XXVI. Sur la route de Karghezo - (1/2)
Saalyn et Naim avaient pu prendre place sur un bac pour traverser l'Unster. Elles chevauchaient maintenant sur les premières pentes qui menaient au sommet du plateau d'Yrian oriental. En temps normal, ce voyage s'apparentait à une descente en enfer avec la végétation qui devenait de plus en plus maladive au cours de leur montée en altitude pour finalement disparaître une fois en haut, ne laissant place qu'aux cadavres des arbres qui s'y étaient dressés autrefois. La neige avait changé les choses en recouvrant de blanc les troncs gris et le sol pulvérulent. L'endroit ressemblait maintenant à une forêt endormie par l'hiver, prête à revivre au printemps. Cela, hélas, ne se produirait pas : le retour à la normale ferait réapparaître l'enfer karghezoï.
Au sommet du plateau, Saalyn donna le signal de la pause. Elles descendirent de leur cheval pour le laisser se reposer.
— Karghezo est à une journée de route dans cette direction, expliqua Saalyn en désignant le nord.
— Je sais, répondit Naim.
— Vous l'avez déjà vue ?
— Jamais, mais j'ai reçu des cours approfondis de géographie pendant ma formation.
— Je n'en doute pas, je parlais de l'architecture. Il n'existe rien de tel en dehors. Pour des raisons que je ne m'explique pas, les poussières de feu contaminent plus cette région que celles de la Nayt pourtant bien plus proche du désert empoisonné. Cela a obligé les habitants à prendre des précautions que même Massil ou Tolos ne connaissent pas.
Naim regarda vers le nord, dans la direction de la ville, perdue dans ses pensées.
— Si je comprends ce que vous cherchez à me dire, cette province est l'endroit le plus dangereux du monde, plus encore que le désert empoisonné.
— Le désert empoisonné ? Quand même pas ! la corrigea Saalyn.
— Et pourtant des gens y vivent.
— Le plateau regorge de matière première. On y trouve de la bauxite entre autres, mais aussi du calcaire en quantité que l'on peut exploiter sans risquer de détruire une potentielle zone agricole. La province exporte beaucoup de pierres de taille, de chaux et de ciment. Étrangement, les habitants préfèrent utiliser le bois dans leurs constructions.
— Mais en l'absence de bois vivant, comment font-ils fonctionner leurs fours ? demanda Naim.
— Avec du charbon en provenance de la région de Sernos.
— Vous êtes bien renseignées sur l'économie de la région ! s'exclama Naim.
— Mes enquêtes m'ont obligé à m'intéresser à un certain nombre de choses pour pouvoir exercer mon activité. L'économie en est une. En plus dans ce domaine j'ai un expert à la maison.
— Votre compagnon ? suggéra Naim.
— Mon frère. Il est l'un des comptables qui travaillent avec Peffen. L'Helaria est bâtie sur un socle basaltique, quasiment dépourvu de calcaire. On doit importer de grandes quantités de chaux. Les commandes passent entre ses mains.
Saalyn remonta en selle.
— Une auberge se trouve une longe plus loin. Avec un peu de chance, on y trouvera du personnel déjà en place au moment des événements, indiqua Saalyn.
Naim imita sa partenaire et se lança à sa poursuite.
L'auberge en question, la seule entre Karghezo et la frontière était de taille impressionnante. Elle constituait en elle-même un petit village. Une fois passé le porche qui traversait la muraille, ils se retrouvèrent dans une grande cour bordée de bâtiments. Saalyn et Naim allèrent déposer leur hofec à l'écurie. Au passage, Saalyn en profita pour jeter un coup d'œil. Peu de stalles étaient occupées. À cause du mauvais temps et de l'épidémie, les caravanes avaient cessé de circuler. Les affaires ne devaient pas être bonnes pour le propriétaire des lieux, il ne cracherait pas sur deux clients. En revanche, il risquait de se montrer entreprenant, tentant de leur vendre un maximum de services dont elles n'avaient pas besoin. La guerrière libre transmit ses réflexions à Naim. Cette dernière était surprise du nombre de choses qu'on ne lui avait pas enseignées et pourtant fort utile dans ce métier. On lui avait appris à se battre et à lire, mais pas à interpréter le moindre signe et en tirer des déductions. Et Saalyn accomplissait cela naturellement, presque sans y penser.
