XVII. Le Camp des Sangärens - (1/2)

Après s'être longuement enlacées, les deux femmes se séparèrent.

— Cela fait longtemps que j'attendais la venue d'un guerrier libre, dit Ciarma.

— Tous les indices que j'avais semblaient indiquer que tu étais morte, répondit Saalyn.

— Comme tu peux le voir, Ana manque à l'appel, mais moi je suis bien vivante.

— Je sais où se trouve Ana.

Comme si la foudre l'avait frappée, Ciarma recula.

— Tu as retrouvé ma sœur ! s'écria-t-elle.

— En fait, c'est elle qui m'a trouvée.

— Raconte-moi.

Dalanas s'avança jusqu'aux deux femmes.

— Ciarma, où est passé ton sens de l'hospitalité, la rabroua-t-il ? Ces voyageurs ont parcouru une longue distance. Ils sont fatigués, ils ont faim et ils sont sales. De plus, des informations confidentielles vont être échangées. La place d'un village n'est pas l'endroit idéal.

Ciarma baissa les yeux, comme une gamine prise en faute.

— Tu as raison, je manque à tous mes devoirs.

Elle posa ses mains sur les épaules de Saalyn.

— On se retrouve ce soir, dans la grande salle.

Puis elle recula pour adopter à nouveau l'attitude d'une matriarche sangären, noble et posée dans ses gestes. Elle fit le tour des visiteurs, ayant un petit mot sur chacun. Avec les Sangärens, elle se montra plus conviviale. Elle alla même jusqu'à se laisser enlacer par Atlan qui lui déposa un rapide baiser sur les lèvres. Naim se demanda s'ils formaient un couple. Atlan semblait plus jeune qu'elle, une telle différence d'âge aurait scandalisé en Nayt. Ils auraient pu être amants, mais pas davantage. Elle ignorait toute des coutumes sangärens. En tout cas, personne ne parut choqué de leur réaction.

Elle s'avança enfin vers Fralen.

— Je ne vous connais pas, dit-elle, mais ces yeux, ce menton, je les reconnaîtrais entre mille. Vous ne pouvez être qu'un proche de Dercros. Son frère ? Son père ?

Elle tourna la tête vers la guerrière libre qui s'avança vers elle.

— Je te présente Fralen, mon frère aîné.

— Ainsi donc, voici ce frère dont elle nous parle tant.

— Vous savez, lui répondit Fralen, il ne faut pas croire tout ce qu'elle dit sur moi.

— Que vous êtes l'homme en qui elle a le plus confiance ? Qu'elle remettrait sa vie entre vos mains sans hésiter ?

Fralen envoya un regard troublé à sa sœur qui rougit en baissant les yeux vers ses pieds. Il était ému.

— Ça oui, vous pouvez lui faire confiance, marmona-t-il.

— Quand j'étais gamine, Saalyn disait que les hommes de sa famille avaient accaparé toute la beauté, n'en laissant que peu aux femmes. Mais je la trouvais si belle que je croyais qu'elle racontait n'importe quoi. Je vois qu'elle ne se moquait pas de moi.

— Je constate qu'en plus de matriarche, vous cumulez le talent de poétesse.

— Hélas non, le seul poète ici c'est Saalyn. Mais qui sont ces gens qui vous accompagnent ?

Fralen se tourna vers le reste de son groupe.

— Alors cette grande dame, c'est ma mère, Hylsin, scribe à la Bibliothèque où elle a le rang de grand maître et cette jeune personne est à la fois mon apprentie et ma dernière sœur Diosa.

Ciarma lâcha Fralen pour rejoindre les deux qu'il avait présentées.

— La mère et la sœur de Saalyn. Je suis chanceuse. Je n'avais connu que son plus jeune frère et voilà que je découvre le reste de sa famille. Je ne vous imaginais pas comme cela.

— Personne ne m'imagine comme cela, répliqua Hylsin.

— Donc vous travaillez à la Bibliothèque. Vous connaissez Calen ?

— Bien évidemment, c'est mon archonte. En tant que grand maître, je la rencontre fréquemment.

— Quand j'étais plus jeune, c'était mon rêve de devenir apprentie à la Bibliothèque. Malheureusement, une princesse sangären n'a pas cette possibilité. Pas sans renoncer à son statut en tout cas. Mais je n'ai pas été inactive, je vous montrerai ce que j'ai réalisé ici.

