XV. Doragen
Laborieusement, Dursun descendait l'escalier. La première partie de chaque étage, jusqu'au palier intermédiaire, qui longeait le mur du harem était facile. La seconde partie, sans rambarde qui lui aurait permis de se raccrocher à quelque chose, représentait un obstacle insurmontable. Après avoir examiné la volée de marches qui l'attendait, elle se décida. Elle vérifia autour d'elle, personne n'était présent. Avec le froid ambiant et l'annonce que la maladie avait atteint le palais, la plupart des concubines se calfeutraient dans leur appartement. Tant mieux, quitte à être ridicule, autant le faire sans public. S'aidant de sa béquille, elle s'assit sur la première marche. Puis elle la lâcha. La béquille dégringola jusqu'au palier suivant. Enfin, elle descendit degré après degré en se laissant glisser sur les fesses.
Elle ramassa sa béquille et entreprit de se remettre debout. La tâche s'avéra encore plus complexe qu'elle s'y attendait. Après plusieurs tentatives, elle renonça. Pourquoi avait-elle voulu rejoindre sa chambre seule ? Quand elle avait quitté la suite de Deirane, Loumäi était en train de s'affairer à tout ranger. Avec l'absence de Deirane qui avait été transportée à l'infirmerie, elle n'avait pas grand-chose à faire. Si elle le lui avait demandé, la domestique l'aurait aidée. Voire, elle aurait aussi pu loger dans l'appartement, bien plus confortable que sa chambre de chanceuse. Mais il y avait cette nouvelle qui avait aménagé à deux chambres de la sienne.
Elle se mit à pleurer de rage face à son impuissance devant un simple escalier. Terel avait fait d'elle une handicapée, dépendante des autres. Elle imagina un instant ce qu'elle lui infligerait si elle se retrouvait un jour seule en sa compagnie. Pas grand-chose en fait. La concubine était plus grande, plus musclée et en bonne santé. Ce serait elle, Dursun, qui prendrait une correction si l'occasion se présentait. Elle refit une tentative tout aussi infructueuse que les précédentes.
— Attends, je vais t'aider.
La voix dans son dos lui était inconnue. Pourtant elle pensait avoir rencontré toutes les occupantes du harem.
Délicatement, des mains l'attrapèrent et la soulevèrent. En accompagnant l'effort de sa jambe valide, elle se releva. Puis, elle s'accrocha aux bras salvateurs le temps de retrouver son équilibre. Ceux-ci l'enlacèrent afin de mieux la retenir.
— Je te tiens, tu ne tomberas pas.
Elle s'abandonna un moment à l'étreinte. La personne derrière elle était... confortable. Ce fut le premier mot qui lui vint à l'esprit. Concubine ou domestique ? Elle baissa les yeux sur les deux bras qui l'entouraient. Des manches de velours bien épaisses les masquaient, mais le dos des mains présentait le noir profond des Naytains. Cela n'avait rien de surprenant, les ressortissants de ce pays représentaient à eux seuls un quart des occupantes du harem.
Dursun se dévissa la tête pour découvrir l'identité de sa sauveuse. Elle était grande, comme tous les natifs de la théocratie, des cheveux longs et frisés et un visage adorable. Par certains côtés, elle rappelait Dovaren.
— Merci, dit Dursun.
— C'est normal, nous devons nous entraider entre concubines.
— Tout le monde ne partage pas cet avis.
Cette inconnue lui sourit.
— Tu n'as pas l'air pressée de te dégager, remarqua la nouvelle venue.
— L'épreuve a été dure, j'ai besoin de souffler un peu.
— Tu devrais faire attention, je pourrais en profiter.
Que... Cette déesse lui faisait-elle comprendre qu'elle partageait les mêmes penchants qu'elle ? Voilà qui promettait des moments agréables.
— Ne te gêne pas. Profites-en tout ton saoul. Après que tu m'as sauvé la vie, tu as droit à une récompense.
— Une bien belle récompense pour un bien petit effort.