S'étant assurées que les hofecy se trouvaient entre de bonnes mains et que leurs affaires étaient en sécurité, elles traversèrent la cour pour rejoindre l'auberge proprement dite. L'analyse de Saalyn s'était révélée exacte. La salle était presque vide. Un groupe de quatre voyageurs dans un coin, un dernier isolé à l'autre bout et c'était tout. En les voyant, le maître des lieux fonça sur les deux femmes. Saalyn ne put malheureusement rien déduire sur le tenancier, une barbe brune bien fournie lui masquait le visage et la gênait dans l'interprétation de ses expressions faciales.
— Que désirent ces dames ? demanda-t-il.
— Une chambre répondit Saalyn et des renseignements.
— Une chambre pour deux ?
— Non, une chacune, mais communicantes.
L'homme sembla soulagé sans que Saalyn puisse déterminer si c'était parce qu'il désapprouvait les unions entre femme ou pour le manque à gagner que cela aurait entraîné si elles avaient dormi ensemble.
— Je vais voir ce que je peux faire.
Il retourna à son comptoir et ouvrit un grand registre qu'il parcourut.
— J'ai justement ce qu'il vous faut, annonça-t-il enfin, deux chambres mitoyennes, communicantes, côté cour.
Naim ne put s'empêcher de sourire face à ce qui n'était de toute évidence qu'une mise en scène destinée à donner le change. L'établissement était presque vide. Elle jeta un coup d'œil sur sa compagne de voyage. Elle avait gardé le visage impassible, mais Naim commençait à bien la connaître. Elle décela le petit frémissement au coin des lèvres, le manège de l'hôtelier l'amusait.
— Je vais vous guider, proposa l'homme.
Il prit deux clefs parmi celles pendues au tableau derrière lui et invita les deux femmes à le suivre vers l'escalier qui menait à l'étage. Tout en traversant la salle, Saalyn en profita pour ôter son manteau, les lieux étaient chauffés.
Les chambres étaient conformes à ce que l'aubergiste avait annoncé. De plus, elles étaient propres. Après un rapide examen, plus pour la forme que par réelle méfiance – ce n'était pas la première fois qu'elle descendait en cet endroit, elle avait déjà fouillé toutes les chambres lors de ses précédents voyages – elle les accepta. Il leur donna les clefs et quitta les lieux.
Saalyn s'assit sur le lit pour estimer le matelas. Pas terrible, mais le prix n'était pas élevé non plus.
— Alors ? demanda-t-elle à Naim, qu'avez-vous observé.
— Observé quoi ?
— Dans la salle, j'ai compté cinq personnes. Que pouvez-vous me dire sur eux ?
— Comment pourrais-je dire quoi que ce soit sur eux ?
Saalyn se pencha en arrière, les bras derrière elle pour se retenir.
— Vous n'êtes pas en mesure de me dire combien de combattants entraînés se trouvent parmi eux, et combien risqueraient de nous faire des misères cette nuit. Enfin, surtout à moi parce que je doute qu'avec votre carrure ils osent quelque chose. C'est regrettable.
Naim était confuse. Elle avait raté quelque chose, mais quoi ? Et qu'avait bien pu repérer Saalyn qui lui aurait fourni ces renseignements ? Saalyn la mit sur la voie.
— Quand on est rentrés dans la salle, qu'ont-ils fait ?
— Ils nous ont regardées.
— Exactement. Comment ?
Naim fouilla sa mémoire, en vain. Elle n'avait accordé que peu d'intérêt aux visiteurs.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle.
