XXVI. Sur la route de Karghezo - (2/2)
Comme la salle était presque vide, elles purent choisir leur place. Un voyageur de plus était arrivé. Une voyageuse plutôt ; une jeune femme brune s'était mise à l'écart pour manger. L'aubergiste avait changé, remarqua Naim, ce n'était pas celui qui les avait accueillis plus tôt. Celui-là paraissait plus âgé. Pourtant leurs visages se ressemblaient. Son père ? En les voyant s'installer, il se dirigea vers elles, un sourire sur les lèvres.
— Mesdames, en temps normal je vous aurais offert les meilleurs alcools de l'Ectrasyc, mais par les temps qui courent, une boisson chaude me semble préférable, proposa-t-il.
— Mesdames ! releva Saalyn. Tu me donnes un coup de vieux là.
— Je te prie de m'excuser Saalyn, mais je ne savais pas si tu travaillais sous couverture ou pas.
— Pas aujourd'hui Colsen. Je suis en mission, mais elle n'est pas secrète.
Naim regarda alternativement les deux interlocuteurs.
— Vous vous connaissez tous les deux, conclut-elle.
— Maître Saalyn descend souvent chez nous. Depuis le temps, une cliente aussi régulière, on finit par la connaître.
— Et l'accueil reçu en ce lieu incite à devenir une cliente régulière, lui renvoya Saalyn.
Devant cet éloge, le tenancier se redressa légèrement.
— Je vais chercher de quoi vous réchauffer.
Il repartit vers la cuisine en chantonnant. Il ne tarda pas à revenir avec les boissons qu'il posa devant les deux voyageuses.
— Tu as un instant pour parler ? lui demanda Saalyn.
— Je suis occupé là, je dois servir des clients.
Naim jeta un coup d'œil dans la salle presque vide, ce qui entraîna un grand éclat de rire de la part de l'aubergiste.
— Tu vas devoir la former un peu mieux avant de la lâcher dans la nature. Elle se fait avoir trop facilement, esclaffa-t-il en s'installant à côté de Naim.
— Elle n'envisage pas de continuer dans le métier, répliqua Saalyn.
Il hocha la tête.
— De quoi veux-tu parler ?
— De Miles.
— Ouh là, c'est vieux ! s'écria-t-il.
— Quatorze ans, répondit Saalyn. Tu travaillais déjà ici à l'époque, tu as peut-être remarqué quelque chose. Des voyageurs inhabituels.
— Des voyageurs inhabituels, ce n'est pas cela qui a manqué à la chute de la ville. Beaucoup de Milesites ont fui. Des familles allaient au nord par dizaines alors que d'habitude ce sont des convois que je vois passer.
— Je cherche une bande de cavaliers qui escortaient des enfants.
— Tu recherches toujours les sœurs Farallona ? Je t'ai déjà répondu, je n'ai rien remarqué à l'époque.
— Donc rien de nouveau ? Aucun souvenir qui te soit revenu ?
— Un tel groupe n'est pas banal. Je m'en serais rappelé.
— Cela ne veut pas dire qu'ils sont passés, murmura Saalyn, juste qu'ils ne sont pas entrés dans l'auberge pendant que tu y étais en service.
— C'est possible. Mais on est peu nombreux à servir en salle, je l'aurais su s'ils étaient descendus ici.
— Peut-être qu'ils ne se sont pas arrêtés, intervint Naim. S'ils cherchaient la discrétion, ils auront évité les auberges et villages.
Colsen dévisagea la jeune femme.
— C'est une excellente déduction, mais Saalyn a déjà enquêté là-dessus il y a quatorze ans. Elle n'a rien trouvé.
— Mais la situation a changé, ajouta Naim. Beaucoup de Milesites ont échappé au massacre en fuyant la ville. Une partie d'entre eux s'est réfugiée dans des territoires isolés. Et il n'y a pas plus isolé que cette province en Yrian. Si on fouillait actuellement dans les mines de l'arrière-pays, je suis sûre qu'on dénicherait beaucoup d'anciens Milesites. Et certains auraient pu voir quelque chose au cours de leur déplacement.
— Et tu crois que si l'un d'eux avait reconnu les petites comtesses, il te le dirait, objecta Colsen. Aujourd'hui encore, les paysans du sud de l'Yrian regrettent l'époque ou les Farallon régnaient sur leurs terres. Jamais ils ne dénonceraient un membre de la famille ducale.
