XXVII. Les Funérailles
Le cimetière du palais était coincé entre la caserne de l'armée régulière et le jardin que les eunuques partageaient avec les domestiques. À l'origine, il n'était réservé qu'aux eunuques, les domestiques disposaient du leur. Mais de nombreux couples se formaient entre eux et ils désiraient rester ensemble dans leur dernière demeure. Le deuxième roi Brun avait accepté leur requête de fusionner tous les cimetières pour n'en garder qu'un seul. C'est donc dans celui-là que la tombe d'Ard avait été préparée.
Ard n'avait pas de famille dans le palais, comme la plupart des eunuques, et pas de partenaires connues. Chenlow avait estimé que c'était à Deirane et Dursun de tenir ce rôle. Le jour de l'inhumation, elles se retrouvèrent devant le portail du cimetière en compagnie d'un eunuque, attendant que le corps soit amené.
Le bois s'étant raréfié lors des guerres contre les feythas – ce qui était en partie à l'origine de la richesse de l'Orvbel qui avait conservé une grande part de son couvert forestier – elle s'attendait à ce qu'il ne soit recouvert que d'un simple linceul. Aussi, le voir apporté dans un cercueil tenu par quatre de ses compagnons constitua une réelle surprise. Ce n'était pas du bois de qualité, seuls les plus riches Orvbelians pouvaient s'offrir les essences les plus nobles. Mais le travail était soigné.
Deirane se recula pour évaluer la taille de la procession. Elle eut l'impression que tous le personnel était venu accompagner Ard vers sa dernière demeure, les hommes aussi bien que les femmes. Les concubines ne s'étaient pas mêlées à la longue file qui s'étirait à travers le jardin du harem jusqu'à la porte qui menait au domaine des eunuques. Elles constituaient un groupe à part, mais elles aussi étaient nombreuses. Mericia et Lætitia avaient accepté que Terel prenne place avec elle en tête de cette seconde colonne ; rendre ses derniers hommages à Ard effaçait pour un temps les inimités remontant à l'époque où Larein faisait régner la terreur. Derrière elles, leurs compagnes s'étaient mélangées sans tenir compte de leur faction. Un instant, Deirane eut la vision de la force que pouvait représenter le harem s'il n'était pas ainsi divisé en groupes rivaux. Peut-être était-ce là raison pour laquelle Brun avait encouragé cette structure : l'affaiblir et le dominer plus facilement.
Chenlow, en tête de la procession, s'avança seul à la rencontre de Deirane.
— Tu vas bien ? s'inquiéta-t-il.
— Je souhaiterais que ce jour ne soit jamais arrivé, répondit Deirane.
— Malheureusement, tout à une fin en ce monde. Y compris ce qui ne devrait pas en avoir.
Le vieil eunuque sortit la clef de sa poche.
— Nous devons y aller. Tout le monde est venu pour Ard. Il ne reste plus personne dans le palais, hormis Brun. Et il ne supportera pas longtemps que le travail ne soit pas accompli.
Deirane regarda l'assistance autour d'elle. Chenlow avait raison. Le palais avait été déserté. Même les gardes rouges étaient présents. Enfin, tous ceux qui étaient disponibles, deux d'entre eux devaient assurer la sécurité aux portes. Elle chercha Orellide. Elle la trouva en compagnie de Pers noyée au milieu des concubines.
L'accès déverrouillé, Chenlow fit signe aux porteurs du cercueil de reprendre leur marche. Puis, une fois que ceux-ci furent entrés dans le cimetière, il plaça Deirane et Dursun juste derrière. Le reste des présents lui emboîta le pas, en laissant la distance préconisée.
— Je ne connais pas les rites du culte naytain, s'inquiéta Deirane auprès de Chenlow. Je ne saurais pas quoi faire.
— Ce n'est pas ton rôle, la rassura Chenlow. C'est un Naytain qui va s'occuper de la cérémonie. Toi, tu n'es juste là que pour recevoir les condoléances.
Arrivés devant la tombe, les porteurs posèrent le cercueil sur deux tréteaux. Chenlow plaça Deirane sur le côté pendant qu'un eunuque que Deirane ne connaissait pas s'avançait. Il était d'origine naytaine et avait revêtu une tenue que Deirane n'avait jusqu'à présent jamais vue sur aucun homme : une longue robe mauve largement ouverte sur la poitrine, serrée à la taille par une ceinture de tissu noir fermée par une boucle en bronze gravée du symbole de Meisos. À son cou pendait, au bout d'une chaîne en or, un médaillon en obsidienne. Le côté gauche de sa poitrine s'ornait d'une couronne à trois branches, dont la centrale était bien plus grande que les autres. L'homme était donc un prêtre avant de devenir esclave dans ce harem, mais pas d'un rang assez élevé pour que le pays le rachètât.
L'officiant salua Deirane à la manière des Naytains, en lui prenant l'avant-bras. Avec ses grosses mains qui lui ceignaient totalement le bras, elle craignit un moment qu'il lui brise un os. Mais, n'ayant pas l'habitude d'une personne aussi menue que Deirane, il ne lui donna qu'une simple touche très légère.
