XXXI. Hylsin - (2/2)

Naim jeta un coup d'œil sur la guerrière libre. Certes, elle avait une cheville luxée et quelques plaies sur le corps. Mais actuellement blottie entre les bras de son frère, elle ne semblait pas à plaindre. Naim jalousait presque sa place.

— Parce que les sœurs ont assisté à un événement important pour elle, répondit Naim. Anastasia a tout oublié, mais on espère que Ciara se rappelle tout.

— Lequel ? demanda Hylsin.

— L'assassinat de Dercros.

Les trois stoltzint se turent. Ils se concertèrent du regard un long moment.

— Donc le but de cette enquête est de trouver le meurtrier de mon fils.

Naim n'avait pas pensé à ce détail. La mère de Saalyn était forcément aussi celle de Dercros. Elle hésita, ignorant si elle devait en dire plus.

— Oui, répondit-elle.

— Dans ce cas, nous venons avec vous.

Naim sentit une boule se former dans son ventre.

— Ce n'est pas possible, objecta-t-elle. Cela pourrait être dangereux.

— Je sais que c'est dangereux. On vous a tendu une embuscade. Ce qui signifie que l'on ne veut pas que vous élucidiez cette affaire. Résultat : Saalyn est blessée. Et vous, bien que vous me paraissiez forte, vous ne maîtrisez pas encore votre épée.

— Je me défends.

— D'accord ! Et pendant que vous vous défendrez, qui protégera Saalyn ?

Hylsin se leva. Elle se campa bien solidement sur ses jambes.

— Essayez de me mettre par terre, ordonna-t-elle.

— Je suis blessée, rappela Naim.

— Vraiment ?

Avec surprise, Naim constata que Hylsin avait raison. L'infusion de Diosa lui avait fait du bien. Son mal de crâne avait disparu et ses idées étaient redevenues limpides qu'avant l'embuscade. Les mouvements de tête ne lui provoquaient plus aucun vertige. Elle se leva alors, lentement comme on le lui avait appris, prenant le temps d'estimer son adversaire. Hylsin était grande comparée à la majorité de ses compatriotes, même si elle était loin d'atteindre la taille des Naytains. Elle était aussi musclée. Elle possédait la silhouette athlétique de sa fille Saalyn en plus robuste. Si elle savait se battre, Naim allait avoir du mal à la mettre à terre. Heureusement que l'Orvbel lui avait appris quelques techniques de lutte qui allaient très certainement la surprendre.

La Naytaine prit position face à Hylsin. Elle attendit que Diosa donnât le signal du combat, ce qu'elle fit en tapant dans les mains. Aussitôt, Naim lança l'attaque. Elle attrapa le bras de la stoltzin pour la renverser. Mais Hylsin ne se trouvait plus là et ses poings ne rencontrèrent que le vide. Soudain, son monde bascula. Tout se mit à tournoyer autour d'elle. Elle ne sut plus où se situaient le haut ni le bas. Le contact de son dos avec le sol fut rude. Et un instant plus tard, elle se retrouvait par terre avec le pied de Hylsin appuyé sur la gorge.

— Alors, estimez-vous que je puisse faire face au danger ? demanda-t-elle.

— Je crois oui, répondit Naim.

Hylsin tendit la main à la vaincue. Cette dernière vit là une chance de retourner la situation. Ce qui aboutit à un fiasco identique. Humiliée, Naim se releva sans essayer de nouvelles attaques.

Un tösihon. Elle, la première guerrière libre de l'Orvbel, formée depuis des mois par les meilleurs escrimeurs du royaume, n'avait tenu qu'un tösihon face à une scribe.

— Vous n'aviez aucune chance, expliqua Hylsin, je suis la fille de Rada, la seule guerrière de l'Helaria qui ait fait peur aux pentarques eux-mêmes. Même les jumelles évitaient de la provoquer.

— Mais ça, ce n'est pas Rada qui t'a appris cette technique, fit remarquer Saalyn. Je ne te connaissais pas cette aptitude au combat à main nue. C'est la méthode développée à Frovrekia, non ?