— Je suis curieuse de le découvrir.

Ciarma avait réellement éveillé l'intérêt de la stoltzin. Il n'y avait plus aucune chance qu'elle quitte l'endroit sans le visiter.

— Peux-tu m'indiquer où se trouve ma chambre ? demanda Saalyn.

L'évocation d'une chambre dans ce qui était principalement un village de tente arracha un sourire à la jeune femme.

— Peles va t'y amener, répondit-elle.

À son signal, un enfant, presque un adolescent, accourut jusqu'à elles.

— Conduis nos invités jusqu'à leur logement, lui ordonna-t-il.

— Bien mère, répondit l'enfant.

Naim se demanda si sa réponse indiquait une relation filiale ou s'il s'agissait juste d'un titre honorifique. L'attitude de la matriarche ne la renseigna pas sur cette information. Pas plus que celle de Saalyn. De toute façon, la guerrière libre avait perdu la trace d'une fillette. Elle retrouvait une femme adulte. Elle ignorait si entre temps Ciarma avait fondé une famille.

Le gamin avait attrapé la main de Saalyn pour l'entraîner à sa suite. Toute la famille de la guerrière libre lui emboîta le pas. Naim les suivit. Diosa se plaça à la hauteur de la Naytaine.

— Votre voyage touche à sa fin, lui annonça-t-elle.

— Je n'ai aucune chance de rentrer en Orvbel dire au revoir à ma sœur ?

— Si vous voulez la contacter, vous devrez procéder par écrit.

— Comment la lui transmettrais-je ?

— Je m'en chargerai.

Devant l'air dubitatif de la Naytaine, elle ajouta :

— Je vous en fais la promesse. Mais je dois la lire avant.

— Vous voulez vous assurer que je ne révélerais pas des choses qui doivent rester cachées.

La raison était si évidente que Diosa ne jugea pas utile de la confirmer.

— Quand partons-nous ? demanda Naim.

— Nous ?

— Je suppose que vous allez me ramener en Helaria vous-même.

— Et attirer l'attention de ma sœur en disparaissant en même temps ? Non. Je pars ce soir, seule. Vous après-demain.

— Comment ?

— Je vous expliquerais tout à l'heure, quand nous serons seules.

Leur guide les mena jusqu'à quelques tentes en périphérie du village. Bien que de petite taille, elles étaient disposées en cercles autour d'une plus grande, servant de pièce commune. Enfin, l'une d'elles, un peu à l'écart, abritait, comme le découvrit plus tard Saalyn, un bassin chauffé assez grand pour six personnes. Les Sangärens prenaient soin de leurs visiteurs.

Atlan et Dalanas ne suivirent pas les voyageurs dans leur nouveau domaine. Ils avaient leur place attitrée en ce lieu. Atlan logeait dans la résidence de la matriarche quant à Dalanas, il disposait sa propre tente. Quand ils furent installés, le cavalier invita Saalyn à le suivre chez lui. Une rencontre entre deux amis intimes qui avaient beaucoup à se raconter. Hylsin et Fralen comprirent immédiatement que malgré la politesse du Sangären, il ne voulait pas qu'ils vinssent.

Dalanas amena Saalyn jusque chez lui. À sa grande surprise, une femme en sortit quand il s'en approcha. L'inconnue dévisagea cette belle jeune femme engoncée dans ses vêtements épais qui accompagnait le cavalier. Soudain, son visage s'éclaira d'un sourire.

— Saalyn ! Enfin ! s'écria-t-elle.

Puis elle s'avança vers la stoltzin pour la saluer. La guerrière libre se demanda qui elle pouvait être.

— Je n'ai quand même pas tant vieilli que tu ne me reconnaisses pas ! s'écria-t-elle.

— Niele ! suggéra Saalyn.