— Vous êtes la famille ? demanda-t-il.
— Ce qui en tient lieu, répondit Deirane.
— Moi aussi, intervint Dursun.
L'Aclanli était à peine plus grande que Deirane, et plus mince encore, avec moins de formes. En plus, elle se soutenait à l'aide d'une béquille. Il n'osa même pas la frôler, se contentant d'une inclinaison du buste.
— Vous ne vénérez pas Meisos ?
— Je respecte la famille divine, le renseigna Deirane.
— Et moi, les Grands Esprits, ajouta Dursun.
— Dans ce cas, je vais assurer seul la cérémonie. Vous n'aurez que vos adieux à lui faire. Je vous indiquerai quand viendra votre tour de lui rendre hommage.
Le prêtre commença le rituel. Face au cercueil, il psalmodiait des prières. Parfois, les Naytains de l'assistance reprenaient certaines paroles en chœur, juste après lui, selon un schéma que Deirane ne comprit pas. Finalement, deux Naytains soulevèrent le couvercle et le déposèrent sur le côté, révélant le corps. Deirane put enfin voir comment les thanatopracteurs l'avaient préparé. Ard n'était pas noble. Ils l'avaient habillé d'une tenue de bourgeois naytain : tunique et pantalon de lin et des bottines de cuir qui montaient à mi-mollet. Mais le tissu de ses vêtements était d'un noir profond, le col de sa tunique brodée de fils dorée et sa ceinture était de cuir. Son visage était maquillé pour faire disparaître la pâleur cadavérique. À le voir ainsi, il semblait dormir. Deirane ferma les yeux, serra les poings et souhaita très fort qu'il se réveille. Mais il ne se passa rien. Ard était bien mort malgré les apparences.
Le prêtre versa alors dans un chaudron plein d'eau bénite le contenu d'une petite fiole – de l'huile sainte apprit plus tard Deirane. Il trempa ses doigts dedans et en aspergea le corps. Puis il tendit la main à Deirane.
— À vous maintenant, l'invita-t-il.
— Que dois-je faire ?
— Vos adieux.
— Je n'ai pas préparé de discours. J'ignorai que j'aurai à en prononcer un.
Dursun soupira. Pourtant Deirane aurait dû s'en douter. La liturgie yriani en prévoyait, elle avait également assisté à la cérémonie de Dayan et Cali. Pourquoi la Nayt aurait-elle eu des pratiques différentes ?
— Ce n'est pas grave, la rassura le prêtre. Dites juste ce qui vous passe par le cœur.
Deirane s'avança à la place qu'occupait le saint homme un instant plus tôt.
— Quand j'ai dû quitter ma famille, j'étais perdue. Je ne savais plus quoi faire. J'étais jeune à l'époque, encore une adolescente. Et j'avais encore besoin de mes parents. Mais ils n'étaient plus là. Bien sûr, l'Helaria m'a recueillie, ils se sont occupés de moi. Mais ce n'étaient pas des parents. Des amis, des éducateurs, mais pas des parents. Puis Ard est arrivé. Et il a remplacé mon père. Il m'a pris en charge comme si j'étais sa fille et je crois que dans son cœur, je l'étais réellement. C'est grâce à lui que je suis devenue ce que je suis aujourd'hui. Et je l'aimai.
Suivant les indications du prêtre, elle plongea sa main dans l'eau bénite et en aspergea le corps. Elle céda la place à Dursun.
— Ard était la personne la plus gentille que j'ai rencontrée de ma vie. Jamais je ne l'ai vu s'énerver contre quelqu'un, jamais il n'a prononcé la moindre parole blessante, même envers des gens qui l'auraient méritée. Il était toujours disponible. Il prenait plaisir à partager ses connaissances. Mais sa grande force était de ne pas en faire une leçon rébarbative, il la transformait en une histoire passionnante à écouter. Il aura fini sa vie, j'espère heureux parmi nous. Mais il n'a pas commencé en esclave de harem. J'ignore comment Biluan a pu mettre la main dessus. Autrefois c'était un précepteur réputé en Nayt. Il a enseigné à des familles nobles. L'ancien vidame Serig de Burgil, c'est lui qui l'a formé, de même que la duchesse de Miles. Et comme aujourd'hui, Serig exerce le pouvoir en Nayt en tant qu'archiprélat, on peut dire que d'une certaine manière il est responsable de ce que devient le pays actuellement. Nous avons eu la chance de bénéficier de sa présence toutes ces années. J'ai eu de la chance. Il va me manquer.
Elle prononça les derniers mots en sanglotant. Et les yeux brouillés par les larmes, elle bénit Ard avec l'eau sanctifiée, comme l'avait fait Deirane un peu avant.
En voyant son amie en train de pleurer, Deirane s'avança. Elle la saisit par les épaules et la ramena à leur place sur le côté du cercueil.