— Les choses ont bien changé depuis. Cela fait quatorze ans.
— Pas tant que cela. Les filles doivent être adultes maintenant, si elles vivent toujours. Et le fils et héritier du duc a atteint sa majorité. Il est en âge de soulever la population de Miles.
— Mais le fera-t-il ? intervint Saalyn.
Les regards convergèrent vers la stoltzin. Pendant toute la discussion, elle n'avait rien dit, se contentant d'écouter.
— Je ne désire pas déstabiliser l'Yrian, mais retrouver le meurtrier de mon frère, continua Saalyn. L'Yrian est le centre du commerce continental. Pendant la guerre civile, tous les pays ont été touchés par les conséquences. Et je préfère renoncer plutôt que de la voir revenir.
— Ne t'inquiète pas. Miles est brisée. Il ne reste que des paysans. Tout ce qui faisait la puissance et la richesse du duché est parti. Mais la population est demeurée fidèle au duc, ils ne dénonceront pas les héritiers. Ils ne te diront rien. En fait, la seule qui pourrait délier leur langue est ton amie Ksaten. Avec ce que les Alminatii lui ont infligé, les Milesites la considèrent comme l'une des leurs.
Saalyn en avait conscience et regrettait qu'elle n'ait pas pu l'accompagner. Même si ce n'était pas les soldats d'Elmin qui l'avaient suppliciée, mais les prisonniers qu'elle avait contribué à enfermer derrière les barreaux.
L'homme seul à sa table leva la main pour attirer l'attention de l'aubergiste.
— Je suis désolé. Je dois m'occuper de mes clients, déplora Colsen.
Il se leva et salua Saalyn, puis Naim avant de rejoindre celui qui l'avait requis.
Les deux femmes ne restèrent pas seules longtemps. La voyageuse isolée que Naim avait remarquée en entrant s'était approchée d'elles, apportant son assiette encore pleine. Saalyn lui lança un regard intrigué.
— Je peux manger en votre compagnie ? s'enquit-elle.
D'un geste de la main, Saalyn l'incita à s'asseoir.
— J'espère que je ne vous dérange pas dans vos affaires de guerriers libres, s'excusa la jeune femme.
— Nous ne tiendrions pas nos réunions secrètes dans une salle d'auberge, la rassura Saalyn. Mais je suis curieuse. Comment avez-vous su que j'étais une guerrière libre ?
La jeune femme ne répondit pas. Mais elle releva ses manches avant de s'accouder sur la table, un sourire mutin sur les lèvres. Ce geste permit de révéler son bracelet d'identité que Saalyn lut aussitôt.
— D'accord Rafindel, vous avez vécu en Helaria quelques années. Mais encore.
— Ma marraine de corporation m'a donné votre nom et votre métier.
— Votre marraine aurait mieux fait de se taire, maugréa Saalyn. Qui est-elle ?
Elle n'attendit pas la réponse. Son identité était gravée sur le fermoir du bracelet. Et il était correctement orienté pour qu'elle le lise. Aussitôt, ses yeux s'ouvrirent d'étonnement.
— Mais c'est moi qui ai validé ce bracelet ! s'écria-t-elle.
La jeune femme lui envoya un sourire. Saalyn fouilla dans sa mémoire. Elle essayait de se souvenir où elle avait bien pu rencontrer cette femme. Pas récemment en tout cas. Mais c'était certainement après son passage en Orvbel. Avant, elle aurait été trop petite, encore une enfant. Elle avait signé peu de bracelets depuis qu'elle avait repris la route.
— Tu es la jeune chanteuse que j'ai découverte dans une auberge, au nord d'ici, annonça-t-elle enfin.
— C'est bien moi. Ce jour-là, vous avez changé ma vie.
— Alors qu'es-tu devenue ? Tu as continué dans cette voie ?
— Malheureusement, j'étais trop âgée. Jamais je n'intégrerais le théâtre de Sernos. Mais ils m'ont appris à utiliser correctement ma voix et ont fait de moi une bonne chanteuse.
— Tu l'étais déjà, fit remarquer Saalyn.