Le sourire fugitif qui éclaira son visage lui fit comprendre qu'elle avait touché juste. Mais Niele, quand elle vivait à Miles, était une jeune femme gracieuse et pleine de joie. Elle n'avait pas ce visage triste que Saalyn voyait maintenant devant elle. Niele s'écarta de Saalyn le temps d'aller déposer un baiser sur les lèvres de Dalanas avant de revenir vers elle. Sa jeunesse qui s'était prématurément envolée était certainement due à de multiples grossesses. Quant à cette tristesse, elle avait vu mourir son duc et toute sa famille, sa ville livrée aux flammes et au pillage et jusqu'à son nom effacé. Après le massacre, la province d'Elmin avait absorbé celle de Miles pour ne former qu'un ensemble unique pour tout le plateau. Une partie des fiefs de Miles, dont celui de Dalanas, avaient été démantelés pour être réattribués à des nobles à la botte du roi d'Elmin. Tout avait été réalisé pour effacer la ville des livres d'histoires. Niele interrompit les réflexions de Saalyn.

— Tu as mis longtemps à nous trouver, lui reprocha cette dernière.

— Je ne vous cherchais pas, se défendit Saalyn. Je croyais que personne n'avait survécu.

Niele prit Saalyn par le bras.

— Entre, tu vas pouvoir te débarrasser de toutes ces couches de tissu.

Devant l'air inquiet de la stoltzin, elle estima utile d'ajouter.

— Il fait chaud dedans. Regarde comme je suis couverte.

Effectivement, la robe de velours n'aurait pas permis à cette femme de rester longtemps à l'extérieur avec la température qui régnait.

— Vivement que tout revienne à la normale, se plaignit-elle.

Elle se laissa entraîner dans la tente.

Niele n'avait pas tort, il faisait chaud à l'intérieur. Le poële qui occupait le centre de la tente diffusait une chaleur lourde qui très vite indisposa Saalyn.

— D'habitude, il est dehors, mais ces derniers temps nous avons jugé utile de le rentrer, expliqua Dalanas en refermant soigneusement le rabat de toile qui bloquait le passage au froid extérieur.

Dans le courant de l'après-midi, un Sangären vint chercher Naim et Diosa à leur tente. Dehors, elle constata qu'il rassemblait tout le monde, sauf Saalyn qui était partie en escapade avec Dalanas. Leur guide conduisit le groupe jusqu'à la maison en bois. Si le rez de chaussé était de toute évidence destiné aux cérémonies, à l'étage plusieurs pièces pouvaient être utilisées pour mener des discussions discrètes. Celle que Ciarma avait choisie était assez grande pour accueillir une vingtaine de personnes. Elle était bordée de sièges confortables dont aucun ne se distinguait des autres. Saalyn était déjà installée, en compagnie de Dalanas et d'une femme entre deux âges. Elle avait dû être belle dans sa jeunesse, mais les cicatrices d'une brûlure importante lui couvraient le bras gauche et remontaient jusqu'au bas du visage. Sa main droite, intacte, était nichée dans celle de Dalanas. Naim estima qu'ils formaient un couple.

Naim se pencha vers Diosa pour aller à la pêche aux renseignements.

— Cette femme, entre Saalyn et le comte, qui est-ce ?

— Comment le saurais-je ? répondit Diosa.

— Vous n'avez vraiment aucune idée ?

— Il était marié lors des événements. Son épouse se prénommait Niele. L'âge pourrait correspondre. Mais je ne pourrai rien dire de plus.

Naim fouilla dans sa mémoire si elle connaissait quelque chose sur une certaine Niele Botris. Mais contrairement à son mari, elle n'était pas rentrée dans l'histoire.

Ciarma prit place dans un siège que rien ne distinguait des autres si ce n'était qu'il était positionné en face de la double porte d'accès. Le temps que tout le monde se choisit une chaise, un brouhaha remplissait la pièce. Soudain, Ciarma frappa deux fois dans ses mains. Le silence s'installa. Le dernier Sangären entré referma derrière lui avant de s'asseoir juste à côté de l'accès. Il n'y avait pas que les voyageurs à assister à la réunion ; Naim vit quelques-uns des cavaliers de leur escorte et plusieurs, d'âge varié qu'elle ne reconnut pas. Quelques femmes aussi participaient.

— Aujourd'hui, commença Ciarma, nous avons la chance d'accueillir Saalyn parmi nous, ainsi que sa mère et deux autres membres de sa fratrie. Comme vous le savez certainement, Saalyn est la sœur aînée de Dercros, grand ami de la famille. C'est grâce à lui que je vis toujours et je déplore chaque jour que cela se soit fait aux dépens de sa propre vie.

Naim jeta un coup d'œil sur la guerrière libre. À l'évocation de son frère, son attention s'était aussitôt portée sur le discours de la matriarche.

