XXIX. Pourriture

Depuis le déclenchement de l'épidémie, la flotte de l'Orvbel était quasiment à l'arrêt. Au fur et à mesure qu'ils rentraient, les bateaux étaient amarrés à leur quai et leur équipage mis en quarantaine dans l'un des dispensaires du port. Depuis, tous les jours, le gardien faisait sa ronde. Il longeait les quais déserts dans toute leur longueur, s'accordant une escale au niveau du chantier naval où il profitait d'un repos bien mérité pour se manger un solide casse-croûte. Avant l'épidémie, il serait entré dans l'une des tavernes des environs. Mais elles étaient toutes fermées. La nourriture était maintenant sous le contrôle exclusif du palais.

Pendant la nuit, le tas de neige accumulée sur les poutres destinées à se transformer en bateau s'était effondré, ensevelissant son point d'arrêt habituel. En maugréant, il s'installa à l'autre extrémité du tas sur lequel il posa le petit sac contenant son repas. Il se demandait ce que sa reine avait prévu pour lui ce jour-là. Il ouvrit le récipient et regarda dedans. Comme souvent, les champignons en constituaient la majorité. Mais ce jour-là, ils étaient frais. Le palais avait certainement dû procéder à une récolte. Sa ration comportait aussi des radis coupés dans le sens de la longueur ainsi que leurs feuilles qui tenaient lieu de verdure. En revanche, il ne vit aucune trace de viande ni de féculent. Il aurait encore faim quand il aurait fini. Heureusement, il pouvait se permettre de perdre quelques kilos.

Il commença par les radis. Ils manquaient de croustillant, et il trouva leur goût un peu piquant. Puis il attaqua les champignons.

En s'appuyant contre le tas, il constata un phénomène étrange. Le bois ne présentait pas sa dureté habituelle. Intrigué, il souleva la bâche qui le protégeait de la neige. Comme il le craignait, les planches n'affichaient pas leur aspect massif normal, mais il avait la consistance d'une éponge. Malgré le froid ambiant, les beaux madriers destinés à construire le nouveau navire de la cité-État avaient pourri.

Brun regardait le brasier qui s'élevait au cœur du chantier naval, ruinant ses espoirs d'augmenter sa puissance. Le maître d'œuvre, en le voyant, se dirigea vers lui.

— Alors ? aboya Brun. Quelles nouvelles ?

— Mauvaises, Seigneur lumineux. J'en ai peur.

— Allez-y.

— Le bois était trop atteint. Nous avons été obligés de brûler la réserve pour contraindre la maladie, mais aussi le navire en cours de construction.

Brun accusa le coup, même s'il avait pu voir les flammes dévorer la coque presque achevée.

— Malheureusement, le mal s'était déjà répandu et nous avons dû détruire le navire en cours de carénage de la forme voisine. Heureusement, la largeur du fleuve Orvbel a protégé ceux en travaux dans les deux dernières formes.

Deux navires perdus. Une catastrophe. Mais le chef continua.

— J'ai ordonné une fouille du port pour vérifier le reste de la flotte et hélas, nous en avons trouvé un troisième atteint qu'il faudra détruire aussi quand nous l'aurons vidé de son accastillage.

Trois navires !

— Et je pense que nous devrions interdire aux bateaux d'entrer dans le port le temps que nous contrôlions tout. Le quartier pirate est constitué de maison en bois que nous devrons toutes visiter dans les moindres détails.

— Cette pourriture n'est quand même pas si contagieuse ! s'écria Brun.

Brun n'aurait pas détesté que ce quartier disparût, et avec lui le dernier lien avec les anciens occupants de la ville. Mais par un étrange coup du sort, les habitants s'étaient entichés de ces vieilles maisons. Ils les avaient rénovées et actuellement, elles abritaient une population aisée.

— Normalement non. Mais celle-là semble particulièrement virulente. Il y a moins d'un mois, le bois était sain. Et en à peine deux douzains, la maladie a attaqué la réserve et deux navires que la distance aurait dû mettre à l'abri de toute infection. Surtout par ce froid.

— Quels sont les bateaux qui peuvent continuer à commercer avec nous ?

— Uniquement ceux équipés d'un revêtement qui résiste à la pourriture molle. Et je suis désolé de vous le dire, mais un seul pays fabrique de tels navires.

L'Helaria ! Bien sûr ! Qui d'autres ? Une fois que la nouvelle se sera répandue, toutes les flottes du monde allaient éviter l'Orvbel comme la peste. Et le seul qui pourrai commercer avec eux était cet ennemi qu'il haïssait tant. Il regrettait de n'avoir pas acquis le secret de ce revêtement quand ils étaient venus en visite il y a quelques mois. Il avait préféré des techniques permettant d'agrandir ses navires tels que les mâts composites ou les membres formés de plusieurs pièces assemblées. D'ailleurs, où était-il cet État qui avait promis de les aider à surmonter l'épreuve actuelle, mais qui pour l'instant n'avait pas livré le moindre sac de nourriture ?