Elle glissa les mains sous la tunique de Dursun, exposant la peau au froid ambiant, mais la chanceuse n'en avait cure. Elle ne s'occupait que des mains douces qui la caressaient. La Naytaine remonta ses vêtements jusque sous les seins. Dursun releva le bras pour qu'elle pût continuer à la déshabiller.
— Tu es sûre de vouloir faire cela ici, plaisanta l'inconnue, dans un couloir en plein milieu du harem ?
— Tu disposes d'un meilleur endroit ?
— Ma suite se trouve juste à côté. Et elle est chauffée.
Dursun se retourna afin de regarder sa sauveuse en face. Sa grande taille, sa silhouette fine sans être maigre, son visage adorable aux lèvres pleines, tout en elle accentuait cette ressemblance avec Dovaren, cette chanceuse magnifique qui avait fait partie de leur groupe avant que les actions de Brun ne la poussassent au suicide.
— On y va ? demanda Dursun.
— Suis-moi.
Elle lâcha Dursun et lui prit la main.
— Attends ! Nous ne connaissons pas encore. Mon nom est Dursun.
— Je sais. Je m'appelle Doragen.
Incroyable. Même le nom évoquait Dovaren. Toutes les hésitations qui auraient pu la bloquer tombèrent. Elle se laissa entraîner sans la moindre résistance par cette sublime hétaïre.
Doragen se tourna face à Dursun allongée juste à côté d'elle. Elle se souleva sur un coude, admirant le corps de la jeune femme offert à ses regards.
— Je n'avais jamais vu quelqu'un comme toi avant, dit-elle pensivement.
— Comme moi ! Comment ça ?
— Quelqu'un avec ta silhouette, cette forme de visage, d'yeux ou ce teint de peau si singulier. Même tes cheveux, ce noir profond et brillant à la fois, je ne connaissais pas. Tu mets quelque chose pour leur donner cet éclat ?
Dursun se demanda un instant si ce n'était pas sa couleur de cheveux qui avait attiré la Naytaine. Le noir revêtait pour ce pays une signification particulière. Il constituait un symbole de chance et de pureté alors les humains de la vallée de l'Unster l'associaient au malheur. Cet aspect se retrouvait jusque dans leur architecture qui utilisait préférentiellement une pierre sombre pour leurs édifices religieux.
— Je n'ai rien fait, ils sont comme ça naturellement. Un bon brossage le matin après le réveil et c'est tout. Ce sont deux fillettes qui s'en chargent, elles adorent ça et j'aime qu'on s'occupe de moi.
À son tour, Dursun se tourna vers sa partenaire.
— Et toi. Je ne t'ai jamais vue, alors que ça fait trois ans que je vis dans ce harem.
— C'est parce que je ne suis arrivée que depuis quinze jours.
— Cela ne m'éclaire pas. Je loge dans l'aile des chanceuses et le seul appartement attribué l'a été à une femme qui ne te ressemble pas du tout. D'accord, je n'y dors pas souvent. Mais j'y passe régulièrement.
— Une chanceuse ? Qu'est-ce que c'est ?
— Les nouvelles concubines qui n'ont pas encore couché avec le roi.
— Ah ! Il y en a dans ce harem ? J'ai connu le roi le soir même de mon arrivée. Si je comprends bien, tu es ici depuis trois ans et tu ne l'as toujours pas rencontré. Pourquoi ?
— Je suis trop jeune. J'avais neuf ans quand je suis arrivée.
Doragen détailla le corps de Dursun, qui s'allongea sur le dos et cambra les reins sous l'examen. Le regard remonta depuis les pieds jusqu'à la tête, s'arrêtant un instant sur les parties qu'elle préférait.
— Il ne sait pas ce qu'il perd. Si j'étais lui, je te convoquerais immédiatement.
— Je ne suis pas pressée, lâcha nerveusement Dursun.
— Oh ! Cela ne semble pas te plaire.
— C'est un homme ! J'aime les femmes.