— En effet. Festor m'a entraînée.

Saalyn ne put réprimer un frisson. Autant Festor était un être empreint de gentillesse, autant il se montrait sévère quand il enseignait. Et le fait que Hylsin fût une femme n'avait pas dû atténuer la violence des coups qu'il portait pendant ses cours. Festor formait des combattants, des gens qui en dehors de sa salle verraient leur échec sanctionné par la mort. Il accomplissait tout son possible pour que cela ne se produisît pas.

Hylsin enleva le pied du cou de Naim avant de lui tendre la main pour l'aider à se relever.

— Vous êtes convaincue que je peux me joindre à vous ?

Naim fit une dernière tentative de résistance.

— C'est notre enquête, à Saalyn et à moi.

— Et ça l'est toujours. Nous n'interviendrons pas dans son déroulement. Mais c'est de mon fils qu'il s'agit. Et je veux, quand vous l'aurez trouvé, pouvoir regarder son meurtrier dans les yeux.

— Pour ça, il faudra me passer sur le corps d'abord ! s'écria Saalyn.

Elle se dégagea des bras de son frère pour se relever, avant de s'effondrer peu plus loin sous la douleur de sa jambe.

— Ma sœur, tous les hommes d'ici à Nasïlia te sont passés sur le corps, lâcha Diosa.

Hylsin envoya un regard noir à sa plus jeune fille avant d'aider son aînée à se redresser et à rester debout.

— Je crois que je n'aurai aucun problème à faire valoir mes droits de mère le moment venu.

— Ma jambe guérira.

— J'espère quand même qu'on l'aura trouvé avant.

Soutenue par la poigne solide de sa mère, Saalyn rajusta sa tenue, mise à mal par sa chute déplorable. Elle jeta un bref regard sur Diosa, ce qui n'échappa pas à Hylsin.

— N'écoute pas les remarques de vipères de ta sœur.

— Elle n'a pas totalement tort, répondit Saalyn.

— Chaque personne réagit différemment au chagrin. Quand ton frère est mort, je me suis plongée dans le travail au point de délaisser tout ma famille et mes amis. Ton père en a beaucoup souffert. D'ailleurs, il n'a taillé que des couteaux pendant presque un an. Toi, tu as multiplié les amants. Ce qui compte, c'est qu'on ait tous réussi à faire son deuil et à reprendre une vie normale.

Saalyn ne répondit pas. Hylsin enveloppa le visage de sa fille entre ses mains et le tourna vers elle. Cela constitua comme un signal pour Frallen. Il se leva.

— Audham ? C'est bien ça.

— Oui, confirma Naim machinalement.

— Venez avec moi. Toi aussi, Diosa.

— Où ça ? demanda la jeune stoltzin.

— Dehors. On a des choses à faire.

— Dehors ! Mais il fait froid. C'est plein de neige.

— Quelques minutes ne te tueront pas.

— Mais pourquoi ... Oh ! Je te suis.

Elle se leva. Frallen entraîna les deux femmes hors de la grotte. En passant près de sa sœur, Diosa lui pressa brièvement l'épaule. La mère et la fille se retrouvèrent seules.

— Qu'est ce que c'est que cette histoire de nous accompagner ? demanda Saalyn. Vous êtes des scribes, pas des guerriers.

— Tu es ma fille. Et je sais quand tu as besoin de moi. Et aujourd'hui, c'est le cas.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu t'es blessée bien stupidement. En temps normal, tu aurais éventé l'embuscade dès le début à Boulden.

— Tu me crois idiote ?

— Non, mais je n'ignore pas à quel point tu aimais ton frère. Sa mort t'a bouleversée plus que n'importe laquelle d'entre nous. Je ne vois pas comment tu pourrais enquêter en toute sérénité sur son assassinat.

Saalyn ne réagit pas aux paroles de sa mère. Aussi, elle continua.

