un moment, délicieusement pelotonnée contre le corps de l'homme qui l'avait rejointe au début de la nuit. Ses avances avaient été les bienvenues. Elle n'avait pas trop envie de rester seule. Depuis le début du voyage, il n'était question que de morts et de massacres. Elle avait besoin de se changer les idées. Son partenaire s'était montré très tendre, exactement ce qu'elle désirait. Elle n'avait pas été la seule à avoir bénéficié de compagnie. Mais dans le noir, elle n'avait pu identifier qui avait pris du plaisir. Maintenant que le jour commençait à se lever, elle découvrit que ce n'était pas Saalyn comme elle l'avait cru au début, mais Diosa. Elle était encore allongée sur le corps chaud d'un Sangären de leur escorte. Saalyn s'était blottie entre son frère et sa mère. En voyant la façon dont, dans son sommeil, il l'avait enlacée, elle comprit le lien très fort qui unissait les deux aînés de la famille. À l'idée du jour qui les attendait, les lèvres de Naim esquissèrent un sourire : après toutes les piques dont elle avait été victime ces derniers jours de la part de sa jeune sœur, Saalyn n'allait pas manquer de la chambrer.
Il y avait encore beaucoup de distance à parcourir. Les préparatifs du départ furent expédiés. Après une rapide collation pour se réchauffer, les Sangärens conduisirent leurs visiteurs jusqu'à l'écurie ; il n'était pas question qu'ils touchent eux-mêmes aux hofecy. Juste avant qu'ils se mettent en route, Coloda rejoignit leur petit groupe.
— J'espère que vous réussirez votre enquête, souhaita-t-elle à Saalyn.
— Le meurtrier est habile, il est parvenu à brouiller les traces il y a quinze ans, mais il ne m'échappera pas.
— Bonne chance.
Saalyn monta sur son hofec et le groupe reprit la route.
Le voyage pour monter jusqu'au nord dura sept jours pour atteindre le campement principal de Mudjin. Il n'avait rien à voir avec celui où ils avaient logé la première nuit. Idéalement placé sur la berge sud de l'Onus, il était immense et de nombreux bâtiments en bois suggéraient qu'il était utilisé en permanence, même si les Sangärens habitaient pour la plupart dans des tentes. Mais bien que de toile, les voyageurs avaient bien une ville sous les yeux, fourmillante d'animation. Pour autant qu'ils pouvaient le constater, l'activité principale tournait autour de ces chevaux qui avaient fait la réputation du Sangär. La neige recouvrait tout, rendant l'identification des lieux difficiles. Mais un peu avant d'atteindre la ville, les gradins qui bordaient une zone délimitée par des poteaux suggéraient la présence d'une aire de jeu. Naim était curieuse de savoir quelle sport pratiquaient les Sangärens. En tout cas, pas le camcam, le terrain était bien trop grand. Un cavalier aborda le groupe.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je suis Agmen, le renseigna leur guide sangären. Je dois conduire la guerrière libre Saalyn et ses compagnons à Mudjin, ainsi qu'il l'a requis.
— Mudjin a dû s'absenter. Mais son fils Atlan le remplace. Il les recevra.
— Cela me convient, répondit Saalyn.
— Les stoltzt peuvent entrer, mais l'humaine doit rester hors des murs tant qu'on est sûr qu'elle n'est pas malade, dit le garde en helariamen.
— J'ai attrapé la maladie et j'ai guéri, indiqua Naim.
Le garde hésita.
— J'ai votre parole de guerrière libre ? demanda-t-il à Saalyn.
— Je me porte garant d'elle, répondit-elle.
La sentinelle leur désigna alors une tente plus grande que les autres, située à l'intersection des deux voix principales qui traversaient le camp, à angle droit l'une de l'autre. Devant, quelques chevaux étaient attelés. Saalyn salua le garde, puis elle y conduisit son équipage. Aussitôt, deux surveillants lui barrèrent le passage.
— Je suis venu voir Mudjin, expliqua-t-elle.
— Ordre de Mudjin en personne, ajouta Agmen.
— Qui êtes-vous ? demanda la sentinelle.
— Je suis Saalyn, guerrière libre de l'Helaria.
Un Sangären pénêtra dans la tente. Il ressortit un instant plus tard.
— Atlan tient conseil avec son lieutenant. Mais vous pouvez entrer, vous et votre équipe, annonça-t-il.
Saalyn, suivie de sa famille et de Naim entra.
— C'est ça tenir conseil au Sangär ! s'exclama Diosa.
Une houle de chuchotements coléreux lui enjoignit de se taire. Apparemment, ce qui se déroulait en ce lieu était important, au point que tout le monde gardait un silence religieux. La tente était bondée ; une cinquantaine d'hommes et de femmes, debout, fixaient du regard deux d'entre eux. Ils étaient assis de part et d'autre d'une petite table à la surface couverte de cases alternativement blanches et noires sur certaines desquelles se trouvaient disposées des pièces de formes variées. Les joueurs étaient concentrés sur ce plateau, un jeune qui devait certainement être Atlan, opposé à un plus âgé. Ce dernier était grand et maigre, aux cheveux grisonnants réunis en une longue queue de cheval, et tout vêtu de noir. Il leva la tête quand il les entendit entrer.
En découvrant son visage, Saalyn s'immobilisa.
Le vieux Sangären prit une grosse pièce de couleur blanche qu'il coucha.
— J'abandonne, dit-il tu as gagné.
Atlan se cala dans sa chaise et croisa les bras, un air satisfait illuminait ses traits. Le vieil homme se leva alors et s'approcha de la guerrière libre.
— Bonjour Saalyn, cela faisait longtemps que nous ne nous étions vus.
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