— Tu es exclusive. Je vois le problème. Moi j'apprécie les deux, même si j'ai une préférence pour les femmes.
Dursun ferma les yeux.
— Comment ça s'est passé ? demanda-t-elle.
— Avec le roi. Très bien. Quand on m'a présentée à lui, je me suis montrée franche et je lui ai parlé de mes penchants. Il a aussitôt décidé que je partagerai son lit le soir même.
— Tu as pris la place d'une concubine ?
— Pas exactement. Celle qui aurait dû lui offrir du plaisir était là aussi. Et il a commencé par nous regarder avant de nous rejoindre. Elle était magnifique et semblait expérimentée, mais j'ai eu l'impression qu'elle ne disposait pas de toute sa tête.
— Il a dû te donner à Niode.
— Je crois que c'est le nom qu'il a utilisé en effet.
Dursun se retourna vers Doragen.
— C'est cela qu'il me faudrait. Seule, je pense que je paniquerai. Mais en compagnie d'une personne de confiance, je pourrais y arriver. Avant, j'espérais que Deirane me rendrait ce service.
— Deirane ?
— Pardon Serlen.
— La femme avec le rubis sur le front et les diamants sur le visage ? Tu la connais ?
— C'est ma cheffe de faction. Avec Serlen, j'en serais capable. Elle possède une sorte de pouvoir. Quand on est avec elle, on est confiant. On a l'impression que tout va réussir. Et elle m'accompagnerait si je le lui demandais. Mais elle n'aime que les hommes et c'est pour elle que se serait difficile. Niode n'est pas comme ça, mais le regard qu'elle porte sur la vie à quelque chose de rafraîchissant. Et contrairement à Serlen, elle apprécie ça. Et ce qui serait pour Serlen une épreuve sera pour elle un moment de plaisir.
— Tu parles de magie ?
— Je parle d'amour.
— Et moi ? Je ne te fais pas cet effet ?
Devant le silence de Dursun, elle en déduisit la réponse.
— On ne se connaît pas depuis assez longtemps, c'est ça ? Et si j'en juge par ce que je vois devant moi, on n'aura pas le temps d'approfondir suffisamment notre relation avant que le roi ne te mette dans sa couche. En public, tu as beau jouer les adolescentes immatures, il ne sera pas dupe éternellement.
— Tu ne m'en veux pas ?
— Comment le pourrais-je ? J'ai l'impression que tu ressens ça comme un viol.
Dursun soupira de soulagement. Elle avait peur que sa déesse ne lui tienne grief de son manque de confiance.
— Je pense avoir une solution, reprit Doragen.
— Une solution ? Comment ça ?
— Je détiens quelque chose qui pourrait t'aider.
— Tu sais comment me faire échapper à l'épreuve ?
— Non. Je ne possède pas ce pouvoir. En revanche, je peux faire en sorte qu'elle se passe bien.
— Comment ?
Doragen sortit une petite boîte en pin du tiroir de sa table de nuit. Elle en tira quelque chose avant de la ranger. Elle tendit la main, doigts ouverts, vers Dursun.
— Prends ça, l'invita-t-elle.
Dursun regarda. Dans la paume, elle vit une pastille translucide aux reflets verts.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Tu la mets sous la langue et tu la laisses fondre.
— Ce n'est pas dangereux au moins ?
— J'en consomme souvent. Ai-je l'air étrange ?
— Non, répondit Dursun en riant.
Elle saisit la dragée entre le pouce et l'index, comme si elle avait affaire à un diamant, et l'examina un moment.
— Qu'est-ce que ça fait ?
— Ça transforme n'importe quelle sensation en plaisir.
— Tu es vraiment sûre que c'est sans risque ?
Pour la décider, Doragen en prit une deuxième dans la boîte et la porta à sa bouche. Rassurée, Dursun l'imita. Puis elle s'allongea sur le dos et attendit. Les yeux braqués sur le plafond, elle ne vit pas sa partenaire d'un soir glisser sous le matelas la pastille qu'elle avait gardée dans la main sans l'avaler.
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