— Penses-tu être capable de mener cette mission à son terme ?

— Je suis une des meilleures guerrières libres.

— Tu n'as pas répondu à ma question.

Hylsin posa la paume sur le front de sa fille.

— J'ai toute confiance en ton intelligence. J'estime que tu es la meilleure de toute la corporation. Mais ce n'est pas ça que je te demande.

Elle déplaça sa main sur la poitrine de Saalyn, du côté droit, au niveau de son cœur.

— C'est là que je m'inquiète. Pourra-t-il résister à cette épreuve ?

Saalyn se mit à trembler. Et les larmes qu'elle retenait depuis longtemps coulèrent enfin. Hylsin la serra contre elle, lui posant la tête sur son épaule.

— Il me manque, hoqueta-t-elle. Si tu savais à quel point.

— Je sais, il nous manque à tous.

Elle enlaça davantage le corps secoué de sanglots. D'une main, elle lui caressa les cheveux.

— Vous étiez très proches, mais cela va bientôt faire quinze ans. Il serait temps de faire ton deuil.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Il est mort à cause de moi.

De surprise, Hylsin écarta sa fille pour scruter son visage. Saalyn détourna le regard.

— Comment aurais-tu pu le tuer ? Tu te trouvais à plusieurs centaines de longes à ce moment ?

— J'aurais dû être présent. J'étais chargé de sa protection.

Hylsin reposa la tête de Saalyn sur son épaule.

— Il était adulte. Tu n'avais plus à le dorloter.

— Mais il se montrait si insouciant. Il fallait le surveiller constamment.

— Il était adulte ! répéta Hylsin. Il avait des convictions et il les a suivies jusqu'au bout. Il en est mort, mais c'est le résultat d'un choix personnel. Tu n'as rien à voir là-dedans. Le seul à l'avoir tué, c'est celui qui lui a ouvert la gorge et qui l'a regardé s'étouffer dans son sang en riant.

Saalyn sentit un deuxième corps l'enlacer. Frallen avait rejoint leur mère. Protégée entre ses deux parents, elle put se laisser aller.

— Il me semble qu'en plus tu avais demandé à Ksaten de prendre soin de lui, lui rappela-t-il. Si quelqu'un devait éprouver de la culpabilité, c'est bien elle.

— Tu lui en as voulu un moment d'ailleurs, tu ne lui as pas parlé pendant plusieurs mois.

— Je lui avais fait confiance. Elle l'a trahi. Où était-elle pendant qu'il agonisait ?

— Tu te montres un peu injuste, elle était dans une rue en train de se vider de son sang, répondit froidement Frallen.

— Je sais.

Elle tenta de redresser la tête, la main ferme de sa mère l'en empêcha.

Le silence s'installa entre les trois stoltzt. Coincée entre le corps de sa mère et celui de son frère, Saalyn se laissa bercer.

Au bout d'un moment, elle sembla se reprendre. Elle releva la tête. Du pouce, Hylsin sécha les larmes qui maculaient les joues.

— Alors, tu penses pouvoir te passer de nous pour cette mission ? demanda-t-elle.

— Non, avoua Saalyn.

— Enfin une réponse honnête.

Elle déposa un baiser sur le front de sa fille avant de la repousser entre les bras de son frère. Ce fut le moment que Diosa choisit pour entrer, Naim sur les talons.

— Ton maquillage a coulé, remarqua-t-elle.

Elle prit Saalyn par le bras et l'entraîna vers le foyer. Elles s'assirent l'une en face de l'autre. Diosa fouilla sa sacoche pour en tirer sa boîte à fard. Puis elle entreprit d'arranger le visage de sa sœur.

Quand elle ne se grimait pas pour le besoin de ses enquêtes, Saalyn se maquillait assez peu. Ce n'était d'ailleurs pas une habitude helarieal, mais une coutume récente, importée de l'Orvbel. Naim soupçonnait que c'était plus le partage d'un moment de complicité entre sœurs qu'une réelle nécessité esthétique qui la guidait.