— Une chanteuse prometteuse, corrigea-t-elle.
Saalyn s'accouda sur la table et posa son menton sur ses mains croisées. Elle fixa son regard inhumain sur la jeune femme.
— Que fais-tu si loin au sud, l'auberge de ton père est au nord d'ici et ton école aussi.
— Je suis invitée à interpréter quelques airs lors de la prochaine fête en Helaria.
— Ah, ta première prestation en public.
— Ma première rémunérée, à mon compte.
— Tu dois te sentir fière.
— Plus que vous l'imaginiez.
— Ma première fois remonte à plus de six cents ans. Et je m'en souviens encore. Où vas-tu te produire ?
— Je ne sais pas exactement, hésita Rafindel. J'ai été invité par l'homme qui vous accompagnait quand vous êtes passée à l'auberge de mon père.
— Öta ?
— Oui. Il ne m'a pas donné la ville, juste que c'était dans une maison.
— Une maison ? C'est un peu vague. Il y en a des milliers en Helaria.
— Celles avec une pièce assez grande pour servir de salle de bal ne doivent pas être très fréquentes, intervint Naim.
— Et il y a encore moins de maisons si remarquables qu'il n'y a pas besoin de nommer la ville pour l'identifier, ajouta Saalyn. Tu dois te produire à la Résidence.
— C'est ça ! s'écria-t-elle.
Elle était si heureuse d'avoir trouvé qu'elle se redressa brusquement sur sa chaise.
Saalyn et Naim échangèrent un sourire de connivence, le premier que la guerrière libre adressait à la Naytaine. Visiblement, elle ne savait pas en quel endroit elle allait se produire. Elle fouilla au fond de son esprit. Aux premiers temps de son aventure il y a un siècle, Wotan ou une de ses sœurs était quasiment toujours présent et communiquait avec elle. Depuis qu'elle était pleinement autonome, ils se faisaient plus furtifs, n'assurant qu'une veille en cas de besoin. Ce jour-là, c'était Peffen, la plus discrète des pentarques, la seule qui pouvait se promener en ville sans que personne ne la reconnût, en dehors des habitants de la résidence bien sûr.
« À ton avis, dois-je lui révéler où elle va se produire ? lui demanda-t-elle, ou lui faire la surprise.
— Pour qu'elle soit incapable de chanter tellement, le trac la paralysera ! protesta Peffen.
— Tu as raison. »
Peffen avait la vie sociale la plus active. Comparée à l'introvertie Vespef ou aux exubérantes jumelles, elle était celle qui comprenait le mieux – avec Wotan – les interactions entre les individus. Saalyn pouvait lui faire confiance les yeux fermés.
« Vas-y avec douceur, conseilla Peffen »
Saalyn hocha inutilement la tête.
— Rafindel, tu ne connais pas grand-chose de l'Helaria on dirait.
— Je n'y suis jamais allé. Je ne sais que ce que tout le monde raconte, ainsi que mes cours à l'école de l'ambassade.
— Rafindel. Il faut que je te le dise. La Résidence se trouve sur l'île d'Ystreka, juste à côté d'Imoteiv, dans les profondeurs d'un volcan.
— Comme l'endroit où vivent les pentarques, releva Rafindel.
— C'est l'endroit où vivent les pentarques.
Le visage de Rafindel se déforma, exprimant une émotion à mi-chemin entre le ravissement et l'horreur.
— Je vais me produire devant les pentarques !
Sentant la panique qui gagnait la jeune femme, Saalyn lui attrapa les poignets.
— Calme-toi. Les pentarques ne sont pas comme les rois d'Yrian. Ils sont beaucoup plus accessibles. Si tu as vécu dans l'ambassade ces dernières années, tu as dû en rencontrer quelques-uns, voire passer un moment avec l'un d'eux, sans savoir que c'en était un.
Rafindel posa un regard incrédule sur Saalyn.
— Comment peut-on fréquenter les pentarques sans le savoir ?
— Parce qu'ils sont normaux. Ce ne sont pas des êtres de dix perches de haut, ou qui crachent le feu par les narines. Ils ressemblent à tout le monde. Et s'ils ne te disent pas qu'ils le sont, tu ne peux pas le deviner.