— Comment cette horreur a-t-elle pu se répandre ? reprit-il.

Bien qu'il n'élevât pas la voix, on sentait les efforts qu'il faisait pour rester calme.

— Je n'en ai aucune idée. D'habitude se sont les insectes qui le propagent. Mais là, il fait beaucoup trop froid. C'est d'ailleurs ce froid qui lui a permis de quitter ses caves, j'ignore encore par quel vecteur hélas, sinon nous pourrions le combattre.

— Les caves ! Ce truc provient des caves !

Il se calma.

— Pensez-vous possible qu'une personne soit responsable de ce fiasco ?

Au fur et à mesure qu'il prononçait ses paroles, Brun se rendait compte de leur stupidité. Un moment, il avait soupçonné Deirane. Cela faisait bien longtemps qu'elle se tenait tranquille. Lui retirer Bruna l'avait-il domptée ? Où préparait-elle quelque chose en secret ? De toute façon, elle ne pouvait pas sortir du harem et le seul émissaire qui aurait pu agir à sa place n'aurait jamais commis un tel acte. Et puis cette petite paysanne inculte n'aurait jamais su comment répandre cette maladie.

— En tout cas, voilà une excellente raison d'éradiquer tous les bâtiments en bois de la ville. De retour au palais, nous allons donner l'ordre d'exproprier tous les habitants du quartier pirate et nous allons tout raser.

L'un des gardes rouges de son escorte, qui jusqu'alors était resté impassible, s'avança d'un pas.

— Seigneur lumineux, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, objecta-t-il. Vous allez provoquer une émeute.

— Nous enverrons la garde, riposta Brun.

— Ces maisons sont suffisamment bon marché pour être accessible à une solde. La plupart des officiers de l'armée possèdent un bien dans ce quartier. Je les vois mal se prêter à sa destruction de bon cœur.

— Et les gardes rouges ?

— Tous vos officiers sont propriétaires. Certains y installent leur famille.

— Et vous ?

— Je ne suis pas officier.

— Où logez-vous alors quand vous ne dormez pas à la caserne ?

— Je suis copropriétaire avec mon frère d'un appartement dans le quartier du port.

Le garde avait raison. Détruire ce pâté de maisons allait lui mettre ses soldats à dos. Le quartier pirate constituait un espace intermédiaire entre le populaire quartier du port et la zone du palais avec ses hôtels particuliers luxueux.

Le regard de Brun se posa de nouveau sur le brasier. Il se demanda soudain ce qu'était devenue la pièce d'or déposée sous la quille. Cet imbécile de chef de chantier, trop pressé de tout brûler, ne l'avait certainement pas récupérée. Avec cette chaleur, elle avait fondu, voire elle s'était évaporée.

Brun s'écarta enfin du chantier naval en direction de sa calèche. Au passage, il remarqua les habitants qui s'étaient rassemblés sur les quais. Il les salua, mais n'obtint aucune réponse. Le froid devait les assommer. À moins que ce fût la faim. Si Deirane arrivait à leur fournir des rations tous les jours, elles se montraient à peine suffisantes à leurs besoins. Et la situation n'allait pas en s'améliorant. Même si elle avait mis des cultures en marche, en utilisant les pièces inoccupées du palais, celles-ci ne seraient pas prêtes avant plusieurs mois. Leurs réserves seraient épuisées avant. Et de toute façon, il n'y en aurait pas assez pour nourrir toute la population. Ils devraient faire des choix. Il était content que ce soit elle, et pas lui, qui aurait à prendre les décisions difficiles.

Il remonta dans son carrosse.

— Au palais ! ordonna-t-il.

Le cocher qui somnolait sous une épaisse couverture se redressa brutalement. Il fit claquer les rênes pour inciter les chevaux à avancer. Vu le froid, face à la promesse de réintégrer leur écurie bien chaude, ils ne se firent pas prier.

Tout à ses pensées, Brun ne fit pas attention au reptile ailé perché sur une gouttière qui le surveillait. Quoi de plus commun que ces volatiles que le temps actuel avait forcés à se rapprocher des humains ? Mais alors que ses congénères recherchaient la moindre trace de nourriture qui pouvait traîner, lui se contentait de surveiller les déplacements de Brun. Finalement, quand le roi eut réintégré sa voiture, il s'envola en direction de la forêt et de ses villages.


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