— Ils vous ont d'abord observé, pour estimer le danger que vous représentiez, puis moi, lui expliqua Saalyn. L'attention que ces cinq hommes m'ont portée était très différente. Deux d'entre eux en découvrant que j'étais une femme ne se sont pas davantage préoccupés de moi. Leurs deux compagnons se sont montrés plus inquisiteurs, ils se sont beaucoup intéressés à ma silhouette, mon visage. Ils ont décidé si je valais la peine d'être abordé ou pas. Ces mêmes hommes, quand j'ai enlevé mon manteau, ont maté mes seins sans vergogne. Pour eux, je ne suis qu'une femme petite, sans défense et baisable. Je m'attends à leur visite cette nuit, sauf si vous leur faites assez peur pour qu'ils renoncent. Ce dont je vous serais très obligeante, j'ai envie de dormir. Le dernier me semble plus digne d'intérêt. Il s'est intéressé à moi comme femme, mais pas longtemps. Il s'est orienté très vite sur autre chose. Il a examiné, mes hanches, mes jambes et ma main, mais ni ma poitrine, ni mon visage.
— Votre main ? Pourquoi ?
— Pour déterminer à quelles corporations j'appartenais, il voulait voir ma bague. Mais j'ai des gants et en plus je la porte rarement pour éviter de me faire repérer.
— Je comprends. Et le reste.
— Il cherchait les armes que j'aurai pu cacher sur moi. Et je suis certaine qu'il sait que je dissimule un poignard dans la botte. Contrairement aux deux autres imbéciles.
— Et les deux derniers, ceux qui ne se sont pas occupés de vous ? Vous n'avez rien déduit sur eux ?
— Un simple coup d'œil sur leurs compagnons leur a suffi pour comprendre qui entrait. Et ça ne les a pas intéressés. Sans en être sûre, je dirais qu'ils forment un couple.
— Deux hommes ensembles !
Naim ne put retenir une moue de dégoût.
— En quoi cela vous gêne-t-il ? la rabroua Saalyn. Seuls eux sont concernés.
— C'est contre nature, l'homme est fait pour aller avec la femme et inversement.
— Chacun va en direction de celui vers lequel le poussent ses inclinaisons.
Naim n'insista pas. Saalyn par contre était remontée.
— Ma sœur m'a dit qu'un couple de femmes s'était formé dans l'entourage de Deirane. Vous devez les connaître.
— Dursun et Nëjya, confirma Naim.
— Et vous les avez rayés de vos relations.
— Non, mais ce n'est pas pareil.
— En quoi est-ce différent ?
— Nertali les a touchées de son doigt.
Nertali, la déesse naytaine de l'amour. Elle avait pris le nom de la seule feytha qui se soit rebellée contre la cruauté de ses compatriotes.
— Donc si des sentiments profonds existent entre deux personnes de même sexe, leur relation est acceptable.
— Si Nertali les a placés en eux, de quel droit puis-je m'y opposer ?
Saalyn avait mené Naim au point où elle le désirait. Elle arrêta là la discussion, laissant sa compagne de voyage méditer là-dessus.
— On descend dans un calsihon. Allez vous préparer.
Elle s'écarta de la Naytaine, tout en commençant à ôter le pull épais qui lui tenait bien chaud. Naim n'avait pas bougé.
— Vous allez dans votre chambre où vous attendez que je me déshabille devant vous ?
— C'est vous qui êtes dans la mienne, objecta Naim.
Saalyn jeta un coup d'œil autour d'elle.
— Excusez-moi.
Elle disparut par la porte de séparation qu'elle ferma derrière elle.
Un instant plus tard, les deux femmes descendirent dans la salle commune de l'hostellerie. Saalyn avait enlevé les multiples couches de tissu qui la protégeait du froid, ne gardant qu'un simple pull de coton gris par-dessus sa tunique. La pièce était chauffée, mais le tenancier économisait le bois. Il n'avait pas le choix s'il voulait survivre jusqu'au retour des voyageurs. Naim, en tant que mammifère, craignait moins le froid, elle s'était changée pour une chemise écrue propre, mais n'avait pas jugé utile de se couvrir davantage. Au passage, faire admirer sa musculature pourrait leur garantir une nuit tranquille.
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