— Cette nuit-là, continuait Ciarma, nous avons tous souffert. Beaucoup ont perdu un proche ou un ami. Mais personne n'a payé aussi cher que les Helariaseny. Pour ceux d'entre vous qui sont trop jeunes pour se souvenir, je dois rappeler que les pillards qui ont investi la ville ont attaqué le consulat. La bataille a été si violente qu'un gems a été gravement blessé. C'est un miracle que l'on ne compte pas plus de morts. Et tout le monde a entendu parler du supplice infligé à Ksaten.

Elle se tourna vers Saalyn.

— Je crois comprendre qu'elle a chèrement fait payer ce qu'on lui a infligé.

— Dans le respect des règlements de la corporation, répondit Saalyn.

— Je suis surprise, je ne pense pas que j'aurai réussi à retenir mon envie de vengeance dans ce genre de situation.

— Je n'ai moi-même pas tout compris. Mais elle a mis un point d'honneur à respecter la loi.

— C'est tout à son honneur. Saalyn, après tout ce temps, tu nous reviens. Mais tu nous as avoué tout à l'heure que tu ignorais qu'on avait survécu. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?

C'était maintenant au tour de Saalyn de parler. Elle en avait l'habitude. Ce n'était pas la première fois qu'elle prenait la parole en public. Aussi elle commença sans la moindre hésitation.

— Il y a quelques douzains, Naim, ma compagne actuelle de voyage, s'est présentée à l'ambassade d'Helaria à Sernos avec quelques objets : une bague d'apprenti et un bracelet d'identité. Les deux appartenaient à Dercros.

— Ils n'étaient pas sur son cadavre, fit remarquer Dalanas.

— En effet, quelqu'un les avait pris. Mais nous ignorons qui et pourquoi. Mais je sais où ils étaient passés.

Elle se tut un instant pour bien attirer l'attention du public.

— Ils ont été pris sur son cadavre par une fillette terrorisée.

Les doigts de Ciarma se crispèrent sur les bras de son fauteuil au point de faire blanchir les articulations.

— Je n'ai rien pris sur Dercros, se défendit-elle, je portais Ivan dans les bras.

— En effet, toi tu n'as rien pris. Mais tu n'étais pas la seule fillette présente ce jour-là.

— Ana était avec moi, confirma Ciarma d'une voix sourde.

— Anastasia, sans vraiment réfléchir à ce qu'elle faisait, je suppose, s'est emparée de ces deux biens, ce qui m'a permis aujourd'hui de savoir ce qu'elle est devenue.

— Tu m'a annoncé tout à l'heure qu'elle est vivante, murmura Ciarma. Est-ce vrai ?

— Oui, elle est vivante, confirma Saalyn.

— Où est-elle ?

Saalyn se tourna vers Naim, l'invitant d'un geste à parler.

— En Orvbel, répondit Naim.

— En Orvbel ! C'est impossible ! Nous sommes allés enquêter là-bas. On ne l'y a pas trouvée.

— Avez-vous fouillé le harem ? s'enquit Saalyn.

— Non bien sûr. Mais nous n'avions que six ans lors de cette attaque. Le roi Brun ne possède quand même pas des concubines aussi jeunes.

— Certaines d'entre elles arrivent très jeunes au palais. Elles restent plusieurs années avant que Brun ne les accueille dans son lit. En attendant, le harem se charge d'elles et elles reçoivent une bonne éducation.

— Et donc c'est là-bas qu'elle vit ?

— Sous le nom de Mericia, confirma Naim.

— Mericia ! s'écria Atlan. J'ai rencontré une femme portant ce nom.

— Où ça ? demanda Saalyn.

— Au nord de l'Orvbel, lors de l'attaque de ce monstre qui ressemblait à une mante religieuse géante. Elle était accompagnée d'une jeune femme qui s'appelait Deirane.

— Il doit s'agir d'elle, confirma Naim. Deirane parle souvent de sa rencontre avec un beau Sangären, fils de Mudjin.

— Et tu ne l'as pas reconnue ! s'écria Ciarma.

— Elle avait peur de nous et s'est réfugiée au milieu des gardes rouges quand ils nous ont rattrapés.

— De plus, si je me souviens bien de ton rapport, cette Deirane accaparait toute ton attention, le taquina Dalanas.


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