Un à un, tous les eunuques défilèrent et prononcèrent un petit discours, parfois limité à une seule phrase. Et chacun, après avoir béni le corps, vint rendre ses hommages à Deirane et Dursun. Apparemment, on les considérait comme de sa famille. Puis ce fut le tour des concubines. La jeune femme savait que le vieil érudit était apprécié, aussi le concert de louanges qui s'éleva en mémoire d'Ard ne la surprit pas. Mais cela la toucha beaucoup. Quand ce fut le tour de Mericia, elle surveilla la belle cheffe de faction. Pour Ard, elle s'était habillée : une longue robe cintrée à la taille qui faisait ressortir sa sveltesse. Elle était blanche, couleur du deuil en Nayt, sans aucune décoration. Pour la température, elle sembla très légère à Deirane, mais vu qu'elle n'était ni décolletée ni fendue, il n'était pas exclu qu'elle eût passé quelques vêtements chauds en dessous. Elle ne sourcilla pas en prononçant son discours ni ne regarda Deirane. Pourtant Dursun venait de lui annoncer qu'Ard avait éduqué sa mère et son grand-père. Et certainement ses tantes aussi. Même lors de l'hommage final, elle ne proféra aucun mot qui aurait paru incongru dans cette cérémonie.
Salomé prit la suite de sa cheffe. Ses paroles furent brèves. En saluant Deirane, elle se pencha à son oreille.
— Il faudra qu'on parle, lui murmura-t-elle tout en l'embrassant sur les deux joues.
— Il y a quelques mois, tu trouvais que je m'intéressais trop à toi, répliqua Deirane.
— J'ignorais alors que tu pouvais représenter un danger pour Mericia.
— Je n'ai fait que lui révéler ses origines.
— Elle s'en passait très bien avant. Mais maintenant que tu as commencé, tu dois aller jusqu'au bout. Tu me transmettras tout ce que tes investigations t'apprendront. Je veux avoir accès au moindre rapport de Naim.
— Naim ?
— Ne joue pas l'idiote. Elle n'est plus au palais. Que trafique-t-elle dehors ?
Dursun toussa légèrement, leur conversation s'éternisait, perturbant la bonne marche de la cérémonie.
— Nous en reparlerons plus tard, conclut Salomé.
Puis elle s'écarta, laissant la place à la suivante dans la file. Quand elle eut rejoint Mericia, cette dernière lui lança un regard interrogatif, qui ne reçut aucun éclaircissement. En voyant l'échange entre la belle concubine et sa lieutenante, Deirane se demanda si c'était vraiment Mericia qui commandait la faction ou si Salomé agissait en éminence grise. Elle croyait avoir cerné la personnalité de la Milesite, elle ne l'imaginait pas comme une simple marionnette entre les mains d'une autre concubine. Elle estimait plutôt que Mericia dirigeait réellement son groupe, mais que Salomé bénéficiait d'une large autonomie en son sein.
Enfin, ce fut le tour d'Orellide.
— Que voulait Salomé ? s'enquit-elle.
Un instant, Deirane pensa trouver une explication sans incidence. Elle renonça. La reine mère n'aurait qu'à interroger Salomé pour révéler le mensonge.
— Des renseignements sur Naim. Elle ne la voit plus depuis quelque temps.
— J'ai remarqué. Où est-elle ?
— Je l'ai envoyée chercher de la nourriture.
— Brun a autorisé cette mission.
— Le Seigneur lumineux m'a ordonné de trouver de quoi nourrir la population. Il n'était pas en mesure de valider mes requêtes et il fallait agir vite.
— J'espère que tu sais ce que tu fais.
Orellide continua ses hommages avec Dursun.
Ard était universellement apprécié. La cérémonie se prolongea tard dans l'après-midi. Enfin, la procession prit fin. L'officiant donna une dernière bénédiction au mort. Puis les assistants refermèrent le cercueil. Chez un noble, des clous l'auraient scellé hermétiquement. Pour Ard, ils se contentèrent d'une fine corde passée par des yeux. Puis, quatre eunuques le descendirent dans la tombe qui avait été creusée la veille. Le prêtre sortit alors deux fioles de la sacoche fixée à sa ceinture. Il les remplit dans la réserve d'eau bénite et ferma les bouchons. Puis il en donna une à Deirane et l'autre à Dursun.
— Cette eau est liée à l'esprit du défunt. Tant qu'elle restera avec vous, il veillera sur vous.
— J'en suis honoré, répondit Dursun.
— Moi de même, ajouta Deirane.
Puis il bénit les deux jeunes femmes d'un geste qui rappela étrangement à Deirane celui utilisé avec le patriarche de sa propre religion.
La cérémonie était enfin terminée. Tout le monde put réintégrer le palais, au grand soulagement de Deirane qui commençait à avoir froid, malgré les couches épaisses de tissus dans lesquelles elle était engoncée.
En grimpant l'escalier qui montait à sa suite, derrière Dursun pour la retenir en cas de chute, elle se dit que les obsèques avaient duré si longtemps parce que tout le palais avait tenu à y assister. Tous, sauf une personne. Brun. Une absence qui avait été remarquée par bon nombre de concubines et quelques eunuques.
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