C'était drôle. À la voir sur les routes, souvent seule, ou accompagné d'un partenaire, libre et indépendante, on avait du mal à l'imaginer en famille. Et pourtant, c'était évident. Elle n'était pas sortie du néant, telle une déesse guerrière. Qu'elle fût considérée comme le membre le plus fragile de la famille semblait aussi incroyable. Mais, là non plus ce n'était pas si étrange. Tous étaient scribes, comptables ou artisans. Saalyn était la seule à prendre des risques, à mettre sa vie en danger. Au cours de certaines de ses enquêtes, elle avait souffert plus qu'eux tous réunis, à commencer par sa période où l'Orvbel l'avait retenue prisonnière et torturée. Qu'elle eût besoin de se ressourcer auprès d'eux de temps en temps ne présentait donc rien d'anormal. Et puis après tout, elle se montrait forte, pleine d'assurance et de vigueur, la plupart du temps. Elle pouvait bien à l'occasion manifester un peu de faiblesse.

Frallen interrompit Naim dans ses réflexions. Il lui prit le bras pour l'entraîner à l'écart.

— Où comptez-vous aller maintenant ? demanda-t-il.

— On suivait une piste jusqu'à présent, répondit Saalyn. Mais elle s'est avérée être un piège. Sans l'intervention d'une légende, on serait mortes. Je ne sais plus trop où continuer mon enquête. Je me retrouve au même point qu'il y a quatorze ans. Peut-être, revenir à Karghezo.

— C'est une légende qui vous a aidé ?

Naim hocha la tête.

— Deux en fait. Un homme et une femme.

— Comment savez-vous que...

— L'un d'eux avait des seins. C'était incroyable de les voir se battre. Ils ont immédiatement dominé leurs adversaires. À aucun moment ceux-ci n'ont pu ne serait-ce que les toucher. Nos assaillants se sont enfuis très vite.

— Ils ont essayé en tout cas, précisa Saalyn.

— Donc si ce sont des légendes, ce sont probablement eux qui nous ont indiqués où vous vous abritiez, déduisit Frallen.

— Très certainement. Mais attendez, elles sont faciles à reconnaître avec leur costume noir. Si vous avez un doute, c'est qu'ils étaient en tenue de tous les jours.

— En effet, le couple qui nous a abordés était habillé comme tout un chacun, à visage découvert.

— Vous avez vu deux légendes sans leur masque ! À quoi ressemblaient-ils ?

— J'ai surtout regardé la femme. Je l'ai trouvée plutôt mignonne, brune, un visage avenant, taille moyenne, jolie silhouette. L'homme était plus grand, musclé, les cheveux blonds coupés en brosse. Les deux étaient des stoltzt.

Saalyn s'était levée pour les rejoindre. Diosa l'avait aidée à rester debout.

— Tu as vu des légendes sans leur masque ? demanda-t-elle.

— On dirait bien.

— En plus d'un siècle, je n'ai jamais pu découvrir leur visage. Chaque fois que je les ai combattues, j'ai tenu moins longtemps que Naim face à maman.

— En fait, je n'ai pas fait que les voir. Ils m'ont aussi donné ça. Pour toi.

De la poche intérieure de son manteau, il tira une enveloppe qu'il tendit à sa sœur.

— C'est fréquent que tu collabores avec elles ?

— On ne collabore pas, répondit-elle en décollant le rabat. Mais parfois, ils me transmettent des informations.

Elle sortit une lettre qu'elle déplia. Aussitôt, un sourire carnassier se dessina sur son visage.

— On part demain matin ! lâcha-t-elle d'une voix autoritaire.

— Et où allons-nous ? demanda Naim.

— À l'est !

— Mais il n'y a rien à l'est, que le Sangär.

Saalyn passa la lettre à Naim. Elle ne comportait qu'une seule phrase, écrite en helariamen, mais en utilisant l'alphabet naytain : « Le chef de guerre Sängaren Mudjin sait où trouver ce que vous cherchez ».


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