Saalyn se perdit un instant dans ses pensées. Naim avait remarqué qu'elle faisait souvent cela lorsqu'elle cherchait une réponse à une question et qu'en général quand elle reprenait ses esprits, elle l'avait. Et cette fois-là n'échappa pas à la règle.
— L'année dernière, tu as fait une visite en ville avec une stoltzin blonde qui t'a emmenée manger.
— Je m'en souviens bien, confirma Rafindel. Je la trouvais très belle, j'étais un peu jalouse d'elle. Mais elle était très sympathique et on a passé une bonne journée.
— Elle t'a dit son nom.
— Elle ne s'est pas présentée, mais l'homme qui l'accompagnait l'a appelé Tenthy, et faute de mieux j'ai employé ce surnom après.
Saalyn sourit.
— Tenthy est un diminutif affectueux, expliqua-t-elle, utilisé entre deux membres d'une fratrie.
— C'était un frère et une sœur ! J'ai eu l'air ridicule alors à l'appeler ainsi toute la journée, déplora Rafindel.
— Un peu, confirma Saalyn, surtout si tu considères que cet homme était Wotan en personne.
— J'ai parlé à Wotan ! s'écria Rafindel.
— Et à sa sœur, ajouta Naim.
— Et sa sœur.
Soudain, Rafindel se mit à trembler.
— Que t'arrive-t-il ? s'enquit innocemment Saalyn.
— La sœur de Wotan, c'est Vespef, répondit-elle d'une toute petite voix, la pentarque prime.
Naim lui passa son verre qu'elle vida d'un trait.
— J'ai passé la journée entière avec la pentarque prime d'Helaria.
On sentait dans son ton un mélange d'incrédulité, de panique et de fierté.
— Mais pourquoi ne m'a-t-elle pas dit qui elle était ? Et pourquoi moi ?
— Pour s'offrir un moment sympathique, suggéra Saalyn. Vespef est une personne introvertie. Elle aime bien s'amuser, mais pas seule. Les marques de déférence la mettent mal à l'aise, en te laissant ignorer qui elle était, elle y échappait. Et je suppose qu'elle était curieuse de rencontrer cette jeune prodige que j'avais découverte. Ça lui a permis de passer une journée tranquille pendant laquelle elle a pu se détendre. Je suis sûre qu'elle n'a pas repoussé tous ceux qui lui ont fait des avances.
— Non, c'est vrai. Je crois même que si je ne l'avais pas accompagnée, elle en aurait accepté quelques-unes.
Devant l'air surpris de Naim, elle protesta.
— Et je ne suis pas une oie blanche. Je sais reconnaître quand un homme plaît à une femme et inversement. D'ailleurs, je ne suis plus vierge moi-même.
— Quel âge avez-vous ? demanda Naim.
— J'ai treize ans (19-20 ans terriens).
— C'est bien jeune, fit remarquer Naim d'un air hautain.
— Ça suffit Naim, ordonna Saalyn. Rafindel et vous venez de deux pays différents aux mœurs dissemblables. D'ailleurs même en Nayt, il existe des disparités entre l'est très strict et l'ouest bien plus permissif.
Devant la rebuffade, Naim se fit silencieuse. Saalyn vida sa choppe, puis elle regarda Rafindel dans les yeux. Ceux-ci pétillaient d'amusement, contrastant avec l'atmosphère tendue qui s'était installée.
— Que dirais-tu que j'aille chercher mon usfilevi et que tu me montres ce qu'on t'a appris au théâtre de Sernos ?
— Vous feriez ça ! s'écria Rafindel d'un air joyeux.
— Bien sûr. Je suis la seule en Helaria à ne pas avoir pu bénéficier de ton talent alors que je suis techniquement ta marraine de corporation.
La soirée se termina par un concert improvisé. Saalyn ne chanta que peu, et uniquement en duo avec Rafindel C'était elle la vedette du spectacle. Saalyn avait raison, elle possédait une voix magnifique. Avec l'accompagnement de Saalyn, la prestation enchanta Naim. Malheureusement, avec une assistance aussi réduite, l'ambiance ne décolla pas. Si le voyageur isolé leva la tête pour écouter la jeune femme, les quatre autres continuèrent leur discussion sans s'occuper d'elle. Et sans l'aubergiste et son personnel qui participèrent à la fête, la soirée aurait été bien morte.
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